Wednesday, August 3, 2022

Suite à la française : "Des perles aux cochons" (troisième partie)


III.

                           "Mais le cochon reste où il mange.
                            Il ne perd pas une bouchée.
                            Il ne remue pas, avec moins d’aise, la queue.
                            Tout criblé de grêlons, c’est à peine s’il grogne :
                            Encore leurs sales perles !"

Jules RENARD
Histoires naturelles

– "Cela ne fait que croître et embellir..."

  C’était le mot de monsieur le curé lorsqu’il passait, tenant le cadre de son vélo d’une poigne d’autant plus ferme qu’il était peu rassuré sur cette route de campagne, en pente douce mais traîtresse, sinueuse, lorsqu’il lui arrivait de passer devant la ferme de Robert – monsieur le curé dont les paroissiens, goguenards, disaient qu’il ne faisait "que cloître et en bénir".
  Depuis le bord du chemin, bien entretenu et à la barrière curieusement renforcée, repeinte à neuf et doublée d’une épaisse haie de laurier-sauce, assez haute pour décourager les promeneurs indiscrets – à défaut de voisins en vis-à-vis, le plus proche étant à au moins un quart d’heure de marche, en direction du village – depuis la façade du corps de ferme en belle brique rouge, avec des pierres d’angles aux tons de craie, jusqu’aux bâtiments formant les différentes cours où le fermier travaillait, du matin au soir, cela ne faisait décidément "que croître et embellir".

– "Qui l’aurait cru ?"
– "Il n’y a pas un an, j’aurais juré que le toit du grenier rejoindrait bientôt le plancher de la cuisine..."
– "Sacré Robert ! Il ne veillait que sur son élevage."
– "Oui, ses cochons..."
– "Toujours à prendre soin d’eux, à les nourrir..."
– "À les engraisser !"
– "Il ne prenait soin de rien d’autre... Ni de lui-même, ni de son intérieur."
– "Il ne prenait même pas de nouvelles, ni de sa femme, ni de son fils."
– "Sa femme ? Ha ha ! Elle doit être loin !"
– "Et son fils ?"
– "Est-ce qu’on sait... Encore plus loin, si ça se trouve."
– "À une distance pareille, on ne le retrouvera pas…"
– "Au moins, sa ferme et toute sa propriété a fière allure maintenant."
– "Eh ! oui, et... pour le coup, lui-même..."

  Un hochement de tête général entourait ces considérations renouvelées autour du fermier le plus solitaire du canton. Les vieux l’accompagnaient d’un sourire plus ou moins édenté, les plus jeunes gars d’un haussement d’épaules, les vieilles d’un mouvement de menton qui achevait de leur visser le cou entre les épaules.
  Il n’y avait pas à dire : depuis quelques temps, peut-être six mois, peut-être davantage, Robert n’était pratiquement plus le même homme.
  Toujours solitaire, toujours occupé par ses travaux dans la ferme ou par son entretien, on ne le voyait qu’en passant. Rarement, donc, et plutôt à la dérobée. On ne devait jamais compter que sur une conversation de cinq minutes et vingt ou trente mots échangés – plutôt vingt que trente, d'ailleurs – mais on ne pouvait s’empêcher de l’admirer… Curieusement, il paraissait plus grand que son mètre quatre-vingt-seize, déjà imposant, tant il se tenait droit. Les fermiers des environs se souvenaient de son père et de son grand-père, que l’on surnommait déjà "les sapins dans la vallée". Dans le cas de Robert, il fallait en rabattre. N’est pas grand et droit qui veut, mais n’est pas ferme et fort non plus qui ne fait que le désirer…
  Sa silhouette s’était comme redressée, mais sa carrure s’était renforcée. Large d’épaules et de dos, la poitrine profonde, tous les membres bien épais et bien proportionnés, dont les muscles saillants et noueux roulaient sous la peau un peu bronzée, Robert devait peser au moins cent-cinquante kilos – et tout en viande rouge : un bœuf de son poids et de sa force aurait fait saliver d’envie n’importe quel boucher.
  Ce n’était pas encore le plus étonnant. Robert semblait s’éloigner à rebours de la cinquantaine, à mesure que les mois passaient, remontant vers plus de souplesse, plus de force et de vigueur. À peine grisonnants, ses cheveux toujours aussi courts et sa barbe un peu plus fournie étaient remarquablement sombres et drus, abondants, comme luisant au soleil. L’ensemble restait uni. Ce n’était plus un jeune homme, bien sûr, mais on ne lui prêtait plus son âge si généreusement.

– "Eh ! tout de même, n’a-t-il pas cinquante ans bien comptés ?"
– "Euh, heu... cinquante... et le pouce."
– "On lui donnerait moins."
– "Sans doute, sans doute... Et il nous le rendrait bien !"

  En somme, le fermier faisait l’admiration de tout le canton – admiration baignée de jalousie à s’y noyer, mais pas plus malveillante pour autant, et qui multipliait les allées et venues "en voisins" autour de sa ferme, pour que chacun puisse au moins le contempler à loisir et apporter sincèrement son opinion dans les conversations qui reprenaient, de temps à autres, à son sujet.

– "Je l’ai encore vu monter sur le toit d’un des bâtiments bas, là où il fait rentrer ses petit porcelets chaque soir pour qu’ils dorment à l’abri."
– "Pour qu’ils s'engraissent !"
– "Il a complètement refait la toiture. Poutres et tuiles, et le coffrage."
– "Tout seul ?"
– "Eh ! oui... Comme tout ce qu’il fait."

  Les hochements de tête reprenaient, d’un mouvement unanime.

– "Sacré gaillard ! Je me souviens d’en avoir fait le tour, il n’y a pas un an de ça. C'était triste. On aurait plutôt compté les tuiles par terre, et ses cochons auraient vu plus de ciel que de toit, s’il avaient levé les yeux de leurs mangeoires !"
– "Penses-tu, penses-tu..." haussait-on les épaules. "C’est quand même pas d’aujourd’hui que Robert sait s’occuper de ses porcs. Ils étaient tous occupés à se repaître..."
– "Pour qu’ils s'engraissent !"
– "Alors, moi ! ce qui m’étonne, c’est que son toit tienne le coup... Parce que, tout de même, Robert, ce n’est pas exactement un sac de toile avec de la plume !"
– "Ah, pour ça... On ne trouverait pas fiers de croiser des canards après qu’il nous ait marché sur les pieds."

  Des mouvements de menton accompagnaient les hochements de tête.

– "Sacré gaillard !"
– "C’est comme s’il avait trouvé une nouvelle jeunesse."
– "Ouais... Pas taiseux pour ne rien dire, Robert !" ajoutait un plus malin que les autres, avec un clignement d’œil rapide qui lui tenait lieu de long discours. "On ne croit pas si bien dire qu’on en croirait pas ses yeux... Il a dû s’en trouver, une nouvelle jeunesse. Parfaitement ! Une comme il faut, avec tout bien, tout ce qu’il faut, là où il faut et pas ailleurs qu’à portée de ses larges pattes d’ours..."
– "Teu, teu, teu ! Ça se saurait."
– "On l’aurait vu."
– "On y serait même retournés pour mieux la voir..."

  Si amusante que soit cette suggestion, personne n’y croyait. D’un bout à l’autre de la salle, tout le monde en riait.

– "Sacrés gamins ! Vous vous croyez malins. Eh bien, vous n’y êtes pas du tout..." corrigeait une vieille qui tricotait dans son coin, et dont les doigts n’étaient pas moins rapides et précis que les paroles. "Qu’est-ce que vous auriez vu, d’abord ? Moi, je l’ai vu, moi qui vous parle."
– "Hein ! qui ?"
– "Allons, un peu de bon sens. Tout gaillard qu’il est, Robert ne peut pas s’occuper en même temps du toit et des cochons qu’il abrite sous son toit. On ne peut pas être à la fois au four et au moulin, et au bois, et au jardin. J’ai vu celui qui l’assiste dans ses travaux, qui fait sortir les cochons et qui les fait rentrer. Et qui les nourrit. Et qui les nourrit bien. Oui, je l’ai vu."
– "Aha ! Vous avez de bons yeux, Micheline."
– "Mais... Vous dîtes celui qui...?"
– "Dame ! Elever des cochons, c’est l’affaire d’un jeune gars."
– "Tiens donc."
– "Oui, un jeune. Assez beau garçon..." précisa-t-elle, sans lever les yeux de son ouvrage. "Pour le peu que j’en ai vu, un gars bien bâti, bien élevé. Il était à ce qu’il faisait. Moi, je m’en venais pas là pour déranger. Avec ça que j’en avais assez vu pour reprendre la route à mon idée. Pas dégourdi mais ça viendra toujours en le faisant. Bien sur ses jambes, et à sa place, et pas plus bavard qu’il en faut. Tout-à-fait ce qu’il fallait pour ce sauvage de Robert."
– "Sans doute, sans doute..."

  Cette évocation de Quentin par une paysanne si avisée, qui l’avait aussi bien crayonné "à son idée", laissait perplexe.

– "Tout de même..."
– "Ah ! oui, tout de même..."
– "C’est curieux aussi qu’on ne l’ait pas vu."
– "Oui... C’est curieux."
– "Enfin, il est comment ?"
– "Comment, quoi ? Comment il est ? Il est comme je vous dis..." répondit la vieille en allongeant les lèvres. "Un beau gars... Oui. Grand, bien bâti, et, ma foi, bien portant..."

  Cette description, à peine esquissée, fut accueillie avec un long murmure surmonté de sourcils levés comme autant de parasols ouverts. Dans tout le village, on savait que la mère Micheline estimait qu’un garçon de quinze ans mesurant un mètre quatre-vingt-cinq et pesant cent-vingt kilos était peut-être "sain et frais", mais "quelle tristesse qu’il soit aussi chétif !" Elle concluait que "ses parents devraient veiller à le nourrir convenablement".
  Selon elle, c’était "pitié" pour une jeune fille à marier, lorsque son fiancé n’avait pas besoin de baisser la tête pour entrer dans sa cuisine, et c’était "inacceptable" s’il mettait fin à son repas après seulement quatre assiettes de viandes en sauce, quatre assiettes de pommes de terre, de frites ou de pâtes fraîches, et six ou sept grandes assiettes de desserts, sans compter le potage en entrée, le plateau de fromages et quelques entremets variés pour le faire patienter avant le plat suivant...
  Elle ne se gênait pas pour se moquer de ceux qui ne déboutonnaient pas jusqu’à leur dernier bouton de chemise et de pantalon, à table, au moins à la fin de chaque repas. "En voilà, des manières !" disait-elle avec un air de dégoût. "Dites-moi un peu, quand on est une jeune fille de bonne famille ! À quoi bon épouser des boutonnés pareils ? Que peut-on en attendre au-dessous de la ceinture, si ces benêts ne la font jamais passer d’un cran à l’autre ? Autant ne pas entrer en ménage !"
  Le jeune fermier que Robert hébergeait devait être un véritable colosse, et avec un appétit d'ogre, pour avoir l’honneur d’être ainsi considéré comme "bien portant".
  "Bien portant..." murmurait-on. "Bien portant" ? On n’en revenait pas. Un tel compliment, de la part de Micheline, était un éloge à faire annoncer dans tout le canton, par le crieur public. On l’aurait fait imprimer sur les faireparts du mariage ! On l’aurait fait répéter par le prêtre, pendant la cérémonie. Enfin, on aurait pris ses dispositions à l’avance, avec le notaire et le marbrier, pour le faire graver sur sa tombe.
  Au fait, personne n’y avait jamais songé. On ne pouvait pas s’attendre à une telle annonce. La foudre aurait causé moins de surprise, en tombant soudain sur les bûches de la cheminée. Micheline avait toujours trouvé les hommes – tous les hommes ! – trop maigres, fluets, menus, efflanqués, frêles, grêles, gringalets, pâlots, chétifs, étriqués, émaciés, décharnés, délicats, transparents, diaphanes, secs, râpeux, noueux, osseux enfin, pour ne pas dire squelettiques...
  "Maigrichon", pour ceux du canton qui étaient familiers avec son langage, était une faveur qui se comptait pour beaucoup. Un homme ne manquait jamais de faire savoir que Micheline le trouvait seulement "maigrelet", si un pareil honneur lui était réservé. On le voyait poser en bras de chemise, sur les chemins, le gilet largement ouvert et les mains dans les poches pour présenter aux passants sa panse bien rebondie, sous son meilleur jour.

– "Tout de même..."
– "Oh ! Ho ! Tout de même..."
– "Vous dites qu’il est... bien portant, Micheline ?"
– "Assurément. Si je vous dis que Robert le traite bien. En voilà un qui ne laisse pas ceux qui l’assistent mourir de faim, au moins !"

  Après la longue houle de sourcils levés, ce fut un effondrement général de mâchoires... Il ne faisait aucun doute que le jeune homme "ne mourait pas de faim" ! Il devait au moins manger comme quatre, et plutôt comme quatre loups voraces que comme quatre employés de ferme ! On avait du mal à se représenter les repas qu’il devait engloutir. Il devait être encore nourri comme quatre lorsqu’il se disait "rassasié". Le malheureux... Il n’en fallait pas moins pour que la vieille Micheline en fasse son compliment à Robert, envers qui elle ne s’était jamais montrée tendre, d’ailleurs.
  Décidément, cette ferme isolée, qui n’avait jamais particulièrement attiré de convoitises, excitait maintenant la plus vive curiosité.

– "Sacré Robert, alors !"
– "Sacré Robert !"
– "Il nous en cache encore, des choses... l’air de rien."
– "L’air de rien, oui."

  Depuis quelques temps, on s’était plutôt étonné de voir Robert souriant lorsqu’il reconnaissait un visage familier devant la barrière de sa ferme, ou passant sur la route devant chez lui.
  Ce n’était pas comme s’il se montrait particulièrement ravi de voir venir à lui des visiteurs, qu’il laissait repartir après quelques mots toujours polis et parfois presque aimables – mais puisque c’était le plus sûr et le plus court moyen de les faire déguerpir...

– "Sacré Robert !"

  Invariablement – et faute de mieux, puisqu’on ne savait jamais comment aborder ce fermier qui, d’un coup de patte, pouvait vous faire tomber la tête la première dans le fossé... de l’autre côté de la route – on admirait le bel état de la maison, fraîchement repeinte et nettoyée, la belle tenue de la cour de ferme et le bel embonpoint des cochons que l’on pouvait voir.
  C’était tout, et c’était peu. On s’en contentait – mais puisqu’il y avait une présence dans la ferme maintenant, inattendue, et qui expliquait tous ces brillants changements...

– "Sacré Robert, alors !"
– "Sacré Robert, toujours occupé après ses cochons..."
– "À les engraisser !"
– "Ouais, ouais..." clignaient-ils de l’œil, les uns comme les autres, avec un sourire entendu. "Cela ne fait que croître et embellir."

■ ■ ■

– "Cela ne fait rien... Laissons dire !" se disait justement monsieur le curé, en reprenant la route.

  Il faisait nuit noire... "La Combe à lait" – c’était le nom du lieu-dit où se trouvait, en cherchant bien, la ferme de Robert – disparaissait dans la brume. Depuis la sortie du village, la route n’était plus éclairée. L’air était vif. La lune apportait seulement une touche de blanc dans les ténèbres, barbouillée par les nuages, et qui n’éclairait rien.
  Ce n’était pas une promenade d’agrément, mais il fallait bien rentrer au presbytère. Avec un peu de chance, il y serait dans une heure. Un bon feu l’attendrait dans la cheminée, avec un bol de lait chaud. En attendant, il pédalait littéralement dans la ouate, sans bien distinguer les courbes ou les obstacles sur son chemin.

– "Une torche électrique... Un peu de lumière... Juste un peu de lumière." répétait-il. "Ah ! Ça, c’est trop fort."

  Une camionnette roulait en sens contraire. À contresens, et trop vite, pour ne rien arranger. Pire encore, elle venait de prendre un virage très serré, brusquement. Il était évident que le conducteur ne connaissait pas les environs. En évitant le cycliste, d’extrême justesse, en freinant et en contrebraquant vivement, il évita aussi de verser dans le fossé.
  Surpris par cette rencontre, devant le véhicule à l’arrêt, le curé s’étonna lui-même de ne pas servir à ses occupants une bordée d’injures pour leur conduite. Ou leur inconduite. Ce serait toujours ça de moins à confesser pour lui. Il était encore pétrifié de stupeur.
  La vitre s’abaissa. Le conducteur était accompagné par une jeune femme qui fit un signe pour l’inviter à s’approcher. Deux autres hommes devaient être assis derrière, aussi peu confortablement que possible. On ne pouvait que deviner des silhouettes noires sur fond de nuit noire...

– "Bonsoir, monsieur le curé ?"
– "Bon... Bonsoir..."
– "Vous pourriez nous renseigner ? On est un peu perdus sur cette route."
– "Sans doute... Où voulez-vous aller ?"
– "On cherche..." La jeune femme se tourna vers le conducteur. Elle tenait un plan et le porta vers la lumière. "La Combe à lait. C’est loin d’ici ?"
– "Comment, la Combe à lait ? Mais vous y êtes !"
– "Sans déconner ?"
– "Mais..." Le curé n’aurait pas su quoi répondre à une telle question. "C’est que le village est dans cette direction. Voyez... Continuez tout droit, vous croiserez la route départementale. C’est indiqué."
– "Oui, mais non... nous sommes déjà passés par là."
– "Qu’est-ce que vous cherchez, alors ?"
– "Une maison. Une maison de maître. Ou une ferme…"
– "Euh, les fermes, dans le coin, vous savez... Ce n’est pas vraiment ce qui manque. Tout de même..."
– "Une ferme un peu isolée... Vous voyez ?"
– "Isolée ? Isolée... Il y a bien la ferme de Robert, si vous voulez. Mais, de l’avis général, c’est pratiquement moins une ferme qu’un terrier."
– "Un terrier ? Il élève des lapins ?"
– "Non, non... Des cochons. C’est tout de même autre chose."
– "Pourquoi vous parlez de terrier, alors ?"
– "C’est plutôt pour le fermier. Robert. C’est le genre... ours, comprenez-vous ?"
– "D’accord." La jeune femme semblait réfléchir. "Et... c’est où ?"
– "Oh... Pas loin. C’est par là."
– "Par là ? On ne voit rien par là."
– "Oui. Évidemment, dans la journée, ce serait plus facile à trouver. C’est un peu au milieu de nulle part, et pas très visible depuis la route. Enfin, c’est l’endroit que vous cherchez ?"
– "Ça se pourrait. Vous avez dit que c’est une ferme avec des cochons."
– "Ah, oui ! Un bel élevage de cochons."
– "Alors c’est là."

  Le curé trouvait un peu étrange que la nature de l’élevage serve de point de repère à des jeunes gens qui avaient tout l’air d’être des citadins. Une ferme avec des cochons. Si encore c’étaient des oies, on les entendrait de loin ! Mais puisque c’était là qu’ils voulaient aller...

– "Avez-vous une lampe ? Je peux vous montrer."
– "Tenez."

  La jeune femme tendit au curé une torche électrique, exactement ce qu’il avait souhaité tenir dans ses mains depuis que la nuit était tombée. Il en aurait eu les larmes aux yeux.

– "Voilà... Vous suivez ce chemin, et vous tournez à droite après ce gros chêne. Et encore à droite, plus loin. C’est très dissimulé. On ne distingue pas bien les croisements, à cause des buissons de ronces..."
– "Parfait. Nous y serons bientôt ! Bonne nuit, monsieur le curé."
– "Bonne nuit..."

  En les voyant s’éloigner, le curé leur faisait encore de grands gestes avec sa lampe. Il ne se sentait pas aussi soulagé qu’il aurait pu l’être... Était-ce parce qu’en l’écoutant s’exclamer "Nous y serons bientôt !" sur un ton qui aurait mieux exprimé "Nous y serons enfin", il avait deviné comme une lueur mauvaise dans ses yeux ? Les compagnons de cette jeune femme, qui n’avaient pas dit un mot, semblaient du même avis.

– "Tout de même, c’est curieux..."

  Cela faisait deux fois, dans une même soirée, qu’on parlait de Robert en sa présence, et de sa ferme et de ses cochons. Passe encore pour les gens du village, cancaniers comme des oies, mais des inconnus ? Et rencontrés dans des circonstances pour le moins ténébreuses ?

– "Oh, cela ne me dit rien qui vaille..."

  Se décidant tout-à-coup, il tourna son guidon et se mit à les suivre. La lumière des feux arrière de leur camionnette était juste assez puissante pour qu’il se repère.

– "Eh bien, mais... Je m’en doutais. Ils se trompent... Il fallait tourner. Les voilà qui partent tout droit."

  Dans ces conditions, il n’avait plus qu’à reprendre sa propre route. À quoi bon tenter de les rattraper pour les remettre dans le droit chemin ? Il les voyait s’éloigner. Le conducteur devait avoir des habitudes citadines avec la boîte de vitesses et l’accélérateur.

– "Eh ! Seigneur, qu’y puis-je maintenant ? Tant pis pour eux... Pourtant, la ferme de Robert n’est pratiquement qu’à un jet de pierres. Eh ! Mais... ça me ferait même un raccourci, à moi."

  En s’engageant prudemment entre deux buissons de ronces, tenant la lampe dans sa main, contre le guidon, il vit bientôt l’épaisse silhouette maçonnée de la ferme qui attirait tant l’attention des uns pour échapper à celle des autres.
  Il y avait de la lumière dans la cuisine, mais on n’en devinait qu’une fine lame de clarté entre les contrevents solidement clos. Sans raison précise, cet éclairage de meurtrière lui inspirait une sorte de crainte. Le curé sentit un frisson courir le long de son dos, comme la caresse d’un fantôme aux mains de glace.

– "Même pour moi, qui connais bien l’endroit, et depuis longtemps..."

  Il fut interrompu dans ses pensées par une rumeur inattendue.

– "BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRP !!!"

  Le curé, épouvanté, faillit perdre le contrôle de son modeste véhicule, et donner la tête la première contre le premier tronc d’arbre venu... Interdit, incertain, il attendit un instant. Ce n’étaient pourtant pas les cochons, si bien nourris et bien repus soient-ils à une heure aussi avancée de la nuit, qui auraient pu pousser un cri pareil.
  Il était bien temps de rentrer. Il avait suffisamment erré dans la nuit.

– "Décidément, décidément... Ainsi soit-il. Cela ne me dit rien qui vaille."

■ ■ ■

  Dans la cuisine, Robert coupait des quartiers de pommes de terre avec son couteau, avant d’en faire de petits cubes assez réguliers pour les mettre à rissoler dans une énorme poêle, gorgés de graisse de cuisson, avec quelques poignées d’oignons frits déjà délicieusement réduits, brunis et comme frétillants de beurre. Une abondance de lardons était prête à les rejoindre. Leur monticule blanc et rose occupait tout un plat de porcelaine.

– "C’est bientôt prêt ?"

  Dans cette voix douce, juvénile et virile, comme confortablement posée dans un registre de baryton grave, pointait une légère touche d’inquiétude accompagnée d’une touche d’impatience. Ainsi, la voix de Quentin pouvait être comparée, en cet instant, à un bouillon riche et onctueux où de petits éclats de croutons dorés surnageaient dans le velouté à la crème.

– "Encore deux ou trois patates à peler, et j’ajoute les lardons... Tu as fini ton omelette ?"
– "Presque, presque... J’avais juste besoin de respirer un peu."

  Le fermier entendit un bruit de couverts précipité, en mouvements furtifs et suivi d’une déglutition quelque peu forcée terminée par un claquement de langue. En tournant la tête, il ne vit qu’un grand plat posé sur la table, parmi d’autres grands plats, tous parfaitement nettoyés, encore luisant – pour le dernier d’entre eux, au sommet – de beurre et de fromage fondu.
  Quentin réclamait déjà.

– "Bon ! Alors elle est où, l’omelette suivante ?"
– "Je te la prépare après ce plat de pommes de terres sautées."
– "Et les quiches ?"
– "Elles sont au four. Encore une dizaine de minutes."
– "Et le rôti ?"
– "Dans l’autre four. Je vais l’arroser de jus dans un moment."
– "Et les saucisses, alors ?"
– "Dès que je t’aurai servi cette poêlée… Ne me dis pas que tu as faim."
– "Justement, j’ai faim !" appuya Quentin. "J’ai faim, j’ai faim, j’ai FAIM."

  Robert répandit les lardons dans la poêle, en riant.

– "Bon appétit, mon petit Quentin ! Tu te rends compte que ça te fait déjà la sixième omelette que tu as engloutie, ce soir ? Des omelettes d'une demi-douzaine d'œufs... Après ton premier rôti de porc avec un bon kilo de purée, et deux douzaines de saucisses et quatre boudins... et encore un kilo de purée, sans compter ces deux quiches pour te mettre… en appétit !"
– "Et alors ? Il faut que je mange encore."
– "Sérieusement, tu as faim ?"
– "Toujours. Et puis, même si j’avais pas faim, je veux manger !"
– "Alors mange, mon cochon ! MANGE ! Et régale-toi !"

  À peine resservi, Quentin s’était pratiquement jeté sur la nourriture, en se saisissant à pleines mains de ce qu’il allait dévorer. La bouche pleine, sans se retenir, il grognait et se pressait pour avaler encore et encore.
  En tant que fermier, Robert était fier de le trouver toujours aussi vorace, et de le voir se repaître comme un porc.
  Quelques minutes plus tard, il découpait un magnifique rôti en tranches bien juteuses, tout juste assez fines pour être tartinées de mayonnaise, qu’il avait pris soin de préparer lui-même et qui remplissait un tonnelet placé à côté de Quentin.
  L’atmosphère de la cuisine embaumait du parfum des quiches et du doux bruissement de la friture dans les poêles : d’autres boudins, et encore des lardons, et encore de la pâte pour faire des pommes dauphines.

– "Je suis fier de toi. C’est que tu manges bien, ce soir, mon cochon ! Si tu continues comme ça, je te servirai un chapon entier, demain soir, et farci comme tu aimes..."
– "Hmmmph..." Quentin aurait pu s’étouffer de plaisir, à cette idée, mais il n’en perdait pas une bouchée. "Mais le chapon, ça fait grossir ?"
– "Oh ! Je pense bien ! Un bon gros poulet bien gras..."
– "Hmmmph ! Hmmmph... J’en veux ! Un vraiment bien gros, et rempli de farce, à en éclater... Avec encore de la farce, à côté, juste pour moi ! C’est jamais très gros, un poulet..."

  Robert sourit. Quentin s’efforçait de se montrer toujours aussi goinfre. Il mangeait avec efforts, avec précipitation, pour se gaver comme un porc et le plus possible... À chaque bouchée, son estomac gonflait, s’arrondissait et grossissait presque à vue d’œil. Puis, d’un mouvement qui le faisait se trémousser du nombril jusqu’au gosier, il semblait que toute la masse de nourriture contenue dans son estomac se pressait d’un seul coup dans ses intestins. C’était comme une écluse qui s’ouvrait et restaurait un volume appréciable dans son estomac, que le gros garçon se hâtait de combler en avalant de plus belle. Il semblait bien décidé à engloutir sans cesse !
  En se forçant à s’empiffrer sans retenue, Quentin forçait les mouvements de digestion, qui devaient être assez inconfortables par moments mais qui tendaient la peau de son ventre comme un vrai ballon de baudruche. Il n’y avait aucun moyen de retenir les énormes rots, caverneux et résonnants, qui lui échappaient du plus profond de la gorge.

– "BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRP !!!"

  Robert était fier de lui lorsqu’il rotait aussi grassement.

– "Tu dois commencer à te sentir bien lourd."
– "Hmmmph... Oui, peut-être... Mais je veux encore manger."
– "Alors mange !"
– "Oink oink !"

  Quentin se jetait toujours sur la nourriture que Robert lui servait.
  Il s’était bien empâté. Le fermier lui avait interdit de grignoter ces perles au goût de chocolat blanc, qui lui avaient fait prendre beaucoup de ventre en peu de temps, et ce qu’il considérait comme de la "mauvaise graisse"... Obéissant, le jeune homme avait laissé cette nourriture industrielle et plus artificielle, sans trop de regrets, pour savourer pleinement les bons petits plats copieux que son fermier lui préparait à volonté.
  Ainsi, en travaillant dur à la ferme et en se régalant matin, midi et soir, il avait bien repris le poids que son fermier voulait lui faire perdre : il avait remplacé sa "mauvaise graisse" par de la " bonne graisse", et celle-ci était déjà beaucoup plus abondante partout dans son corps.
  Joufflu comme un porc, le cou élargi et la nuque bien épaissie, Quentin dévorait et soumettait son gosier à rude épreuve.

– "Déjà fini ? Tiens, voici tes quiches."
– "Hmmmph..."
– "Et je te découpe le rôti en tranches fines... Ne les trempe pas trop dans la mayonnaise, il faut que je t’en prépare un autre pot."
– "Oui, j’en veux encore..."
– "Tu vas engraisser."
– "Oui, je vais engraisser... Je VEUX engraisser !"
– "Alors mange !"
– "Avec plaisir... Oink oink !"

  Depuis quelques jours, Quentin n’était plus assis sur une chaise mais sur un banc. C’était plus prudent... Rose et blanc, le corps luisant de sueur et un peu bronzé, il était toujours nu lorsqu’il était à table – à son aise.
  Robert avait eu l’idée de caler des gros volumes de la vieille encyclopédie familiale, sous les pieds de la table, pour rehausser et rapprocher les plats que Quentin engloutissait : il devait lever les bras et les coudes pour saisir la nourriture, ce qui était plus fatigant, mais il se tenait droit pour manger lorsque son ventre rond et bien rempli aurait repoussé le bord de la table trop loin de lui. Le plateau était presque posé au sommet de son estomac.
  En posant de nouveaux plats sur la table, Robert considéra comment son garçon se tenait assis en s’empiffrant. Il caressa doucement sa poitrine douce et bien arrondie, pressa un peu son flanc bien en chair et vint le soupeser au niveau de son nombril.

– "Comme tu manges bien, Quentin... C'est très bien. Tu vois, ton ventre prend du ventre !"
– "Il faut que tu le nourrisses aussi, alors ! Je veux un gros ventre rond et bien en chair, et qu’on puisse lui dire qu’il a grossi..."
– "Alors mange."
– "Je mange..."
– "Encore !"
– "Fais-moi manger. Fais-moi avaler, je me sens un peu fatigué..."

  Sans se faire prier davantage, le fermier entreprit de nourrir son petit porc à la grande cuillère, jusqu’à ce que le dernier plat soit nettoyé.

– "BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRP !!!"

  Robert n’était plus seulement fier de son petit cochon. Quentin, magnifiquement nourri et gavé, était infiniment désirable.

– "Et voilà ! Enfin un bon gros porc bien rempli, bien lourd..."
– "Oui, oui... bien lourd." Quentin se caressait les flancs, replets à souhait. "J’ai hâte que tu me trouves vraiment... vraiment lourd !"

  Le jeune homme sourit et jeta un regard, moitié complice, moitié de défi, à son fermier qui n’attendait peut-être que ce moment.

– "On fait l’essai ?"
– "Oui ? Allez, on essaie ! Bouge un peu de ton banc, mon gros..."

  Quentin se dandina quelques minutes pour éloigner son banc de la table et se tourner vers son fermier. Il était presque parfaitement rond, comme une boule de pâte juste un peu affaissée. C’était là qu’il l’attendait. C’était un moment qu’ils attendaient tous les deux... Robert se saisit de Quentin, vivement, et le souleva en le prenant à bras le corps jusqu’à le porter en position debout.
  Le gros garçon était à bout de souffle.

– "Allez, un petit effort ! " murmura Quentin, presque en ronronnant. "On va voir si tu y arrives toujours, gros ours !"

  Robert grognait de plaisir, en pressant les poignées d’amour de son petit cochon, qui s’était rempli la panse aussi copieusement. D’une poigne rude et vigoureuse, il pressa ses flancs abondants puis ses cuissots dodus entre ses bras, et le souleva pendant quelques secondes au-dessus du carrelage de la cuisine.
  Quentin pouvait sentir dans l’épaisseur de sa chair, intensément, la force brute de l’homme qui le portait. Il se sentait lourd, vraiment lourd et tout d’une pièce, vraiment comme une énorme boule de pâte, mais le résultat était là : ses pieds avaient quitté le sol, il avait été porté jusqu’à pouvoir regarder son fermier de haut. Juste un moment. C’était suffisant.

– "Alors ?" demanda Robert, en le retenant doucement.
– "Pas encore assez lourd !" répondit Quentin en rougissant de plaisir. "Tu vois, quand je te disais que je ne suis pas encore assez gros... pas encore assez gras ! Tu arrives toujours à me porter, comme un sac de patates. Repose-moi et installe-moi sur mon banc. Et à table ! Il faut me nourrir encore, et je veux MANGER !"
– "On va pouvoir passer aux desserts."
– "D’accord... Monte un ou deux pots de confiture de plus qu’hier soir. Et en attendant que les crêpes soient prêtes, le flan est prêt ?"
– "Bien sûr. J’en ai mis deux pleins baquets à reposer au frais, ce matin."
– "Je vais commencer avec ça." sourit Quentin en se tâtant les flancs, qui devenaient toujours plus onctueux et débordaient généreusement lorsqu’il était assis. Ou lorsqu’il faisait quelques pas. Ou lorsqu’il travaillait dans la journée. Ou lorsque le fermier le pinçait gentiment pour mieux le tâter et en apprécier la douceur. "Et n’oublie pas le caramel au beurre salé…"

■ ■ ■

  On se disputait dans la camionnette.
  Malgré les indications qui leur avaient été données, ils s’étaient encore égarés par les chemins de terre, et ils n’avaient retrouvé leurs repères qu’en apercevant les panneaux de signalisation qu’ils avaient dépassé des heures plus tôt.

– "C’est pas possible ! On tourne en rond..."
– "Sérieux, on est maudits."

  Ceux qui se lamentaient ainsi occupaient la banquette arrière et le coffre ouvert de la camionnette. Il y avait là, tout d’abord et par ordre de taille, Mahmoud, dit Mammouth. Trop grand, trop fort et trop large pour se tenir sur un siège, il était assis à l’avant du coffre et communiquait avec les autres membres de la bande par la petite vitre ouverte sur l’habitacle. Sur la banquette, Sergio – dit "Serre-joint", dit "Serrano" parce que le jambon n’en menait pas large, en sa présence, surtout en tranches fines – était assis avec Victorien – dit "Victo", dit "Vico", dit "Vic", dit "le Viking". On ne savait plus pourquoi. Ils se disputaient sans cesse, à tous propos. C’était à qui suggérerait de tourner à gauche, de tourner à droite, sans que l’un ni l’autre ait aucune visibilité sur la route et ce qui les entourait.
  Silencieux, taciturne mais attentif, conduisant la camionnette, Matthieu – dit "Matt", dit "Matin-Calme", dit "Échec-et-Mat", dit "Mat-et-pas-Brillant", dit "Mattéo", dit "Mais-t’es-où" (les gens sont méchants...) – finit par leur signifier une bonne fois pour toutes qu’ils avaient roulé toute la nuit sans accomplir autre chose qu’user leurs pneus et sa patience.

– "On est pratiquement revenus à notre point de départ."
– "Sans déconner ?"
– "J’en suis sûr. Autant rentrer. Demain, on y verra plus clair."
– "J’ai noté l’endroit où se trouve la maison, sur la carte."
– "L’endroit où se trouve la ferme ?"
– "Oui."
– "C’est pareil."
– "La ferme ou la maison ?"
– "La ferme !"

■ ■ ■

– "Allez, debout ! Tes petits cochons vont pas s’engraisser tous seuls... et moi non plus ! À table ! À table !"

  Quentin n’était pas levé, mais il pressait son fermier avec impatience, et avec enthousiasme, dans un long embrassement des plus câlins. Dans ces conditions, Robert était moins pressé de sortir du lit. La nuit avait été plus que mouvementée. Depuis quelques temps, le fermier et son petit cochon préféré avaient découvert tout un jeu de positions que l’engraissement de Quentin rendait non seulement favorable mais remarquablement plaisant, et ils en exploraient toutes les possibilités sensuelles. Ces plaisirs partagés à deux motivaient Quentin à se remplir la panse comme un porc, plus que jamais, pour prendre encore une bonne cinquantaine de kilos !

– "Tu m’as bien rassasié mais tu m’as donné FAIM, cette nuit..." murmurait-il, en serrant le fermier très fort et en déposant des baisers sur son cou et sur son épaule. "J’ai faim. J’ai faim. Je veux manger !"
– "On va s’occuper de ton petit-déjeuner."
– "Enfin... À table !"
– "Tu arrives à te lever ?"
– "Comme hier matin... Aide-moi, il faut que je prenne un peu d’élan."

  Le gros garçon était si empâté qu’il lui était plus facile de rouler d’un bord du lit à l’autre, et hors du lit – bien sûr... Pour se lever, même pour poser ses pieds sur le plancher de la chambre, il avait besoin que Robert l’empoigne et le tienne fermement. Sur ce point d’appui, Quentin allait et venait en donnant du mouvement à son ventre, jusqu’à ce qu’il l’entraîne hors du lit en position assise. Pour se lever, il fallait que Robert lui saisisse les deux bras, d’une poigne encore plus forte. D’un mouvement de reins, il se redressait soudain, et il pouvait envisager de faire un pas après l’autre, prudemment. Les lattes du plancher grinçaient, grognaient ou gémissaient sous ses pas, tant il était massif et pesant.
  Robert le regardait avancer avec fierté. Il se contentait de dire :

– "C’est bien, Quentin. Tu as engraissé."

mais le jeune homme savait ce que ces quelques mots signifiaient pour lui – il était aussi heureux et aussi fier que son fermier en considérant son bel embonpoint, débordant de lard.
  Descendre l’escalier était aussi un exercice de patience. Quentin sentait chaque marche ployer doucement sous ses pieds. Il devait être guidé par Robert, qui le tenait alors doucement par la main. Il fallait aussi prendre garde à la rampe de l’escalier, et même aux petits défauts de surface des murs qui frottaient contre ses flancs généreusement rebondis...
  Arrivé dans la cuisine, Quentin reprenait une respiration plus confortable. Il était prêt. Il allait s’asseoir et manger, manger... jusqu’à ce qu’il tombe de sommeil – contenté, rassasié, repu et gavé !
  Cependant, Robert examinait un nouveau carreau cassé.

– "Tiens ! Tes copains nous ont encore laissé un message. On dirait qu'ils ont fini par savoir où te retrouver..."

■ ■ ■

                               Gros cochon, sors de ta cachette,
                               Ou on jouera de la gâchette !

– "Elle a toujours autant le sens de la répartie, ta copine !" plaisantait le fermier.
– "Oui... Et s’ils ont retrouvé la ferme, ils vont revenir pour de bon."

  Quentin considérait le bout de papier, froissé et déplié, qu’on avait roulé en boule et attaché à la pierre avant de la lancer sur la vitre. Il connaissait bien cette écriture, et ce que Robert appelait "cet humour de merde" qui piquait au vif. Assis à table, il attendait que le fermier lui serve ses premières assiettes de petit-déjeuner.

– "Ça ne te coupe pas l’appétit, au moins, mon cochon ?"
– "Au contraire ! Je ne sais pas comment ils ont compris que j’étais caché ici, et que j’avais grossi... Vraiment, ça me dépasse ! Ils tournent en rond, comme des vautours, et ils ne se décident pas encore..."
– "Qu’ils se décident à quoi ?"
– "À me faire la peau. C’est assez clair..."
– "Quoi, parce que tu ne fais plus partie de leur bande ?"
– "Euh..."
– "C’est plutôt mince, comme raison ! Allez, mange plutôt... Mange ! Tu as besoin de manger pour grossir, et devenir plus épais !"

  Le gros garçon ne se fit pas prier. Il se mit aussitôt à manger, en faisant beaucoup de bruit pour mieux satisfaire son appétit. Pendant une heure, il n’y eut plus dans la cuisine que des éclats de friture dans les poêles, des battements de cuillère en bois pour battre les œufs et préparer la pâte, de longs frottements de couteaux pour couper le jambon en tranches et les lardons en cubes, des bouillonnements d’eau chaude dans les casseroles, des soupirs de four dont l’haleine chaude et parfumée annonçait de vastes plateaux couverts de biscuits, de gâteaux, de tartes et de tartelettes...
  Par-dessus tout, on entendait Quentin uniquement occupé à se repaître, généreusement, et si empressé que les plats autour de lui se vidaient plus vite qu’ils n’étaient servis !

– "Fais-moi encore une omelette aux lardons et aux pommes de terre."
– "Encore une ?"
– "Oui, s’il te plaît..."
– "Tu n’as pas besoin de me dire "s’il te plait"... Tant que tu manges !"
– "Hmmmph..."
– "Tu veux des champignons aussi, dans l’omelette ?"
– "Oui, hmmph... poêlés. Avec de la crème fraîche..."
– "D’accord... Mais tu sais que c’est déjà ta huitième omelette ?"
– "Hmmmph... pas compté..."
– "Tu vas tout finir, mon gros Quentin ?"
– "Évidemment... J’ai FAIM ! Oink oink ! Pense à mon ventre..."

  Robert n’en demandait pas tant. Pendant une bonne heure encore, son gros garçon ne fit que s’empiffrer, en s'efforçant de se remplir le gosier, jusqu’à ce qu’il se trouve un peu court de souffle au moment d'avaler d’épaisses tranches de brioché aux pommes, avec du cidre et de grands verres de lait.

– "BUUUURRRRP... Ooof... BUUUUURRRRRRRP !"
– "Tout va bien, mon gros ?"
– "Très bien ! Je me régale... J'en veux encore ! Tu en es où, avec mon flan aux œufs ? Et le flan aux pommes ? Tu n’es pas pressé de me gaver, ce matin..."
– "Ça vient, ça vient."

  Le fermier s’approcha doucement du garçon, qui s’empiffrait avec efforts depuis quelques minutes.

– "Allons, allons... Tu as tout le temps. Je vais m’occuper des cochons, ce matin. Et toi, tu te reposeras un peu."
– "Me reposer ? Mais... pourquoi ?"
– "Tu ne crois pas que tu as suffisamment bien mangé pour ce matin ?"
– "Non..." Quentin hésita un instant, mais il s'obstina. "Je veux manger encore pour prendre beaucoup de poids et un ventre très gros ! Très rond !"
– "Je sais bien."
– "Et si tu es un bon fermier, tu dois bien me nourrir et m'engraisser ! J'en veux encore !"
– "Tu as tout le temps, tu sais. Qu'est-ce que ça te rapportera de vouloir courir après la nourriture, et après les kilos ? Est-ce que tu ne crois pas que tes petits camarades sont bien bêtes de courir après... Eh ! Après quoi ? Ce n'est quand même pas uniquement après toi qu'ils en ont !"
– "Non..."

  Quentin était presque sur le point de bouder. Il ne voulait pas en parler. Il voulait manger et se remplir l'estomac, même s'il se sentait lourd et presque à la limite de l'éclatement !

– "Tu ne m'as pas dit ce que tu avais fait de cette fameuse parure de perles."
– "Si, je t'ai dit. Je m'en suis débarrassé."
– "D'accord. Tout le problème, alors, c'est qu'ils ne le savent pas."
– "Non, enfin... Je ne sais pas. Qu'est-ce que j'en sais, de ce qu'ils en savent ?"
– "Allez, mon gros... Tu vas remonter dormir et digérer un peu, comme un bon petit cochon qui engraisse. Mais pour commencer, tu vas m’expliquer un peu mieux qui sont tes anciens petits camarades."

  À contrecœurQuentin reposa sa part de brioché dans son assiette et soupira. Il avait des larmes dans les yeux, et le fermier le prit dans ses bras juste à temps pour qu’il reste assis sans trébucher de son petit banc de bois. Pendant un long moment, Quentin sanglota et pleura sur son épaule, mais Robert ne disait rien. Il se contentait de le tenir serré contre lui.
  En le sentant ainsi désemparé, il se rendit compte qu’il était nu... comme il en avait pris l’habitude, assis dans la cuisine pour se remplir la panse comme un vrai porc... Quentin était nu, obèse et plus gras qu’un lardon, si tendre et si épais – si vulnérable aussi. Robert ne disait rien. Il n’était pas là pour le juger, mais pour le protéger.
  Pleurant toujours, blotti contre le fermier – contre son torse de gros ours solidement musclé – le gros garçon se sentait en sécurité.

■ ■ ■

– "Qu’est-ce qu’on va faire ?"
– "Tu me confirmes que ce sont toujours les mêmes types qui te courent après."
– "Oui, je reconnais l’écriture de Sylvie, même si ça fait un moment... Quand je pense qu’elle m’avait carrément mis le grappin dessus, et qu’on est restés ensemble pendant plus d’un an. "
– "Je m’en souviens..." Robert grognait, en songeant à la vie passée de son petit cochon. "Dis-moi plutôt à quel genre de petites frappes on a affaire, l’un après l’autre. Je veux m’en faire une idée précise."
– "Le plus baraqué, le plus carré, c'est Mammouth."
– "Ah, ben ça... Je m'en serais jamais douté."

  Quentin passa le reste de la matinée à décrire les uns et les autres, dans cette petite bande, toujours blotti dans les bras de son fermier. Après quelques explications  sur les points forts et les points faibles de chacun, tels qu'il s'en souvenait, le gros garçon fut pris d'un long bâillement et son estomac se mit à grogner.

– "C'est pas tout ça, mais mon petit-déjeuner est déjà loin."
– "C'est vrai... Il est pourtant loin d'être midi."

  L'horloge dans la cuisine marquait la demie de dix heures.

– "Midi, c'est vite dit. J'ai FAIM. C'est l'heure du déjeuner. Je veux manger jusqu'à ce que j'aie oublié tout ce que je t'ai dit."
– "On va commencer par un bon pot de pâté. Tu vas te faire des tartines, je vais nourrir les cochons et je reviendrai te préparer un bon repas."
– "Alors je ne m'occupe pas des cochons, aujourd'hui ?"
– "Juste d'un seul. Tu vas t'engraisser et t'occuper de toi, tout seul et comme un bon gros cochon, bien à l'abri."

  Quentin sourit, et se mit aussitôt à table.

■ ■ ■

  Pendant les jours qui suivirent, le gros garçon ne sortit pas de la maison, même pour aller travailler dans la cour. Le fermier s'occupait de tout ce qui se passait dans la ferme, depuis la culture et la cueillette des fruits et des légumes jusqu'à l'engraissement des cochons. Quentin avait reçu des instructions simples : il ne devait rester à l'étage, et ne descendre dans la cuisine qu'à l'heure des repas, lorsque Robert serait là pour s'occuper de lui. Toutes ses activités se limitaient donc à de menus travaux de rangement et quelques réparations. Un garçon aussi lourd que lui s'apercevait tout de suite des meubles qui devaient être renforcés ou des lames de plancher qui devaient être remplacées. Il y travaillait de bon cœur, et il avait entrepris de retirer tous les vieux papiers peints qui tapissaient les pièces du premier étage. Enfin, cela lui laissait beaucoup de temps libre pour se reposer, pour dormir... Il avait demandé à son fermier de revoir son régime en conséquence, pour qu'il ait toujours de quoi manger à portée de main.
  Pour bien faire, le fermier avait débarrassé le salon de tous ses meubles, à la fois trop légers et trop encombrants. Sur le vieux tapis élimé, il avait jeté quatre grands matelas. Quentin pouvait s'y prélasser à longueur de journée.
  Le gros garçon s'en était vite accommodé. Après avoir travaillé à diverses petites choses dans la maison, il venait s'y allonger pour se repaître puisque Robert l'entourait de vastes mangeoires généreusement remplies de victuailles. Il se servait largement et mangeait toujours de bon appétit, à toute heure du jour...
  Ce nouveau régime faisait merveille : en moins d'une semaine, Quentin estimait qu'il avait grossi de plus de dix kilos. Son fermier n'en était pas convaincu mais, en acceptant de le faire sortir en pleine nuit pour le peser, ils purent s'en assurer. Sur la balance, Quentin avait bien pris douze kilos supplémentaires !

– "Deux-cent quatre-vingt quatre kilos, mon gros ! Quel beau cochon !"
– "Je te l'avais bien dit..."
– "Je suis fier de toi !"
– "Et à ce régime, j'attendrai bientôt les trois-cent kilos."

  Quentin s’habituait lentement à cette vie plus clandestine, au quotidien, confortable et paresseuse... Il se sentait toujours un peu coupable, en voyant Robert travailler seul dans la ferme. Ne plus nourrir les cochons lui-même, ne pas les voir se repaître goulûment de toute la nourriture qu’il pourrait leur apporter, cela ne lui plaisait pas non plus. 
  Les petits porcelets, si dodus et si charmants, avec leurs soies douces, leurs grandes oreilles pelucheuses et leurs groins fureteurs, tous si câlins et si gourmands, avec leurs ventres déjà ronds et qui promettaient de bien s’arrondir, étaient évidemment ce qui lui manquait le plus...
  Il aurait voulu passer toutes ses journées avec eux, ou parmi eux. Comme eux. Il passerait volontiers tout son temps les regarder manger, ces bons petits cochons. Il leur montrerait comment il s’empiffrait aussi. Comme il arriverait à les rendre jaloux de son appétit, de ses repas copieux et de son énorme ventre où ils pourraient être pris comme dans un sac ! Comme il en mangerait bien un ou deux, un jour, et en entier !
  Le beau gros garçon voulait au moins profiter de l'occasion et de cette oisiveté temporaire pour s’engraisser le plus possible, et il ne ménageait pas ses efforts pour se remplir l'estomac le plus possible, et le plus souvent possible...
  Enfin, lorsqu'il avait nettoyé toutes ses mangeoires et qu'il était bien rassasié, Quentin explorait la bibliothèque de la maison et lisait un vieux livre, pris au hasard. Il y avait beaucoup de fascicules qui avaient dû appartenir aux parents de Robert, ou à ses grands-parents, pendant leurs premières années de scolarité. On y trouvait de vieux manuels d'histoire et de géographie, des contes et des classiques du théâtre français, des ouvrages de mathématiques...
  Pour se distraire, lorsqu'il se sentait bien repu et un peu somnolent, Quentin lisait surtout les petites histoires et les pièces de théâtre, qui l'amusaient. Il y en avait qui étaient vraiment ennuyeuses, dont il avait jeté les fascicules. Il y en avait quand même de plus étonnantes, pleines d'expressions savoureuses et drues, qui le faisaient bien rire, même s'il ne comprenait pas toujours tout ce qui s'y passait. Il avait découvert quelques farces de Molière ainsi, et une comédie de Tristan L'Hermite intitulée Le Parasite, qui lui plaisait énormément. Elle s'achevait presque avec le héros, un goinfre des plus sympathiques, s'adressant à son propre ventre, en pensant à son prochain repas :

                 Boyaux lâches et plats, vous deviendrez rondins ;
                 Je m’en vais vous remplir comme de vrais boudins.

  Quentin s'endormait doucement, gavé à point et les intestins ronronnant d'être aussi bien remplis. Avec un sourire, il pensait au dernier chapelet de boudins noirs qu'il avait englouti avec des pommes caramélisées, poêlés au beurre, et des pommes de terre sautées. Il s'en léchait encore les babines... Il fermait les yeux et tâtait ses flancs arrondis, tendres et bien rebondis. 
  Robert serait fier de lui. On ne le voyait plus, on ne l'entendait presque plus : depuis qu'il restait enfermé, il faisait un effort pour ne plus roter aussi bruyamment. En attendant de pouvoir sortir, il ne faisait plus que manger et dormir. Il mangeait, dormait et mangeait encore, dès que son fermier avait rempli ses mangeoires ! Bref, il s'engraissait... 

■ ■ ■

  De son côté, Robert s'était préparé. 
  Depuis quelques semaines, ses travaux ne se limitaient plus à l'élevage de ses petits cochons. Il avait creusé des tranchées, comme si quelqu'un devait venir installer le téléphone. Et puis, il avait refermé ces tranchées. Il avait travaillé sur des conduites d'eau, le long des murs et dans les communs, mais on aurait été bien en peine de comprendre d'où l'eau serait venue, et par où elle aurait passé. Enfin, il avait passé du temps dans sa remise, avec tous ses outils, ce qui ne lui arrivait pas souvent.
  On en avait un peu parlé, dans le village, mais cela n'avait pas duré.
  On parlait plutôt du prochain mariage du vicomte de Vaux-Éparmont, un jeune homme des plus évaporés avec un nez très court, très camus, mais de grandes et longues oreilles, pour compenser peut-être... La grande nouvelle était qu'il devait épouser une fille du village – pas de la noblesse, même pas de la noblesse de robe mais de bonne famille, tout de même. Elle avait de grands yeux très clairs, une grande et large bouche et de petites quenottes, fines et courtes, qui lui faisaient un sourire presque édenté. Enfin, c'était le parfait mariage de la carpe et du lapin, et tout le canton en parlait. Robert était bien oublié, dans son terrier d'ours. Il ne devait pas s'en trouver plus mal.
  Dans ces conditions, Sylvie avait pu se préparer aussi. Elle avait réuni Matthieu, Sergio, Victorien et Mahmoud. Ils étaient armés, le chemin de la Combe à lait n'avait plus de secrets pour eux... si la nuit restait assez claire, et ils avaient pris encore certains équipements que Sylvie leur avait indiqués, dans de grandes malles. Cela encombrait tout l'arrière de la camionnette, mais ils avaient l'habitude de se tenir serrés les uns contre les autres.

– "C’est lourd, en plus ! Il y en a pour des kilos et des kilos !"
– "Avec des sacs de vingt kilos, tu t'attendais à quoi ? C'est marqué dessus."
– "Et ces bidons ? Il y en a pour des litres et des litres aussi..."
– "Non mais vous savez pas lire ? Les bidons font dix litres chacun. Il faut vous l'écrire avec des chiffres grands comme la main ?"
– "Ça va, ça va..."
– "Pour ce qu'on en disait. N'empêche que c'est lourd à transporter, tout ça."
– "Tout est dans le camion ? Allez, d'ici à ce qu'on arrive, la nuit sera tombée. On y va. Matt, prends le volant."

  La petite bande était en route.

– "Qu'est-ce qu'il y a, dans ces grands sacs noirs ?"
– "Des petits sacs..."
– "Sans déconner ? Et dans les grands bidons, y a des petits bidons ?"
– "Non. Les bidons, c'est juste des bidons."
– "Et c'est pas du bidon..." ajouta Matt, ironiquement.
– "Mais c'est quoi, tous ces sacs et ces bidons ?"
– "C'est ma cousine qui me les a passés. Elle a dans l'idée que ça nous sera utile. Et je crois bien qu'elle a raison."
– "Elle a toujours raison, ta cousine."
– "C'est toujours elle qui a les bonnes idées," soupirait Mammouth.
– "Ouais, eh ben ! moi, si ma cousine en avait..."
– "Si ta cousine en avait, ça serait ton cousin !"
– "N'empêche que si on avait suivi ses conseils..." conclut Sylvie. "On aurait pas perdu autant de temps ! C'est ce soir qu'on récupère la marchandise, et ça sera pas trop tôt."

  Le soir commençait à tomber. Ils roulaient en pleine campagne. La route devenait plus cahotante, pour ne pas dire plus chaotique. 

– "On arrive bientôt. On se disperse comme convenu, autour de la ferme, et on se dirige ensemble vers le corps de logis. Entendu ?"
– "OK..." soupirèrent les quatre jeunes hommes.
– "Alors tâchez de rester discrets. Et silencieux, surtout."
– "Et pour communiquer, alors ?"
– "On fait comme on a dit."
– "C’est quoi, le signal ?"
– "Un coup court pour oui, un coup court et un coup long pour non."
– "Un coup court, un coup long..."
– "Eh ben, quoi ?"
– "Si je sais pas si c’est oui ou non, je fais quoi comme coup ?"
– "On ne se posera pas de questions où on aurait à répondre par autre chose que par oui ou par non. C’est évident. C'est entendu, ça aussi ?"
– "Mais juste... Par exemple, pour savoir qui est là ?"
– "Bon, d’accord. Choisis pour toi. Un coup court ou un coup long ?"
– "Coup court ou coucou ?"

  Sylvie avait autre chose à faire qu'à diriger un quatuor d'idiots.

– "C’est pas possible d’être à la fois court et long, mais toi t’arrives à être lourd et con !"

■ ■ ■

  La nuit était tombée. Des lueurs rôdaient autour de la ferme.
  Sylvie avançait avec précautions, depuis sa position de départ. Les quatre autres devaient être répartis également, et partis chacun selon leurs chemins tracés à l'avance, comme convenu. Elle n'en était pas si certaine... Comme souvent, le plan était bon mais l'exécution laissait à désirer. 

– "Organiser un vol, avec cette bande de bras cassés..." murmurait-elle. "C'est un peu comme écrire une très bonne recette de cuisine, et se retrouver avec des assistants qui ne savent pas casser un œuf !"

  En avançant parmi les hautes herbes, elle voyait le corps de logis de la ferme se dessiner dans la nuit, comme un cube parfaitement noir sur un fond bleu sombre. Toute la ferme était silencieuse... La cour n'était pas éclairée. Il n'y avait de lumière que dans la cuisine, que l'on devinait à peine, à travers les fentes des contrevents. La maison était calme mais fermée, vaguement menaçante comme une immense bête ramassée sur elle-même – prête à bondir.
  La grille ne grinçait même pas. Sylvie la poussa doucement, sans y prêter attention. Avec un mouchoir blanc, elle fit signe à Matt de faire entrer la camionnette dans la cour, très lentement, tous feux éteints.
  Ils étaient enfin dans la place.
  Tout restait silencieux. La nuit n'était plus si claire, mais ils entendaient distinctement les cochons dormir dans leurs enclos.

– "Pour peu, on jurerait qu'il n'y a personne."
– "Et dans la cuisine ?"
– "Ben... J'entends pas grand-chose."
– "Tends l'oreille. Ils sont là. Ils doivent être là."
– "Si tu le dis... Moi, je veux bien. J'entends comme... Comme quelqu'un qui mange."
– "C'est exactement ce à quoi je m'attendais !" ricanait Sylvie.

  D'un angle de la cour, Matt et elle virent apparaître Victorien. D'un autre coin, à l'opposé, ils devinaient déjà la haute silhouette et la forte carrure de Mahmoud. Et d'un dernier point de la basse-cour, ils virent Sergio arriver un peu en retard.

– "J'ai pas trouvé le loquet pour ouvrir l'enclos. J'ai dû passer par dessus la grille."
– "Bravo..."
– "Ouais ben, en attendant, je me suis déchiré les jeans."
– "D'accord, ça va bien. Ah ! t’es habile de tes deux doigts... Dommage que t’en aies huit autres comme poids mort pour faire ton compte !"
– "Mais alors... Ils sont là ou ils sont pas là ?"
– "Ils sont dans la cuisine. Armez, on entre."

  Mahmoud, adepte convaincu – et convaincant – de la méthode douce, enfonça la porte d'un coup d'épaule. Les quatre autres suivirent, pénétrant dans la cuisine comme un seul homme.
  Il y avait bien une abondance de vivres, dans des plats, des assiettes, des bols et des saladiers – mais la pièce était vide.

– "Eh ben..."
– "Ils sont à l'étage. On y va."
– "Ils nous ont entendu, maintenant."
– "Alors on a plus à s'en soucier. Foncez, et ramenez-moi le gibier !"

  Sylvie jeta un coup d'œil circulaire dans la cuisine. Toute cette nourriture devait avoir été préparée seulement depuis quelques heures, moins d'une heure même. Il devait y avoir quelqu'un encore, lorsqu'ils avaient commencé leur approche. Elle n'osait pas encore exprimer tout ce qu'elle soupçonnait.
  Des bruits de chute ou de lutte, des exclamations et des appels retentissaient au premier étage, ce qui la tira immédiatement de ses réflexions.

– "Eh bien ! Qu'est-ce que c'est ?"
– "On le tient ! On le tient ! Oh, la belle prise..."
– "Tenez-le serré ! Il est de taille à vous résister, à ce qu'il paraît."
– "Mais de quoi tu parles, Sylvie ? On le connaît bien ! C'est notre petit Quentin. Enfin... quand je dis notre petit Quentin..."
– "Quentin ? Amenez-le moi ! Ici, tout de suite. Dans la cuisine."
– "Euh... Laisse-nous deux minutes, et on arrive."
– "Mais bougez-vous le cul, nom d'une pipe !"
– "Oui ben, pour ce qui de faire bouger un cul..." les entendit-elle maugréer.
– "Qu'est-ce qui se passe ? Et le fermier, où est-il ?"
– "Au dernier étage, peut-être ? On y va..."
– "Soyez prudents, quand même." Sylvie n'était pas rassurée. "Allez, on en tient au moins un. Ça fera venir l'autre..."

  Elle entendit des pas lourdement sonores et désordonnés dans l'escalier.
  Enfin, Victorien et Matthieu firent entrer Quentin dans la cuisine. Ils n'étaient pas plus fiers pour autant, après avoir pris une proie aussi énorme. Quant à Sylvie, elle ouvrait de grands yeux en découvrant son ancien petit ami, qu'elle s'attendait bien à trouver plus gros et gras, mais certainement pas à ce point.

– "Quentin ? J'en reviens pas... C'est fou ! Je ne t'aurais jamais reconnu si je t'avais croisé dans la rue."
– "On ne se serait jamais croisés, tu sais."

  D'un geste, Sylvie fit signe à Victorien de faire asseoir Quentin sur son banc, et à Matt d'aller chercher l'équipement dans la camionnette.

– "Tiens, Vic ! De la ficelle de cuisine. Tu vas ficeler ce beau gros poulet comme il faut. Et maintenant, Quentin, à nous deux !"
– "Je t'ai manqué tant que ça ?"
– "On peut dire ça. Tu nous as surtout fait manquer quelque chose. Le coup de notre vie. Le coup qui fait toute la carrière d'une bande. Tu veux savoir ce qui me manque le plus ? Les perles que tu as gardées, on ne sait pas comment. Tu nous en as fait voir, sérieusement ! Et les flics n'y ont vu que du feu !"
– "Les perles ? Quoi, le collier ? La parure ?"
– "Tu vois, quand tu veux ! Tu en as fait quoi ?"
– "Je m'en suis débarrassé."
– "Sans déconner ?"
– "Oui. Je pouvais pas les vendre. Je pouvais rien en faire. Surtout ici, dans cette région paumée au milieu de nulle part... Je ne les ai plus. C'est de l'histoire ancienne."
– "Si tu nous les rends pas tout de suite, tu pourras les rejoindre bientôt... dans la rubrique Histoire ancienne !"
– "Bien sûr. Vous êtes venus pour me faire la peau ?"

  Matt revenait avec l'équipement, qu'il entassait contre la table de la cuisine, les appareils mécaniques d'abord, puis les sacs et les bidons. Sylvie eut un sourire un peu étrange, en le voyant s'affairer ainsi. Elle se tourna vers Quentin.

– "Te faire la peau ? Évidemment, gros malin. Oh, alors ! gros, GROS malin..."

  Elle tournait autour de lui, en le considérant attentivement.

– "N'empêche que tu vas nous dire deux choses. D'abord, où tu t'es... débarrassé de ces perles. Parce que je ne crois pas un mot de ton histoire, ancienne ou pas ! Tu vas nous raconter ça. Et ensuite, tu vas nous dire où est ton fermier, celui qui t'a si bien nourri, et... vraiment, vraiment bien nourri ! En voilà un, au moins, qui prend son métier à cœur, et qui t'a bien gavé à l'ancienne... Oui, comme histoire ancienne, ça se pose là."

  Mahmoud et Sergio revenaient du dernier étage.

– "Alors ?"
– "Personne."

  Sylvie se tourna vers Quentin.

– "Alors, où est-il, ton père dodu ?"
– "Je sais pas..."
– "Et ces perles ?"
– "Je sais plus..."
– "Décidément, tu ne sais pas grand-chose."
– "C'est comme ça."
– "Tu ne veux vraiment pas l'ouvrir ? Qu'à cela ne tienne, mon gros Quentin. Tu ne me feras pas croire que tu n'es pas capable de l'ouvrir, quand il s'agit de bien bouffer. Ah ! pour ça, tu as rattrapé un sacré retard, mais comme tu t'es bien rattrapé !"

  Matt avait fini de déployer le matériel, consciencieux et silencieux. Sylvie éventra un des grands sacs, ouvrit un petit sac, et en tira une poignée de belles perles blanches, qui dégageaient un parfum très fort de chocolat et de caramel.

– "Je crois que tu connais bien ces perles, mon gros ?"

  Quentin ne répondit pas, mais sa réaction physique en révélait suffisamment.

– "Parfait. On va s'occuper de toi, pendant que les autres vont chercher où ton fermier s'est caché. Il doit savoir ou se terrer, puisque c'est son terrier... Sergio, Vic, Mammouth, allez-y et faites le tour. Matt, tu vas m'aider avec les bidons et les sacs."

  Les trois hommes sortirent. La porte défoncée laissait entrer l'air de la nuit dans la cuisine, et Quentin sentit une sueur froide lui couler le long du dos. 

– "Tu ne veux toujours rien dire, Quentin ? On va commencer par te faire avaler quelques bons kilos de ces perles, si nourrissantes... Et comme c'est écrit dans la recette, diluées dans des litres de lait entier chocolaté."

  En un instant, Matt enfonça un tube de caoutchouc solide dans le gosier de leur victime. Il l'enfonça juste assez profondément pour que Quentin ne le rejette pas, d'un violent haut-le-corps. Au sommet de ce tube, il vissa très vite un immense entonnoir avec une vis sans fin. 
  Sylvie versa immédiatement le contenu d'un premier sac de perles, et celui du premier bidon à sa portée. Le mélange avait été conçu exprès pour prendre tout de suite... Les perles de chocolat se diluaient dans le lait, onctueux et appétissant. Le mélange pouvait être pressé de force dans le gosier de Quentin, en faisant tourner la vis et en ajoutant des perles ou du lait, de temps en temps.

– "Voilà... Comme tu voudras, mon gros ! Avant de te faire la peau, on va te faire la graisse ! Tu vas avaler tout ça, bien gentiment, et on va voir si ça ne te rend pas plus bavard."

  Pendant quelques minutes, Sylvie et Matt s'appliquèrent à vider un sac de perles dans l'entonnoir, avec la moitié de leur bidon de lait.

– "Eh ben !" s'écria Matt. "Quel gros porc ! Il a descendu un sac de cinq kilos d'un coup, et en entier. Je croyais qu'il éclaterait..."
– "C'est qu'il a fait des progrès, notre petit Quentin ! Tu as raison, Matt... Il va falloir y aller carrément ! Heureusement qu'on avait prévu large. Enlève-lui son entonnoir."

  Le visage de Quentin était tout de même très rouge. Il étouffait.

– "Alors, Quentin ? Qu'est-ce qu'on dit ?"
– "BUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRP !!!"
– "Évidemment... Ne joue pas au plus malin avec moi, Quentin ! Matt, l'entonnoir. On lui met cinq kilos de plus, pas de pitié avec ce porc !"

  Sans hésiter, Matt força de nouveau l'entonnoir dans le gosier de Quentin, qui dut subir le même traitement. Patiemment, Sylvie veillait à ce que son gavage soit le plus efficace et le plus complet possible.

– "C'est bon, n'est-ce pas ? Il paraît que c'est très apprécié par les cochons qu'on met à engraisser... comme toi ! Mais c'était un produit encore un peu nouveau, et ils ont dû arrêter la production, à ce qu'on m'a dit. Les cochons en devenaient trop dépendants, et ça les mettait de mauvaise humeur. Et puis, surtout, ça leur donnait un appétit énorme... énorme ! Et enfin, si j'ai bien compris le souci avec ces perles, c'est que la viande qu'on en tirait n'était pas de première qualité avec cette méthode. Trop de mauvaise graisse."

  Elle tâta le ventre bien rebondi de Quentin.

– "Je vois ça d'ici... Trop de mauvaise graisse ! Ah ! Quand je pense qu'on t'a connu maigre comme une barre à mine. Tu en feras bientôt, une mine ! Allez, Matt. Prépare la troisième dose de cinq kilos. Et s'il ne vide toujours pas son sac, c'est nous qui allons enfin vider le notre... dans son gosier ! Vingt kilos de perles, Quentin ! Tu te rends compte ? Et les litres de lait qui vont avec pour te remplir le bide..."

  Rien n'y faisait. Quentin se contentait de roter, grassement.
  Sylvie perdait patience.

– "Et les autres, dehors ? Ils font quoi, à la fin ?"
– "Ils enfilent des perles ?"
– "Ah ! c'est malin, Matt. Vas-y donc voir. Je commence à trouver qu'ils mettent du temps. Heureusement que la cuisine est éclairée, ils seraient foutus de ne pas revenir sur leurs pas, et ils se perdraient dans l'obscurité !"
– "Tu veux que j'y ailles ? Tu peux t'occuper de..."
– "Je m'en occupe, t'en fais pas."

  Matt sortit. Sylvie reprenait déjà le gavage, mais en forçant Quentin à avaler une tartelette aux abricots, que le fermier avait dû préparer dans la soirée.

– "On va te faire bouffer, mon gros ! Et on va te faire bouffer du SALE ! Tu vas tellement avaler que tu vas peut-être bien éclater !"
– "Hmmmph..."
– "Allez, Quentin. Avale ! Encore quelques kilos de ces bonnes perles, et tu seras bon pour poser en bonne place au rayon Charcuterie..."

  Quentin avalait, avalait, avalait... sans un bruit. Presque sans protester.
  Sylvie voyait bien qu'il était fatigué, tout de même... Il allait bien finir par craquer. S'il avait porté, ne serait-ce qu'un slip, l'élastique aurait craqué depuis un moment !

– "Pense à tous ceux qui se plaignent qu'on les laisserait crever la gueule ouverte. Toi, mon gros Quentin, tu vas éclater la bouche pleine !"

  Matt revenait déjà.

– "Je n'ai aucune idée d'où ils sont."
– "Tu as essayé de les appeler ?"
– "Ils ne répondent pas au signal..."
– "Nous voilà bien... Ils l'auront déjà oublié."
– "Je ne sais pas si je devrais les appeler. Je veux dire, par leurs noms. C'est tentant, mais c'est quand même déjà pas très discret, ce qu'on fait là..."
– "On est plus à ça près. Laisse tomber le signal. Et puis laisse tomber, tout court. Ils vont revenir, et on a un gros Quentin à gaver. C'est qu'il résiste, l'animal."
– "J'ouvre un deuxième sac ?"
– "Évidemment ! On a les moyens de lui faire éclater le bide, c'est pas le moment d'hésiter à nous en servir... Alors, mon gros, tu tiens le coup ?"

  Quentin continuait d'avaler, à chaque nouveau tour de la vis dans l'entonnoir. Ses joues se gonflaient dans un mouvement de déglutition, et il fermait les yeux pour s'engorger plus sûrement. Sylvie en était vaguement écœurée, vaguement inquiète aussi.

– "Tu m'entends, Quentin ? Si tu nous dit pas où les perles sont cachées, et où le fermier se cache... On te fera encore avaler jusqu'à ce que ton ventre éclate ! Ça doit déjà travailler, là-dedans, et gonfler... Ah, ça va pas être propre ! Mais on est pas là pour faire de beaux sentiments, ou de l'esthétique... Tu en dis quoi, Matt ?"
– "Oh moi, tu sais, lard pour lard..."

  Soudain, une détonation retentit, à l'extérieur.

– "Ah ! Enfin, ils ont dû le trouver ! Tu entends, mon gros ?"
– "Hmmmph..."
– "On les tient tous les deux ! Matt, dis aux autres de nous l'amener ici. On va se faire plaisir. Si ça se trouve, le fermier est au courant pour les perles... Et si ce petit cochon tient méchamment bien le coup avec ces litres et ces litres de mélange à engraisser les pourceaux, je pense qu'un vieil estomac comme le sien ne tiendra pas le coup !"

  Quentin gémissait vaguement. Il était sur le point de s'évanouir.
  Matt essayait de voir ce qu'il en était, dans la cour.

– "Alors, ils l'ont pris ?"
– "Ben... Je sais pas."
– "On va pas y passer la nuit non plus !"
– "Je vais voir..."

  Matt n'avait peut-être pas envie de rester à proximité de Quentin, s'il devait vraiment éclater d'un moment à l'autre, dans la cuisine...

– "Qu'est-ce qu'ils font, encore, ce trio d'andouilles ? Ils l'ont tué ou ils nous le ramènent vivant ?"
– "T’en fais pas, Sylvie. Il vivra pas longtemps !"

  Quentin gémissait toujours, en avalant, mais comme s'il protestait face aux menaces qui venaient d'être faites contre Robert. Matt se préparait à sortir, l'arme au poing.
  La lumière s’éteignit.

■ ■ ■

  La nuit était impénétrablement noire. La lune déclinait déjà derrière la cime des arbres, du côté des bois... Les nuages s'élevaient, chargés de bruine, et mêlaient leurs souffles lents à la brume qui occupait toute la cour de sa masse diffuse, en s’écoulant le long des tuiles des bâtiments.

– "Tu m'en diras tant !" s’énerva Sylvie. "On y voit rien. Voilà tout... Qu'est-ce qu'on peut faire ? Matt ?"
– "Je suis là." murmura-t-il, instinctivement.
– "C'est quand même un drôle de hasard, si..."

  En sortant dans la cour, elle trébucha soudain sur un obstacle.
  C'était le corps de Victorien. Il avait été blessé par balle, mortellement. Allongé dans l'herbe, il agonisait déjà. Sylvie en fut glacée aussitôt.

– "On est tombés dans un piège... J'aurais dû y penser."
– "Comment ça ?" demanda Matt.
– "La grille de la cour... Elle ne grinçait même pas. Le fermier a préparé son coup. Il est là... Il doit être là, dans l'ombre."
– "On est dans l'ombre, nous aussi. Tout est dans l'ombre... Tu ne vas pas me dire qu'il voit dans la nuit, ce vieux fermier."
– "Qu'est-ce que j'en sais ? En attendant, il a tué Victo. Et les autres ?"
– "On les appelle ?"
– "C'est risqué... Mais on a pas trop le choix. Tu es prêt à tirer ?"
– "Et comment !"

  Ils allaient appeler un de leurs camarades lorsqu'ils entendirent une voix dans la nuit. Elle semblait venir d'un coin de la cour.

– "Des cochons, des cochons... Décochons des traits !"

  C'était la voix du fermier. Matt épaula, s'efforça de viser en suivant son instinct, comme il avait entendu cette chanson, potache et ironique, qui se moquait d'eux si cruellement.
  Sans hésiter plus longtemps, il tira.
  Un gémissement de douleur répondit à son assaut, suivi d'un appel qui les terrifia immédiatement.

– "Bordel de bande de cons ! C'est moi."
– "Qui ça, moi ?"
– "Sergio... Vous vous croyez dans un western ? Je me suis déjà pris une balle... Et celle-ci... La vache ! C'est la bonne..."

  Matt et Sylvie entendirent un dernier râle. Sergio était mort.

– "Mais qui lui a tiré dessus ? Victo ?"
– "Attends... Attends..." répétait Matt, pris de panique.

  Ils entendirent à nouveau la chanson, qui se moquait d'eux.

– "Et des truies, et des truies... Détruisons l’ennemi !"

  Matt eut un sursaut furieux.

– "Prends toujours ça, vieux salaud !"

  Il tira dans la direction d'où venait la chanson. Cependant, Sylvie avait tenté de le retenir. Ils entendirent encore une plainte – mais sans que personne ne les appelle, cette fois.

– "Qui c'était ? Un des nôtres ?"
– "J'en ai peur..."
– "Il faut qu'on aille voir."

  En quelques pas, bondissant, ils traversèrent la cour. Leur camarade en était à rendre son dernier soupir. 

– "Mahmoud... Merde !"

  La chanson reprenait déjà, exaspérante.

– "Ces pourceaux, ces pourceaux..."
– "Ta gueule !" rugit Matt.
– "C’est pour sau... ver... la... pa... trie—hie—euh !"

  Robert avait chanté ces derniers mots à tue-tête, sur l’air de La Marseillaise. Sa voix résonnait dans la cour humide, avec un éclat métallique un peu lointain. Matt se tournait à droite, à gauche, cherchant une cible. Sylvie s'éloignait déjà de lui.

– "Matt... Ne t'en fais pas. Ne fais pas l'idiot... On va le trouver..."

  Elle voyait bien que son compagnon était en train de perdre la tête.
  Soudain, et à sa propre surprise, elle entendit une rumeur venant de la cuisine.

– "BUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRP !!!"

  Matt poussa un hurlement, et tira sur Sylvie sans réfléchir, comme elle se tenait devant la porte de la cuisine. La jeune femme tomba sur le carreau. Elle était seulement blessée, mais son compagnon acheva de tourner dans tous les sens, allant d'un corps à l'autre dans la cour. Lorsque Sylvie essaya de l'appeler, en vain. Il avait déjà pointé le canon de son arme contre sa pomme d'Adam, et il fit feu.

■ ■ ■

– "Quel désordre, vraiment... Quelle histoire !"

  L'agent Valjean était bien embarrassé. Quatre corps à emmener à la morgue, c'était beaucoup pour commencer sa journée. D'autant plus que Robert ne semblait pas disposé à lui apporter beaucoup d'explications.

– "Vous ne connaissiez pas ces quatre jeunes gens." 
– "Jamais vus."
– "Et vous n'avez aucune idée de ce qu'ils venaient faire ici."
– "Aucune. Et, entre nous, on se demande s'ils le savaient eux-mêmes. Quelle idée de venir s’entre-tuer comme ça, chez des gens qu'on ne connaît pas !"
– "Ils ont forcé la porte d'entrée."
– "Non, celle de la cuisine. Enfin... Je ne sais pas. Ils se sont peut-être battus à coups de poings, avant d'en venir aux armes à feu. Alors, dans la bagarre..."
– "Oui, oui... Enfin, quelle histoire !"
– "Il en pense quoi, votre collègue de la balistique ?"
– "Euh... Comme vous, en fait. On vérifiera, mais les trajectoires des balles sont croisées. Les impacts et les angles... Enfin, ce que j'en ai compris, moi... Il a l'air de considérer que ce sont bien les quatre qui se sont entre-tués. Sauf le dernier, qui se serait suicidé..."
– "Ah ! ça aussi, alors ! Quelle idée..."
– "Le suicide ?"
– "Oui, si vous voulez. Mais s'inviter chez les gens pour ça, tout de même..."
– "En effet, on ne peut pas dire que ce soit faire preuve d'un grand savoir-vivre. Enfin, vous ne portez pas plainte ?"
– "Pourquoi ?"
– "Eh bien, tentative d'effraction."
– "Bah... J'aurai vite fait de la remplacer, cette porte."
– "Intrusion sur votre propriété..."
– "Pourquoi pas tapage nocturne, pendant que vous y êtes ? Porter plainte contre qui, de toutes façons ? Ils sont venus, et grâce à vos collègues de la morgue, ils sont repartis et on est pas près de les revoir. Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Moi, j'ai du travail qui m'attend."

  Les agents avaient terminé leurs investigations dans la maison et dans les environs, sans plus de résultats. Ils se dispersaient déjà, à la façon des étourneaux. L'un d'entre eux semblait s'interroger, pourtant, sur le seuil de la cuisine.

– "Qu'est-ce que vous avez, comme ça ?" lui demanda le fermier, en rentrant dans la maison. "Vous avez perdu quelque chose qui a roulé par terre ?" 
– "Non, non. Mais vous voyez. Il y a quelque chose qui a coulé par terre, ici."
– "Quoi donc ?"
– "Vous n'avez pas fait attention ? Du sang."
– "Ah ? Encore ?"
– "Oui, on en a trouvé bien assez comme ça dans votre cour. Mais il n'y avait pas de cadavre, ici." 
– "Encore heureux. Quatre morts, ça ne vous suffisait pas ?"
– "C'est déjà trop, mais je me demande s'il n'y avait pas un cinquième homme, qui se serait tenu ici."
– "Et on lui aurait tiré dessus."
– "C'est ce que je pense."
– "Sans le tuer, alors ?"
– "Il faudrait que je puisse suivre cette piste, si des gouttes de sang nous mènent quelque part... Ah ! C'est embêtant, avec leurs allées et venues, nos véhicules ont beaucoup roulé par ici. Mais imaginons un instant..."
– "Oh, vous savez... L'imagination et moi, ça fait ni une ni deux, ça fait un sacré bail !"
– "Écoutez-moi, vous allez comprendre. Ces quatre hommes se sont trouvés ici, en pleine nuit, et on ne sait ni d'où ils venaient, ni où ils allaient... s'ils avaient un but après cette rencontre. Pensez-vous qu'ils aient tous fait le chemin à pied ?"
– "Pourquoi pas ?"
– "L'un ou l'autre, peut-être, mais quatre ? Ou... cinq ?"
– "Et vous, où voulez-vous en venir ?"
– "Pour être franc, je ne sais pas. Je trouve seulement curieux que ces quatre personnes aient marché si longtemps, sans emprunter le même chemin. S'ils l'ont fait, ces jeunes gens ont-ils commencé à se disputer sur la route ? Et il auraient mis un terme à leur querelle dans votre cour, sans profiter des recoins pour se protéger les uns des autres ? J'avoue que ce n'est pas impossible, mais ça ne me paraît pas très plausible. Et puis, surtout, je reste attaché à ces traces de sang et à ces traces de pneus. Des pneus de camionnette, ou de tracteur léger, n'est-ce pas ? On ne les distingue plus très bien, mais... qui sait ?"
– "Qui sait quoi ?"
– "Je vous le demande..."

  Robert ne semblait pas très intéressé par tout ce détricotage, mais il ne mettait aucune mauvaise humeur à discuter avec l'inspecteur. Celui-ci cherchait toujours des traces plus nettes, plus décisives. Il haussa les épaules.

– "Qui sait, en effet. Je souhaite seulement que le cinquième acteur de ce drame, s'il est toujours vivant, ne cherchera pas à revenir sur les lieux de ces crimes... comme on le prétend si souvent."
– "Allons ! Vous avez un rapport à écrire, vous ne devez pas avoir beaucoup de temps pour les romans."
– "Malheureusement."
– "Chacun son métier. Moi, mes cochons m'attendent."

  Les policiers s'en allaient. L'inspecteur devait rentrer avec eux.

– "Je vous remercie pour votre coopération."
– "Et moi donc. Vous avez quand même fait le plus gros du nettoyage..."

  La journée s'annonçait claire et ensoleillée. L'inspecteur levait les yeux vers le ciel, en posant son chapeau sur la tête, lorsqu'il entendit une rumeur étonnante, venant de la maison ou des corps de ferme.

– "BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRP..."
– "Qu'est-ce que c'était ?"
– "Quoi donc ?"
– "Vous n'avez pas entendu ? Je ne saurais pas comment vous le décrire, mais... Avec votre permission, il m'a semblé entendre comme un rot, mais très long et très profond."
– "Ah, ça ? Eh bien, ce sont mes cochons qui réclament."
– "Vraiment ? Eh bien ! Il réclame drôlement, celui que j'ai entendu."
– "J'ai l'habitude. Que voulez-vous ? Chacun son métier... Moi, ça me connaît. Et il y a des cochons qui ont faim !"

■ ■ ■

  Tout le monde était enfin parti. Le fermier ferma la porte de la cuisine, à peu près correctement. Il la remplacerait, mais il y avait plus urgent pour lui. 

– "Enquêteurs à la con... Le petit dernier n'était pas si bête, pourtant. Il a deviné la présence de cette garce de Sylvie, et comme elle est partie avec leur camionnette... C'est à voir. Si elle a succombé à ses blessures, bon. N'en parlons plus. Si elle était juste blessée, il faut peut-être s'attendre à la revoir."

  Robert ouvrit la porte de la chambre, au dernier étage, qu'il avait réussi à tenir fermée si discrètement pendant que les agents faisaient le tour de toutes les pièces. Il poussa un soupir de soulagement. Quentin s'était retenu de gémir ou de faire le moindre bruit... presque jusqu'au départ du dernier d'entre eux. 

– "Comment tu te sens, ce matin ? Tu as un peu digéré, ou ça cuit toujours ?"
– "Robert ? Enfin... Je respire. Mon estomac est un four..."

  Le malheureux garçon était allongé sur le lit, entièrement nu, avec une grande poche de glaçons posée dans un torchon, au sommet de son estomac qui grognait et gargouillait comme une vieille roue de moulin à eau... Il faisait si chaud dans la chambre qu'une légère vapeur entourait l'énorme ventre de Quentin comme un voile.
  Le fermier venait pour le rassurer, le réconforter.
  Avec un peu d'hésitation, il pressa doucement les flancs de son gros garçon, à la hauteur des draps. Ils étaient tendres et dodus mais couverts de sueur, et le fermier sentait combien le travail de digestion devait être épuisant.

– "Un peu de patience, mon gros... Tu vas bien dormir et bien digérer. Lorsque tu te réveilleras, tu te sentiras juste plus lourd et tout ira bien."
– "J'ai l'impression que je vais... BUUURRRRP... éclater !"
– "Mais non, mais non. Tu vas grossir, c'est tout."
– "Tu crois ?"
– "Mais oui, mais oui."
– "Tu dis "Mais oui, mais oui", mais tu penses "Mais non, mais non"..."
– "Mais non, mais non."

  Avec précautions, Robert retira la poche posée sur l'estomac de Quentin, qui ne contenait plus que de l'eau tiède, et la remplaça par une autre poche de glaçons.

– "Ça va mieux comme ça ?"
– "Un peu... Mais il fait trop chaud, j'étouffe ici."
– "Tu préfères t'allonger au salon ?"
– "Oui, j'ai besoin de respirer un peu... BUUUURRRRP !"

  Descendre l'escalier jusqu'au salon, c'était vite dit.
  Robert aidait Quentin à chaque pas, pour le mener au premier étage. Le gros garçon tenait son énorme ventre à deux mains et, malgré ses efforts douloureux et patients, il arrivait à peine à poser un pied après l’autre sur les marches. Son estomac grognait toujours, ses intestins gémissaient toujours. La masse de son ventre se balançait doucement et rebondissait contre un mur ou contre un meuble. Il suffoquait toujours, le souffle trop court et tout en sueur.

– "Allez ! Encore un petit effort, mon gros. C’était la dernière marche... On est bientôt arrivés. Tu vas passer la porte, et tu pourras te coucher, et te reposer..."
– "Tu crois que je passe la porte ? Je me sens tellement... énorme..."

  Quentin n’avait pas tort. La porte du salon était large, mais les flancs du jeune homme étaient encore plus élargis, après cette nuit de gavage insoutenable. Il faudrait bien des précautions pour qu’il se faufile dans le chambranle de la porte.

– "Allez, un dernier effort ! Inspire... et retiens ton souffle."
– "Je peux à peine... BUUUURRRRP... respirer !"
– "Laisse-moi faire, alors."

  Doucement, Robert pressa les poignées d'amour et les fesses de Quentin, pour le faire passer dans le salon, au moins à moitié. Plus doucement encore, il se saisit de son ventre au plus large, autour du nombril, en jouant avec la masse onctueuse et grasse, si abondante, pour qu'un bourrelet après l'autre passe le cadre de la porte du salon. Après quelques minutes d'attente, et de nombreux gémissements douillets, Quentin put faire un pas dans la pièce.

– "Je n'en peux plus. Je suis à bout de forces..."
– "Je te crois, mon gros cochon. Tu dois peser au moins trois-cent vingt kilos, avec tout ce qu'ils t'ont forcé à engloutir !"
– "Qu'est-ce que je pouvais faire ? Sylvie voulait me faire éclater." Il caressa son estomac avec la poche de glaçons. "Elle ne sera plus là pour le voir, mais mon ventre est une bombe à retardement..."
– "Mais non, mais non. Ne t’en fais pas. Ça va passer. Tu vas te reposer, tu vas dormir et reprendre ta respiration, et demain matin j’appelle Georges. Ne t’en fais pas, tout ira bien."
– "C’est qui, Georges ?"
– "Un copain, le docteur Gélagnac. Crois-moi, c’est le meilleur médecin de toute la région."
– "Le docteur Gélagnac ? Ses parents l’ont appelé Georges Gélagnac ?"
– "Ben... oui. C’est comme ça. En même temps, son père s’appelle Guy, son grand-père s’appelait Gaston, et son parrain Gérard et sa marraine Germaine. Tu vois un peu le tableau. Il y a vraiment des familles qui ont du vice, ou très peu d’imagination..."

■ ■ ■

  Le docteur Gélagnac était un modèle de médecin de campagne. Il n'y manquait rien, depuis le gilet pour ranger sa montre et ses lunettes cerclées d'or, jusqu'à la petite barbe grisonnante, le chapeau de paille et la trousse de cuir frappée à ses initiales, offerte par ses parents lorsqu'il avait reçu son diplôme. Il exerçait depuis plus de trente ans dans le canton, et il connaissait tout le monde. Il avait parfois aidé à la naissance des uns, et parfois déclaré le décès des autres. Tout le monde lui faisait confiance. On ne l'appelait que lorsqu'on avait besoin de lui. 
  Robert l'aimait bien, parce qu'il ne se faisait pas faute de jouer les vétérinaires, à l'occasion. Le docteur Gélagnac vivait avec sa mère, qui gardait quatre chats. Lui-même possédait trois grands chiens. La santé des bêtes lui importait à peu près autant que celle des hommes ou des femmes, et il était de bon conseil pour les fermiers dont une vache n'arriverait pas à vêler toute seule... ou dont les cochons ne montraient pas un appétit suffisant. Et puis, Robert et lui avaient été à la même école communale, sinon dans la même classe, au moins dans la même cour de récréations. Ils se connaissaient bien, et n'avaient pratiquement pas de secrets l'un pour l'autre.

– "Tu es sûr ?"
– "Absolument sûr. Et puis, on ne peut pas te laisser dans cet état..."
– "Mais tu ne vas pas lui dire... Tu sais..."
– "Quoi, toute la vérité ? Rien que la vérité ? Il trouverait ça drôlement déplacé. On est pas au tribunal. Il est médecin, il ne juge pas."
– "On en a vu, des médecins au tribunal... Tout le monde les croit."
– "C'est parce que tout le monde s'en méfie ! C'est pas facile de mentir à un docteur. Mais toi, tu restes couché. Et tu ne dis rien."
– "D'accord..."

  Après une journée de repos et de digestion, trop lente à son goût, Quentin avait dû remonter dans sa petite chambre d'ami et se coucher dans son lit. C'était là qu'il avait dormi, dans un premier temps. Il trouvait le lit si petit, maintenant, et si étroit ! Robert avait disposé les draps et les couvertures comme il avait pu, pour essayer de couvrir décemment le ventre magnifiquement rond de son gros cochon.
  La sonnerie de la porte d'entrée retentit.

– "C'est lui, je vais ouvrir. Et toi..."
– "Je reste immobile et je ne dis plus rien, maintenant."
– "Oui, maintenant..." Robert reprit la phrase des hypnotiseurs "Dors, je le veux."
– "Je vais te dire, s'il n'y avait que mes paupières qui étaient lourdes..." maugréa Quentin, en fermant les yeux.

  Le gros garçon essayait de se détendre, plongeant sa nuque dans les coussins. Il entendait les deux vieux camarades discuter, en bas, et en montant l'escalier.

– "...Et tu dis qu'il est revenu, comme ça ?"
– "Comme je te dis."
– "Tu me diras, c'est pas trop tôt. J'en avais entendu parler, dans le village, mais on parlait juste d'un beau et grand gaillard. J'aurais dû penser que c'était ton gamin, en effet."
– "On a hésité à en parler, au début. Tu comprends."
– "Bien sûr, bien sûr."
– "De toutes façons, tu ne le reconnaîtras pas."
– "Ah ? Tu sais, ça fait peut-être dix ans qu'il est parti, mais je n'ai quand même pas la mémoire si courte."
– "Ce n'est pas ça. C'est plutôt qu'il a... enfin, tu vas voir."
– "Il a quoi ?"
– "Euh... Il a grossi, surtout. Et pas qu'un peu !"
– "Ah ? Bah ! On a de l'appétit, à son âge."
– "Pour ça, même quand il était gamin, à table, il fallait pas lui en promettre..."

  La porte de la chambre s'ouvrit. Le docteur Gélagnac ressemblait exactement au portrait qu'en avait tracé Robert, avec une voix grave et caressante bien faite pour rassurer les patients.
  Les yeux fermés, comme s'il dormait profondément, Quentin essayait de se représenter l'attitude du médecin. Pendant quelques secondes, il ne dit rien, puis il eut comme une sorte de rire étouffé, comme si Robert lui avait joué un bon tour.

– "Il a grossi, tu dis ? Ah ! Quand tu fais des blagues, toi, tu ne les fais pas à moitié..."
– "Je vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans."

  Les draps du lit se soulevèrent légèrement. Le docteur examinait Quentin. Il eut un petit sifflement d'appréciation.

– "Eh bien ! Eh bien... Pardon, monsieur. En effet, pour du ventre, c'est tout un ventre..."
– "Au moins, je ne te fais pas venir pour rien."
– "Certes. Mais, dis-moi... Il dort ?"
– "Il est rentré hier, il était complètement épuisé. Je ne sais pas où il a été traîner, mais ils ont dû faire une sacrée bringue !"
– "Euh, heu... Je ne vois pas où il aurait pu aller. On les connaît, les tavernes des environs. Et pour un jeune gars comme lui, il n'y aurait pas de quoi être à la fête."

  Le docteur auscultait attentivement, caressant et pressant la peau du ventre de Quentin, qui s'efforçait de ne pas réagir, en se concentrant sur sa respiration lente et calme.

– "En tous cas, il est toujours aussi bien bâti, ton petit gars. Il tient de toi, c'est sûr ! Il serait vraiment sain et vigoureux, mais alors..." 

  Soudain, le docteur Gélagnac mit une claque sonore sur les flancs de Quentin, pour voir la réaction des tissus. Et peut-être pour le réveiller.

– "Mais alors, malheur ! Quel ventre... Ce qu'il peut être GRAS ! On croirait tâter les flancs d'un de tes porcs, et pas les plus à plaindre..."
– "Je suis bien d'accord."

  Quentin se laissait faire, tout en écoutant attentivement. Le docteur pressa encore un peu son ventre et ses poignées d'amour, et sa poitrine, en remontant doucement jusqu'à son cou et à son visage.

– "Il était déjà bien dodu lorsqu'il est revenu à la maison ?"
– "Euh, heu... Il était loin d'avoir autant d'embonpoint. Vivre tout seul, sans papa-maman, ça leur va bien deux ou trois mois, mais après c'est vache maigre."
– "Il a bien fait de se reprendre, et de passer de vache maigre à... cochon bien gras ! Sérieusement, Robert, ce n'est plus de l'appétit quand on en est rendu à ce point ! Quelle abondance de graisse, ici et là... Et là... Et encore !"
– "Oui, il a bien profité..."

  Le fermier baissait les yeux, pendant que le docteur s'échauffait. Il avait fait, plus ou moins, le tour du ventre de Quentin. Le gros garçon, qui passait toujours pour assoupi, s'amusait de ces traitements. D'un autre côté, il lui vint l'idée qu'il pourrait peut-être jouer un bon tour, lui aussi, à son fermier...

– "Mais quel ventre, bon sang de grillade au feu de bois ! Quel énorme dôme de viande ! Quelle architecture charcutière... Ha ha ! Tu piges ?"
– "Euh... quoi ?"
– "Architecture charcutière", répéta le docteur avec un clin d’œil, pendant qu’il ouvrait sa mallette à instruments. "C’est un anagramme. C’est pas mal, hein ?"
– "C’est pas bien malin... Alors, plus sérieusement, tu en penses quoi ?"

  Le docteur Gélagnac tâtait doucement les épaules de Quentin, rondes et bien en chair, comme de la pâte. Il en venait à son cou, large et coulé dans les épaules par son double menton. Son attitude changea. Ses mouvements étaient plus courts et plus précis.

– "Ah ? Tiens, tiens ! Alors ça, c'est autre chose..."
– "Qu'est-ce qu'il y a ?"
– "Oh, tu ne vas pas être content, Robert. Le cou de ce garçon est douloureux. Et ses joues sont bien bouffies... Très bouffies, en vérité... Mais sa gorge doit être toute rouge, et son gosier ne doit pas être fier non plus."
– "C'est-à-dire ?"
– "C'est-à-dire..." Le docteur posa ses mains très doucement sur l'estomac de Quentin, qui ne put s'empêcher de gémir. "Eh ! C'est-à-dire que je me demande bien avec qui il est sorti, en effet ! Je suis convaincu que ton gamin a été gavé."
– "Gavé ?"
– "Oui. Comme une oie. Et je ne dis pas ça pour plaisanter. On lui a planté un tube dans le gosier pour l'engorger, de force, peut-être bien avec un entonnoir."
– "Sérieux ?"
– "Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Et ils ont dû y aller comme de vrais sagouins... On se demande ce qu'ils lui ont fait avaler ! Son estomac est encore en train de digérer. Une digestion de quarante-huit heures, c'est relativement normal, mais pas avec l'estomac encore lourd et gonflé à ce point..."

  Pendant quelques instants, Quentin n'entendit plus rien mais le silence dans la chambre était presque aussi pesant que son estomac.

– "Dis-moi, Robert... On m'a dit que des policiers étaient venus ici, hier matin. Ils ont trouvé de drôles d'œufs de Pâques cachés un peu partout dans ta cour ?"
– "Bah... Des œufs cassés, alors."
– "Et pendant que ces inconnus venaient faire une omelette chez toi, ton fils se faisait gaver à bloc et remplir l'estomac comme un œuf ? Et un œuf d'autruche alors, nom d'une poule à poil !"
– "Moi, je veux bien..."
– "Ça en fait, des allers et des venues."
– "Je suis bien d'accord."
– "Surtout ici, dans ce que tu as toujours appelé toi-même ton terrier d'ours. En une nuit, tout ce monde qui va et vient..."
– "C'est bien pour ça que je ne souhaite voir personne dans ma cour. Tu vois un peu le résultat."

  Le docteur Gélagnac sourit.

– "Admettons. Après tout... Moi, ce qui m'importe, c'est la santé des vivants. On peut boire à la santé des morts, mais c'est pas l'heure de l'apéro."
– "Ça me va."
– "Alors, ton fils ? Soyons un peu raisonnables... Je ne sais pas qui sont ses amis, ses amies, enfin ses fréquentations mais il s'est bien fait entuber, passe-moi l'expression. Je ne sais pas si c'est un nouveau jeu entre jeunes, ou une forme de bizutage qu'on ne connaissait pas à la Faculté, mais il vaut mieux qu'il évite de les revoir, si c'est pour se retrouver gavé comme un canard gras !"
– "Pour ça, je lui ferai la leçon. Ne t'inquiète pas."
– "Et puis... C'est pas tout ça. Quand on le regarde un peu mieux, ton gamin..."
– "Oui ?"

  Quentin sentait que le fermier, son "père", n'était pas tranquille, malgré son attitude toujours nonchalante et peu causante.

– "Eh, pour un garçon de ferme, je ne dis pas... Mais il est tout de même obèse, et je n'en ai pas vu beaucoup comme lui. Même le fils du charcutier, que son père traitait comme une poubelle de table et qui éclatait de viande rouge, gras comme un lardon dans une poêle à frire... Excuse-moi de te le dire mais, en comparaison, c'était presque un modèle de petit pâlot souffreteux et rachitique. Il est beaucoup trop gros et grassouillet, ton petit gars."

  Ce discours du médecin, sous ses dehors moralisateurs et diététiques, faisait sourire le fermier et enchantait son "fils".

– "Que veux-tu ? La plupart du temps, comme il travaille bien et qu'il aide pour les travaux les plus pénibles, je le traite bien. C'est qu'il a de l'appétit, comme tu t'en souviens..."
– "Bon. Je ne demande pas mieux... Mais tu ne m'avais pas appelé sans raison, et il y a de quoi s'inquiéter quand on trouve ton fils aussi rougeaud et bouffi, et empâté."
– "C'est qu'il aura été gavé n'importe comment. Avec n'importe quoi ! Tu sais qu'avec moi, il ne sera jamais nourri que des bons produits de la ferme."
– "Oui, je te connais. Mais enfin, pour tout ça, je pense que la décision revient à ton gamin. Si ça lui convient comme ça, et tant qu'il travaille comme tu dis, je n'ai pas d'objection."
– "Je verrai tout ça avec lui, lorsqu'il se réveillera."
– "Bien."

  Quentin remuait lentement, de droite à gauche dans le lit, faisant gigoter la masse de son ventre, si abondante, souple et grasse. Les deux hommes se retournèrent lorsqu'ils l'entendirent gémir, comme en plein sommeil.

– "J'ai faim..."

  Le docteur et le fermier s'approchèrent pour mieux l'entendre.

– "Papa... J'ai faim. J'ai faim... Papa, s'il te plaît... Donne-moi à manger encore... Encore, encore... J'ai faim..."

  Robert se préparait à reconduire son ami le docteur.

– "Voilà. Tu vois comment il est..."
– "Je vois, je vois. Tu peux te féliciter d'avoir un vrai goinfre pour t'accompagner dans tes travaux quotidiens."
– "Qu'est-ce que je dois faire, alors ?"
– "Mais... Ce qu'il dit. Ce gros garçon a faim ? Eh bien ! Qu'il mange, puisqu'il a faim ! Et qu'il mange encore, jusqu'à satiété !"
– "Tu parles d'une ordonnance."
– "Je n'en rédigerai pas souvent d'aussi agréables."

■ ■ ■

  Le commissaire Lallouz s’impatientait.
  Le rapport qu’il avait sous les yeux se lisait, péniblement, dans sa description de cette nuit tragique : "La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur une cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l’âme de la solitude soupirait dans toute l’étendue..."

– "Quel charabia... Nom de Dieu ! Moreau ?"

  L’inspecteur Moreau, un jeune homme à la mine éveillée, entra dans le bureau de son officier supérieur et salua sobrement.

– "Eh bien ! Moreau, qu’est-ce que c’est que ce rapport ?"
– "Ce sont les premières conclusions de mon enquête, après avoir procédé à une rapide reconstitution des faits."
– "Ah oui, ces quatre jeunes gens qu’on a retrouvés dans la cour de... Chez qui était-ce déjà ?"
– "Mais... chez Robert, monsieur le commissaire. Tout le village ne parle que de cet incident, depuis deux jours."
– "Chez Robert... Robert ? Oh ! Oh, mais..." Le commissaire réfléchissait. "C’est qu’il m’a promis d’apporter deux cochons sur pied, pour le mariage de ma nièce, et il doit s’occuper de tout sur place."
– "Commissaire ?"
– "Ma nièce, vous savez bien. La fille à ma sœur, quoi ! Elle doit épouser le vicomte de Vaux, de la famille des Vaux-Éparmont. C'est pour dans un mois... Toute une affaire, la grosse galette. Enfin, ma sœur me tanne le cuir avec ça depuis assez longtemps. Qu’est-ce que vous lui voulez enfin, à Robert ?"
– "Euh... Rien de particulier, mais ces quatre morts suspectes, dans sa cour, en pleine nuit... Les collègues et moi, on n’est pas sûrs."
– "Bon, ça fait désordre, bien sûr. Mais enfin, si j’ai bien compris, ces quatre types-là faisaient partie d’une bande ? Ils sortaient tout juste de prison ?"
– "Oui."
– "Eh bien ! C’est un règlement de compte, et voilà tout."
– "Mais pourquoi se seraient-ils retrouvés tous les quatre, dans cet endroit perdu ? Même les agents du service médico-légal ont eu du mal à trouver leur chemin..."
– "En voilà une raison ! Sans le savoir, vous êtes tombé juste ! Un endroit tout-à-fait à l’écart, c’est parfait pour un rendez-vous et une embuscade."
– "Tout de même... En pleine cour de ferme..."
– "Ils se sont peut-être réunis en rase campagne, et ils se sont rabattus par là lorsqu’ils ont commencé à se tirer dessus, voilà tout ! Est-ce qu’on choisit où on va se faire tuer, Moreau ? Et est-ce qu’on peut empêcher que des inconnus viennent s'entre-tuer sous vos fenêtres ? Hein ?"
– "Peut-être..."
– "Mais j’en suis sûr ! Et aussi, qu’est-ce que c’est que cette description des événements ?"
– "Ah, ça ? C’est mon collègue qui était un peu à court. Il a cru bien faire en recopiant un passage d’Atala, qu’on lui avait fait apprendre à l’école."
– "Atala ? Qu’est-ce que c’est que ça, Atala ?"
– "Un roman, je crois. De Chateaubriand."
– "Ah ? bon. Enfin, ça n’a rien à foutre dans un rapport d’enquête. Vous le direz à vos collègues, inspecteur Moreau."
– "Bien, commissaire Lalloux."
– "Lallouz ! On prononce le Zed. Vous l’oubliez tout le temps..."
– "Je tâcherai de m’en souvenir, commissaire."
– "Vous ferez bien, foi de Lallouz ! Et puis, n’en parlons plus... Ou plutôt, parlons-en mais une bonne fois pour toutes : n’allez pas emmerder Robert pour une sordide histoire de règlement de compte comme ça." Le commissaire pensait tout haut. "Ah non ! Je n’ai pas envie que ma sœur me tombe encore dessus parce qu’il ne serait pas disponible avant le mariage. Et ma nièce épousera son vicomte, foi de Vaux !"

  L’inspecteur Moreau hésitait à sortir du bureau.

– "Il y a autre chose ?"
– "C’est-à-dire que... Oui. Vous savez que Robert vit seul, dans sa grande ferme isolée."
– "Bien sûr, je le sais. Tout le monde sait ça ! Un ours comme lui..."
– "C’est que, justement... Il n’était pas seul, lorsque nous avons procédé à notre petite enquête."
– "Ah, inspecteur Moreau, il faudrait s’entendre ! Il vit seul ou il ne vit pas seul ?"
– "Il vivait seul. Mais il ne vit plus seul."
– "Vraiment, vous avez l’art de compliquer tout ce que vous prenez en mains. Je ne vous confierais pas plutôt un tournevis que vous m’en feriez un tire-bouchon ! Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?"
– "Robert aurait recueilli un jeune homme chez lui."
– "Depuis longtemps ?"
– "Euh... Quelques mois, en effet."
– "Bon. Et alors ?"
– "Nous aurions souhaité l’interroger."
– "Vous ne l’avez pas fait ?"
– "C’est que... Non, Robert ne nous a pas laissé le voir."
– "Pourquoi ?"
– "Il nous a dit qu’il était malade."
– "Bon. C’était peut-être vrai. Vous auriez l’air malin, maintenant, si vous étiez revenus avec la scarlatine ! On en aurait fait des blagues sur tout le service, dans tout le canton ! Ah, ces flics ! Même pas foutus d’attraper un rhume... Si vous croyez que j’ai besoin de ça !"
– "En effet, commissaire Lallouz. Je suis bien de votre avis, mais..."
– "Mais quoi ? Vous en avez, des méthodes... Toujours à vous empêtrer, soit-disant pour démêler le vrai du faux, le frais du veau... Alors ?"
– "C'est que..."
– "Quoi ? Personne ne l’a vu, ce jeune homme ?"
– "Euh... Si. Quelques personnes du village, de temps en temps... Assez rarement... Le docteur Gélagnac est passé le voir, hier matin."
– "Le docteur ? Eh bien ! Et vous vous demandiez s’il était malade ? Vous êtes un fameux enquêteur, Moreau !"
– "J’aurais juste souhaité en savoir un peu plus."
– "Pourquoi donc ? Maintenant que vous m’y faites penser, Robert avait bien besoin d’un assistant, pour tout le travail qui l’attend chaque jour, à la ferme. Il ne rajeunit pas non plus, le gaillard !"
– "Le docteur Gélagnac aurait déclaré au village que c’était son fils, et qu’il était de retour."
– "Ah ? En effet, c’est plus étonnant. Il y avait longtemps qu’il avait claqué la porte derrière lui, celui-là. Enfin, si je comprends bien, il n’y a aucun mystère dans tout ça. Je comprends bien que Robert ait accueilli son fils à bras ouverts. Vous qui avez des lettres, ça vous dit quelque chose, le retour de l’enfant prodigue... Comme quoi, ça existe encore !"
– "Un malheureux enfant aux ours abandonné..."
– "Un quoi ? Aux quoi ? Mais enfin, qu’est-ce que vous me chantez encore, Moreau ?"

  Le jeune inspecteur rougit.

– "C’est dans Racine. Athalie..."
– "Athalie ?..." répétait-il en ouvrant de grands yeux. "Nathalie ! Qu’est-ce que c’est encore, Athalie ? C’est même pas un prénom..."
– "C’est la dernière tragédie de Racine, commissaire."
– "Ho, ho ! En voilà assez. Vous avez bien des loisirs pour vous tenir au courant des derniers spectacles à la mode... Est-ce que j’ai le temps pour tout ça, moi, avec les invitations à envoyer pour le mariage de ma nièce ? Et pour commencer, ou pour en finir, inspecteur Moreau, retenez bien une chose. De tout ce que vous m’avez présenté comme éléments ou indices propres à faire avancer notre enquête, j’aurai trois mots à vous dire : Je. M’en. Fous ! Est-ce que c’est assez clair comme ça, même pour vous ? Je me fous de vos considérations sur les victimes, sur leur passé en tôle, leur présent dans le tiroir et leur avenir en boîte ! Je me fous de vos soupçons concernant les lieux de l’incident, et sur Robert qui est un honnête homme, et un ami... enfin, quand il veut bien... et un fermier qui vous en apprendrait d’autrement plus raides, avec une seule main ! Allez donc lui demander de vous donner des cours de français, vous aurez une bonne leçon ! Enfin moi, je m’en fous. Je me fous de savoir que Robert et son fils ont fini de se tirer la gueule. Et je me fous de vos rapports rédigés en français d’opéra-comique. Et Athalie et Atala, et patati et patata... Non mais, vraiment ! Je. M’en. Fous. Que ce soit bien clair entre nous !"

"Je me fous de Racine et de Chateaubriand"

entonna-t-il, presque en le chantant. "Voilà. Tout ça, votre rapport, et vos conclusions, et vos confusions de temps, de noms et de lieux, je m’en fous comme vous n’en avez pas le moindre commencement d’idée. Même pas le moindre soupçon. Je m’en fous d’une force, mais d’une puissance..."

  L’inspecteur Moreau, rouge comme un carton en pleine finale de la coupe du monde de football, n’attendait que la fin de l’orage pour pouvoir sortir.
  Enfin, d’un mouvement de tête échangé d’officier supérieur à subalterne, il sortit du bureau du commissaire, en ayant soin de refermer sans bruit la porte derrière lui – porte où était peint en lettres capitales "C. Lallouz".
  Il hésita seulement un instant. Le commissaire, en classant toute l’affaire d’un coup de tampon, n’avait pas encore fini d’aboyer après lui.

– "Et je me fous de vos dilemmes, Moreau !"

■ ■ ■

  Depuis le début de la journée, Quentin ne faisait que manger. Il serait bientôt midi, et il venait de finir sa dernière crêpe, en nettoyant son assiette de tout le beurre et le miel qui la recouvraient. Il n'attendait que les premières quiches et le rôti de porc pour commencer son repas de midi. Il poussa un long soupir.
  Confortablement assis contre les coussins, sur ses matelas, sa digestion n'était plus aussi bruyante et encombrée. L'énorme quantité de perles et de lait qu'il avait été forcé d'ingurgiter avait enfin été assimilée. Son appétit était toujours incontrôlable.
  Quentin avait été pesé, à jeun avant son petit-déjeuner. Sans surprise, ce gavage lui avait fait prendre du poids. Beaucoup de poids.

– "Trois-cent soixante-huit kilos !" avait annoncé Robert.

  Fier de son poids, et fier de sa force lorsqu'il portait des charges dans la cour ou lorsqu'il coupait du bois, Quentin travaillait surtout en fin de journée ou en début de matinée, avant de s'asseoir et de se repaître jusqu'à ne plus pouvoir bouger...
  Le gros garçon travaillait essentiellement à s'engraisser. Il était plus vorace que jamais. Son "père" le fermier – puisque tout le monde le considérait ainsi, comme la nouvelle avait fait le tour du canton depuis la visite du docteur Gélagnac – Robert était aussi fier de lui, de le voir bien travailler, se reposer, se poser et bien manger... comme un porc !

– "Tu as toujours aussi bon appétit !"
– "Mieux que ça. J'ai toujours FAIM. Il faut que tu me nourrisses vraiment plus, et vraiment lourd..."
– "Voyez-vous ça. Je ne te laisse quand même pas mourir de faim !"
– "Oink oink !"
– "Allez, ça vient !"

  Le gros garçon le suivait en se dandinant, tout luisant de sueur.

– "Robert... J'aurais une faveur à te demander..."
– "Tiens ? Tu veux encore plus de crème sur tes rognons poêlés aux champignons ? Tu sais, si j'en mets autant que tu en réclames, ça sera plus des rognons à la crème, mais de la crème avec des morceaux de rognons dedans..."
– "C'est pas ça... Tu sais, quand Sylvie est partie ?"
– "Oui ?"
– "Elle a laissé tout en plan, dans la cuisine."
– "L'entonnoir et tout le reste ? Oui, j'ai juste eu le temps de mettre le tout au débarras, pour que les flics ne se doutent de rien... Pourquoi ?"

  Quentin plongea ses regards dans ceux de son fermier.

– "Elle a laissé les sacs de perles, et les bidons de lait... non ?"
– "Euh, oui, je crois... Tu ne vas pas me dire que tu veux en manger !"
– "Je ne sais pas si je veux, mais j'en ai envie... Et j'en ai besoin."
– "Besoin, comment ?"
– "Je veux qu'on puisse effacer ce moment où Sylvie m'a retrouvé. Je veux... Oui, je veux que tu me gaves de perles, mieux qu'elle l'a fait ! Et à l'entonnoir."
– "Tu y tiens vraiment ?"

  Le gros garçon secouait la tête, bien décidé.
  Il était si joufflu et si séduisant que le fermier ne pouvait pas refuser ce petit service à son porcelet le plus gros et le plus gras...
  Soir après soir, ils se débarrassèrent ainsi de tous les sacs et de tous les bidons de perles au chocolat, dont Quentin se montrait toujours si friand. Après en avoir avalé cinq kilos, noyés dans cinq ou six litres de lait, le gros garçon était si repu qu'il en rugissait de satiété :

– "BUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRP !"

  Au bout d'un mois de ce régime, soutenu par un abondance toujours plus grande de "bons petits plats" que Robert préparait avec amour, pour satisfaire l'appétit si vorace de son beau gros cochon, Quentin s'estimait satisfait. Il avait pris une sorte de revanche sur Sylvie et sa bande... et il avait magnifiquement engraissé !

– "On fait l’essai ?"
– "Oh ? C'est ambitieux, dis-donc. Allez, on essaie ! Bouge un peu de ton matelas, mon gros..."

  Quentin se dandinait, pendant que son fermier l'aidait à se lever. Il était presque parfaitement rond, plus large que rond et comme une boule de pâte débordant un peu au niveau du nombril. Robert se saisit de Quentin, vivement, et tenta de le soulever en le prenant à bras le corps jusqu’à le porter en position debout.
  Le gros garçon était déjà à bout de souffle.

– "Allez, un petit effort ! " murmura Quentin, presque en ronronnant. "J'ai bien grossi, mais on va voir si tu y arrives toujours... gros ours !"

  Robert empoigna les flancs de Quentin, mais ils étaient trop larges. Il devait se baisser pour le soulever, ce qui n'était pas commode... Le fermier transpirait à grosses gouttes, et sa prise n'était pas assez assurée sur le corps lisse et onctueux de cet énorme cochon, engraissé à point.

– "Tu es peut-être enfin assez gros et gras, mon petit Quentin."
– "Mais j'ai encore faim... Je suis un tout petit porcelet."
– "On va te mettre sur la balance !" proposa Robert en riant. "On verra bien où il en est, ce petit porcelet tout efflanqué..."

  Sur la balance, et devant les cochons qui l'observaient depuis leur soue, leurs petits yeux noirs comme agrandis d'admiration, Quentin posa prudemment un pied après l'autre et se tint debout en équilibre, calmement.

– "Eh bien ! Quand je te disais que tu étais bien assez GROS..." riait le fermier.
– "Comment ça ?"
– "Quatre-cent kilos, mon petit porcelet... bien gras !"
– "Quatre-cent ?"
– "Presque. Trois-cent quatre-vingt dix-sept kilos. Et des grammes..."
– "Ah non, alors ! Non, je ne suis pas d'accord ! Quatre-cent kilos, ce n'est pas... Comme tu as dit. "Presque", ce n'est pas le compte... Il me manque plus de deux kilos. Je suis trop maigre de deux kilos ! C'est pas étonnant que j'aie toujours autant faim !"
– "On va remédier à ça. Tu ne vas pas tarder à les prendre, ces deux petits kilos."
– "J'espère bien !" protestait Quentin, en se tâtant les flancs. "Tu imagines un peu ce que diraient les gens ? Que le fermier, qui s'occupe si bien de ses cochons, laisse son fils tout maigre avoir faim à longueur de journée..."

  Cette nuit, Robert prit sa revanche à sa manière, sur les matelas, dans toutes les positions qui leur étaient si favorables maintenant. Quentin vint se blottir contre lui pour s'endormir, tout tendre et dodu.

– "Je ne laisserai jamais personne dire que tu ne prends pas bien soin de moi..."

■ ■ ■

  Parfois, des moments de digestion un peu plus lourde que d'habitude empêchaient Quentin de dormir. Il n'hésitait pas à réveiller Robert. 

– "Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as mal au ventre ?"
– "Non, je digère... J'engraisse..."
– "Alors, quoi ?"
– "Je me demandais... C'est vrai, ce qu'on dit, qu'une bonne méthode pour se débarrasser d'un cadavre, c'est de les donner à manger à des cochons ?"
– "On dit ça ?"
– "Oui. J'entendais des gars le dire, en prison. Et dans des bouquins... Il paraît que ça bouffe absolument tout, les cochons."
– "C'est pas une raison pour leur faire bouffer nos morts..."
– "Mais c'est vrai ?"
– "J'en sais rien. Il paraît, mais ceux qui prétendent que c'est une bonne méthode sont des perdreaux d'un sacré calibre. C'est complètement con."
– "Pourquoi ?"
– "Mais parce que les cochons se contentent de tout bouffer. Ils ne font pas tout disparaître. On retrouve toujours un bout de mâchoire, avec des dents comme-ci et comme-ça, ou des anneaux de mariage, tout ce que tu veux... On en fait des épisodes d'enquêtes policières, tu parles d'une recette. C'est idiot. Et puis, c'est suspect. Regarde un peu... Si j'avais donné tes quatre copains à bouffer à mes cochons, qu'est-ce qu'on m'aurait collé comme enquête ! Alors que là, comme ça, on m'a laissé tranquille... Et toi aussi."

  Robert caressait le ventre sensuellement rebondi de son petit porc.

– "Comment tu as fait pour te débarrasser d'eux ?"
– "J'étais planqué à la cave. Personne ne sait où se trouve l'entrée, elle est bien cachée. C'est mon oncle qui avait trouvé cette planque, et ça lui a bien servi. Et à moi aussi."
– "Et ils se sont entre-tués tout seuls ?"
– "Oui et non... J'avais trouvé comment projeter ma voix à un endroit ou à un autre, pour qu'ils tirent dans tous les sens. Alors je les ai fatigué, d'abord. Et je les ai rendu nerveux. Et puis, j'ai compris où ils étaient situés, comment ils se faisaient face sans se voir et j'en ai joué, comme avec des pions. "
– "Quelle histoire..."
– "C'est ce qu'en disent les flics. Les cadavres ont été identifiés. La version du règlement de compte au sein d'une bande a été validée. Ils pensent même que celui qui s'est enfui, pour finir... c'est toi."
– "Moi ?"
– "Eh ! oui... Quentin, le dernier membre de la bande."
– "Mais... la police me cherche, alors ?"
– "La police, la police... Ils en cherchent bien d'autres ! Si ça se trouve, sans nouvelles de ta part, ils vont déclarer que tu as succombé à tes blessures. Enfin, personne ne te cherchera plus ici, chez moi. On en est débarrassés."
– "Il faudrait qu'on se débarrasse du reste..."
– "Quoi, le reste ? Tu as tout bouffé, mon gros. Il n'en reste plus rien. Tu as fini par avaler près de soixante kilos de ces perles pour t'engraisser ! Je dois quand même reconnaître qu'elles sont efficaces !"

  Quentin embrassa le fermier plus fermement, de ses bras souples, musclés et potelés. Il souriait.

– "Comme quoi, tu vois qu'on peut se débarrasser des preuves, avec un bon cochon comme moi."
– "Ha ha ! Pour ça, oui. C'est que ça boufferait n'importe quoi, ces petits cochons mal élevés..."

  Le fermier pressait les poignées d'amour, bien dodues et rondelettes de Quentin. Le gros garçon en riait, plus chatouilleux que jamais.

– "Oui ! C'est que ça fait bien engraisser, toutes ces perles avec tout ce bon lait. Ta panse a pris du ventre, et ton lard a fait du gras... Mauvaise graine, va ! Avec toute cette mauvaise graisse !"

  Les deux hommes reprenaient leur lutte, sous une forme des plus sensuelles.

– "Je pensais à d'autres perles... dont je voudrais me débarrasser."
– "Quoi ? Celles de la bijouterie ?"
– "Oui... Je ne l'ai dit à personne, mais si tu montes dans ma chambre... Je veux dire, celle où j'ai dormi au début, les premières nuits, là où le docteur m'a examiné..."
– "Oui ?"
– "Dans la colonne, le long du montant à droite de la tête de lit... Si tu enlèves la figure qui est au sommet, celle qui ferme le tube, tu trouveras le bout d'un torchon qui dépasse un peu. J'y ai caché le collier de perles."

  Le fermier se releva, sortit du salon et monta jusque dans la chambre.
  Après quelques minutes, il revenait en tenant entre ses mains un long et somptueux collier de perles de différentes grosseurs.

– "Mauvaise graine, mauvaise graine..." répétait-il en souriant. "Je m'en vais te la faire transpirer, ta mauvaise graisse ! Demain matin, je te mets au régime. Tu vas manger tellement d'omelettes, tellement de quiches, tellement de rôtis avec des pâtes, et du chapon bien gras, et du ragoût avec des pommes de terre poêlées, et tant et tant de bonnes choses que tu pèseras bientôt quatre cent-vingt kilos, en bonne pâte..."

■ ■ ■

  Trois mois plus tard, Quentin avait la satisfaction de féliciter son fermier pour ses promesses parfaitement tenues.

– "Quatre cent-vingt-deux kilos ! Es-tu content, mon gros porc ?"
– "Oh, oui ! Et je suis fier d'être ton gros porc... Même tes plus beaux porcelets ne sont pas aussi gras et replets que moi !"
– "Ne dis pas ça, j'espère qu'un ou deux d'entre eux pourra nous rapporter un ruban aujourd'hui..."

  Sur le chemin de la foire agricole, Quentin somnolait. Il était encore assez repu après son petit-déjeuner. Ses joues rondes et roses comme des pêches reposaient sur ses épaules, comme il était confortablement calé à l'arrière, avec six beaux porcelets tous plus beaux les uns que les autres, souples, sains et bien en chair. 
  Robert n'ambitionnait pas de décrocher le ruban bleu. Son enclos se tenait assez modestement, dans un angle du parc des expositions. Il avait retrouvé de vieilles connaissances. Certains faisaient partie du jury.

– "Et c'est votre fils, ce beau et grand gaillard ?"
– "Eh oui ! Comme vous voyez."
– "Dame ! Il fait plus envie que pitié... Ah, ça ! Il fait plaisir à voir."

  Quentin se trouvait entouré de compliments... et de gens qui lui offraient de goûter à leurs brioches, à leurs pâtés, à leurs fromages, à leurs tourtes ou à leurs pâtisseries. Avant midi, le beau gros garçon se trouvait à nouveau repu et gavé !

– "Je ne pensais pas que Robert était aussi populaire, dans ces foires..."

  Il y avait beaucoup de monde, et Quentin se sentait un peu mal à l'aise. Il était si grand qu'on ne pouvait pas l'ignorer – et si obèse que beaucoup de gens en murmuraient, parfois en le pointant du doigt discrètement.
  L'heure de la remise des prix approchait. Quentin essayait de tromper son ennui en se promenant un peu dans les allées. Malheureusement pour lui, à chaque pas, on lui proposait une tranche de saucisson, une tartine de foie gras ou un verre de vin blanc. Il ne se permettait jamais de refuser, mais il ne put retenir aussi un rot des plus sonores, en pleine foule.

– "BUUUUUUURRRRRP..."

  Rougissant, il s'éloigna un peu des grands passages.
  En bordure du parc, il vit une silhouette qui lui rappelait quelque chose. C'était une jeune femme qu'il avait déjà rencontrée. Il se demandait s'il ne l'avait pas rencontrée ici même. 

– "Alors, ça... J'en aurai le cœur net."

  Il s'approcha d'elle et, à sa grande surprise, elle ne se retira pas en le voyant.

– "Bonjour, Quentin."
– "Bonjour... Mais... On se connaît ?"
– "On se connaît assez bien... Je t'ai appelé Quentin, non ?"
– "Oui. C'est vrai."

  Ce fut lui qui eut un mouvement de recul, et elle qui le retint.

– "T'en fais pas. Je ne suis pas là pour te faire du tort. C'est fini, tout ça."
– "Qu'est-ce que tu fais ici, alors ?"
– "Justement, je te cherchais. Je pensais qu'on pourrait se croiser ici."
– "D'accord..."
– "On s'est rencontrés ici, exactement. Je m'occupais de produits industriels pour l'alimentation des animaux en élevages... On a sympathisé, et tu es repartis avec des perles que tu dois bien connaître."
– "Oh..."
– "À en juger par ton poids, tu as dû en faire une consommation assez... étendue."
– "C'est Sylvie qui t'envoie ?"

  Elle eut un petit rire, plaisant et frais.

– "Si on veut... On pourrait plutôt dire que c'est moi qui l'ai envoyée."
– "Comment ça ?"
– "On est cousines, Sylvie et moi. On dirigeait la bande ensemble. Enfin... Je lui donnais des idées, je suggérais des plans d'actions, je lui signalais des occasions."
– "Comme le braquage d'une bijouterie ?"
– "Oui... Ou le fait que j'avais retrouvé un ancien complice, par le plus grand des hasards. Et comme le hasard fait bien les choses..."
– "Vous auriez dû en rester là. Les autres sont morts."
– "Je sais. C'est triste. On ne sera pas nombreux à les regretter, mais c'est triste."
– "Et Sylvie ?"
– "Elle va bien. Elle est revenue chez moi, complètement paniquée, terrorisée. On a attendu de voir comment tournerait l'enquête... Il a drôlement bien manœuvré avec tout le monde, ton fermier."
– "C'est vrai. Il est drôlement fort."
– "Enfin, on a aussi appris que les perles avaient été retrouvées. On n'aurait pas dû te harceler comme ça. On ne va pas tomber dans les bras l'un de l'autre mais bon... Pour Sylvie et moi, c'est sans rancune."
– "Ça me va. Sans rancune."

  Il s'éloignait. Une rumeur s'élevait autour de l'enclos de Robert, alors qu'il n'était pas là... On annonçait, depuis quelques minutes, les prix remis au meilleur pâté de campane, à l'eau de vie de poire la plus savoureuse, aux meilleurs saucissons de diverses catégories, au verrat périgourdin le plus appétissant, à la plus belle truie avec son cochon de lait, à la meilleure tourte, à la meilleure chair à saucisse, à la liqueur de châtaignes la plus piquante...
  Quentin s'apprêtait à rejoindre ces groupes, festifs et bruyants. Il se retourna juste à temps pour lui dire :

– "Mais maintenant, foutez-nous la paix !"

  La cousine de Sylvie lui fit un signe de tête qui signifiait que tout était oublié.

– "Quelle tête de cochon, Quentin !"
– "La tête... et le reste !" répondit-il fièrement, en tâtant son ventre, que son T-shirt et sa salopette enveloppaient de très près.
– "Je crois qu'ils t'appellent."
– "Moi ?"
– "C'était pas ton nom qu'on vient d'entendre ? Allez, amuse-toi dans ta nouvelle vie, mon gros ! Qui vivra... verrat !"

  Le président du jury venait, en effet, d'appeler Quentin au milieu de tout le monde pour lui remettre un grand ruban bleu, orné de lettres dorées, que son assistante accrocha au premier bouton de sa salopette.
  Son discours n'était heureusement pas fini.

– "Pour cette édition de notre grand concours, nous avons décidé de faire une exception et de saluer un éleveur qui fait honneur à toute la profession... C'est beau de voir un père et son fils partager la passion de l'élevage porcin dans sa grande tradition ! C'est beau de voir ces porcelets, si sains et si soyeux, si dodus et si appétissants. Mais c'est encore plus beau de voir un père et son fils se réconcilier, après des années de brouille, autour de cette belle tradition professionnelle, et cela fait plaisir de voir un jeune éleveur si épanoui, si souriant, si..."
– "Obèse ?" suggéra Quentin.
– "Si bien portant !" accentua le président. "Et c'est avec joie que nous saluons tous, à l'unanimité, les efforts de notre ami Robert qui participe depuis des années à toutes nos foires agricoles."

  Quentin, photographié sous tous les angles, souriait en rougissant. Il sentit sur son épaule la main de son fermier. Robert l'embrassa comme un père, pour la galerie... Puis, sans prévenir, il l'empoigna des deux mains, fermement, au niveau de la ceinture, et le souleva jusqu'à ce que le gros garçon puisse s'asseoir sur ses épaules ! 
  Il y eut toute une nouvelle vague de flashes des photographes. Les applaudissements redoublèrent, avec des cris d'admiration dans tout le hall d'exposition...
  Après quelques minutes, où les deux hommes saluèrent la foule en tournant sur place lentement, Robert reposa son gros garçon devant lui. Quentin était tout ému, et tout tremblant.

– "Mais comment ? Tu arrives à me soulever comme ça, alors que je pèse plus de quatre cent-vingt kilos... Et avec tout ce que j'ai mangé ce matin, au petit-déjeuner... Et tout ce dont j'ai été gavé, depuis qu'on est arrivés ici ?"
– "C'est les poignées, avec ta salopette... Ça aide."

  Les deux hommes échangèrent un regard complice, que personne autour d'eux ne pouvait comprendre. Ils étaient, l'un et l'autre, grands, forts et lourds – chacun à sa manière. Quentin se sentait fier d'être aussi gros et gras, et bien pesant, mais il se sentait fier aussi en voyant que son fermier était toujours capable de le soulever.

– "Une ceinture avec des poignées. Il faudra qu'on y pense, quand on sera juste tous les deux..."
– "Tu es content d'avoir remporté un ruban bleu ? C'est le premier qu'on accorde à un de mes petits cochons."
– "Et c'est pour moi que tu le remportes ? Alors oui, je suis content... Et je suis fier." Quentin soupesait, tâtait et caressait son ventre en longs mouvements circulaires et sensuels, avant de murmurer "Oink oink..."

  Le jury avait fini de décerner des prix. Tout le monde se dispersait. Il était temps de rentrer.
  Quentin eut une idée, soudain.

– "Attends-moi. J'en ai pour cinq minutes."

  En quelques pas, pressé, presque bondissant malgré sa corpulence bien porcine, Quentin retrouva la cousine de Sylvie qui était restée par curiosité, pour le voir porté en triomphe de toute sa masse, radieux et rondouillard.

– "Attends..."
– "Qu'est-ce qu'il y a ? Je croyais qu'on devait te foutre la paix, à partir de maintenant."
– "Oui. Juste une question, avant... Et si tu ne sais pas, on en parle plus."
– "Dis toujours."
– "Les produits que tu vendais, les perles... et tout ça... Tu as gardé le contact de ceux qui les produisaient ?"
– "Euh... Oui, je dois avoir ça quelque part." Elle fouilla dans son sac à main, et en tira deux cartes de visite. "Mais tu sais qu'ils n'en produisent plus. Il m'en restait deux-trois sacs, et les bidons, que j'ai passés à Sylvie pour... Tu te souviens..."
– "Oui."
– "Je ne sais plus quelles autorisations ils n'ont pas pu obtenir, mais la production est arrêtée. Les résultats ne devaient pas être à la hauteur de leurs espérances. Des ultralibéraux, évidemment... On se demande bien où ils peuvent se les mettre, leurs espérances !"
– "Mais s'il leur en reste, des stocks... Des sacs, des bidons... Tout ça..." Quentin pensait tout haut. "Tu penses qu'ils seraient d'accord pour que... Enfin, pour que je les débarrasse de tout ça ?"

  La jeune femme sourit, en minaudant. Elle mit elle-même les cartes de visite dans la poche de Quentin, à côté de son grand ruban bleu.

– "Oh, qui sait ? Moi, je dirais qu'ils ne demanderont pas mieux... Mais penses-y, mon gros Quentin, on parle de déchets industriels. Ça ne se compte pas en kilos, même quand on parle de les... revaloriser. Ça veut dire des centaines de kilos de perles. Peut-être des tonnes !"
– "Et alors ? On prendra le temps pour ça."
– "Eh bien ! Pour le coup, je voudrais bien voir ça. Même en prenant tout ton temps, tu penses pouvoir venir à bout de tonnes et de tonnes de perles comme ça, si... nourrissantes ?"

  Quentin échangea un dernier sourire avec elle, en donnant de petites tapes sur son énorme ventre, rond et rebondi à souhait. Son estomac en grognait déjà.

– "Oh, tu sais... C'est pas pour moi. C'est pour mes petits cochons..."

4 comments:

  1. Excellente histoire, drôle et bien écrite (comme toujours). Hâte de pouvoir en lire d'autres, j'adore !

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  2. Une très bonne conclusion à une très bonne histoire. J'ai adoré la storyline, les passages sensuels sont très bien amenés, franchement une excellente oeuvre ! Bravo ! 👏🏼👏🏼

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  3. Quel travail et quel talent pour écrire des histoires aussi détaillées et haletantes! Vraiment Bravo! Il ne manque plus que de superbes illustrations!

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  4. Captivant jusqu’au bout ! L’histoire, le style d’écriture, tout est parfait ! J’adore.

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