Sunday, February 5, 2023

La pleine lune dans les bois (première partie)


I [été]

               “雲 折折 人 を やすむる 月見 哉”
               (Les nuages, parfois,
                nous reposent
                d'admirer la lune...)

Matsuo BASHŌ (芭蕉)

Dans les montagnes, à perte de vue  plein soleil

  Depuis plus d'une heure, Kazuō s'était éloigné de son itinéraire, sans s'en apercevoir, en quittant les sentiers réservés aux promeneurs et aux cyclistes pour s'aventurer dans les bois. Le jeune randonneur s'était levé avant l'aurore comme chaque matin, par habitude, mais il s'était aperçu que le soleil l'avait enfin rattrapé dans sa course... La chaleur était accablante. Il préférait quitter la plaine écrasée de lumière pour l'ombre des arbres, toujours plus dense et plus accueillante. Vêtu d'un simple pantalon de toile et d'une veste aussi légère, il marchait d'un bon pas.
  À seulement vingt-quatre ans, Kazuō Kurokumasaki (黒熊崎 一雄venait d'être nommé arpenteur de première classe, fraîchement recruté par le troisième bureau de la commission établie par le ministère des eaux et forêts pour les relevés topographiques et des ressources naturelles dans la sous-préfecture d'Ishikari (石狩国), dans le Nord du pays.
  Volontaire, ambitieux et dynamique, il était le plus jeune employé du bureau et ses collègues faisaient appel à lui pour se décharger de toutes ces missions sur le terrain, dont ils traitaient ensuite les dossiers pour les présenter sous un jour plus favorable afin d'être mieux notés par leur hiérarchie... En conséquence, Kazuō passait le plus clair de ses journées en plein air et sa carrière dans l'administration se présentait mal.
  Il ne savait plus exactement où il était... Son téléphone sonna, mais ce n'était pas un appel entrant.

– “Presque plus de batterie, déjà ?” Kazuō considéra les environs. “Et il n'y a pratiquement pas de réseau, sous ces grands arbres...”

  Il ne courait plus, et il sentait la pente de la montagne qui s'élevait peu à peu sous ses pas... Le sol grondait sourdement, menaçant, comme un orage lointain. En se retournant pour reprendre son chemin, il trébucha soudain sur une racine. Perdant l'équilibre, il ne se releva qu'après une longue glissade sur des rochers humides et de grands bancs de mousse.
  Assis dans l'herbe, un peu étourdi et endolori, Kazuō ne retrouvait plus son téléphone dans la poche intérieure de sa veste, qui s'était déchirée. Son portefeuille avait dû tomber aussi, pour se perdre parmi les herbes et les cailloux. Il n'avait même plus ses clefs pour rentrer chez lui...

– “Décidément, je n'ai pas de chance aujourd'hui.”

  Un ruisseau miroitant serpentait, en contrebas. Un petit pont de bois se courbait au-dessus pour l'enjamber. Kazuō se redressa enfin et s'avança prudemment. Le sol était trempé de pluie. Après un instant d'hésitation, il décida de retirer ses chaussures et ses chaussettes pour marcher avec un peu plus d'assurance dans cette clairière.
  Sa chemise était boueuse et déchirée... Il la retira pour s'assurer qu'il ne s'était pas blessé, dans sa chute. Comme il ne trouvait pas de traces de sang sur ses vêtements, il soupira en constatant qu'il était seulement meurtri mais qu'il ne s'était ni coupé ni écorché.
  De l'autre côté du pont, sur une petite éminence du terrain, à l'orée de la forêt, se dressait un petit sanctuaire abandonné dont il ne subsistait que le shinmei torii [神明 鳥居, la porte droite et monumentale d'un sanctuaire shinto] d'un très beau rouge et, au bout d'un petit chemin et de quelques marches de pierres disjointes, le heiden [幣殿, un bâtiment pour recevoir les offrandes des fidèles] de dimensions réduites, tombant en ruine malgré la présence de plusieurs plats remplis de légumes, de fruits et de dons devant la saisen bako [賽銭箱, littéralement la “boîte à offrandes”]. Pour les habitants de la région, ce temple si modeste portait le nom sonore et solennel d'Ōkami Daimyōjin [大神 大明神, le “grand temple du plus grand des esprits de la terre”] — Kazuō trouvait presque à rire d'un contraste aussi marqué.
  Il n'était pourtant pas d'humeur à plaisanter. Pieds nus, il appréciait la solidité de la pierre nue mais il n'était pas rassuré. La forêt l'entourait seulement de silence, et le soleil commençait à décliner... Il s'aperçut alors qu'il ne retrouvait plus ses chaussures. Où les avait-il posées ? Sa chemise semblait s'être évanouie aussi, comme un nuage en lambeaux. 
  Assis contre une borne, Kazuō croisa et referma ses bras autour de ses genoux, et il se mit à pleurer. Il ne pouvait plus retenir ses larmes...
  Une rumeur étrange lui fit dresser l'oreille. Essuyant ses joues avec sa manche, il se tenait sur ses gardes en écoutant attentivement. C'était un souffle régulier mais respirant avec effort, comme celui d'une puissante bête sauvage. Il y avait de quoi trembler de peur.
  Et pourtant, Kazuō n'avait pas peur... Il n'aurait su expliquer pourquoi, en devinant l'approche d'une créature qui devait être immense, et dont l'échine semblait toute hérissée de pointes, il se trouvait disposé à se défendre ou à se battre avec acharnement.
  Ce n'était pas une bête sauvage, mais un bûcheron des environs qui portait une lourde charge sur son dos  et ce n'étaient pas des piquants ou des pointes, mais de grandes branches de bois sec mêlées de longues brindilles et retenues en fagots dans des cordes grossières.
  En le considérant de plus près, Kazuō comprit qu'il s'agissait même d'un homme de son âge. Il serrait les cordes dans ses poings pour porter tout ce bois jusqu'à sa chaumière. Deux grands et lourds paniers remplis de légumes frais, de fruits mûrs et de provisions pendaient de chaque côté, ses coudes tenant leurs anses serrées contre lui. Chargé au point d'en tituber, il tressaillait et soufflait à chaque pas.
  Kazuō lui adressa un salut poli, mais ce jeune bûcheron était si insolite qu'il ne savait comment l'aborder. Il portait le kimono court d'un paysan des temps anciens, qui montrait ses jambes nues, élancées et musclées, avec de simples waraji [草鞋, des sandales faites de cordes de paille de riz] usées par la marche et le temps.
  Non sans difficultés, le bûcheron releva la tête pour se tenir droit devant lui, en évitant de laisser son chargement s'effondrer. Kazuō rougit lorsqu'il sentit son regard se poser sur lui... Il devait avoir seulement quatre ou cinq ans de plus que lui  et c'était un beau garçon aux traits juvéniles, avec des yeux d'un bleu parfaitement pur, des cheveux bruns juste un peu plus clairs que les siens et une barbe bien fournie.

– “Je porte de vieilles savates, c'est vrai...” dit-il en souriant. “Mais ce n'est pas plus malin de s'en aller pieds nus pour marcher dans la forêt. Quelle drôle d'idée !”

  Ils éclatèrent de rire, tous les deux, comme deux amis heureux de se retrouver après un long temps de séparation. Cependant, ils ne s'étaient pas encore nommés, ni l'un ni l'autre.

– “Je m'appelle Kazuō...”
– “Hajimemashite [はじめまして, “Enchanté de faire ta connaissance”].”


  Le jeune bûcheron s'inclina, puis bomba le torse en se relevant.

– “Moi, je me nomme Tarō... Tarō Ōkamiyama (山 ).”
– “C'est une chance que nous nous soyons rencontrés ainsi. En vérité, je suis un peu perdu...”
– “Je suis content de t'avoir trouvé, alors. Où voulais-tu aller ?”
– “Je cherchais mon chemin de l'autre côté du ruisseau, avant ce pont.”
– “Aha ?” s'interrogea Tarō, en hochant la tête. “Il y a bien des ruisseaux sur les pentes de ces montagnes, et il y a bien des ponts tout le long de ces ruisseaux, mais je n'irais pas jusqu'à dire qu'il y a des chemins dans cette forêt où l'on ne fait jamais qu'aller et venir, à l'aventure...”

  Kazuō était bien embarrassé pour lui répondre.

– “Qu'est-ce qui est arrivé à tes vêtements ?”
– “Ils se sont déchirés lorsque je suis tombé. Je les ai perdus...”
– “Et tes souliers ?”
– “Je les ai perdus aussi...”
– “Et tu ne portais rien d'autre sur toi ?”
– “C'est-à-dire...”
– “Tu l'as perdu encore ?”
– “Oui...” murmura Kazuō en rougissant. 
– “Kimyo na [奇妙 な, “C'est étrange”]...” conclut Tarō. 

  En faisant quelques pas de côté, le bûcheron retira ses sandales.

– “Ça fait vraiment beaucoup de choses perdues en une journée...” dit-il. “Tu ne dois pas être habitué à marcher sur ces pentes abruptes et sur ces rochers. Je te prête mes sandales pour que tu puisses me suivre.”
– “C'est très généreux de ta part, mais je ne peux pas accepter...”
– “Allons, ne discute pas.” dit Tarō, doucement mais avec fermeté. “Je suis pressé de rentrer... Lorsque nous serons arrivés, tu pourras porter des komageta [駒下駄, des “sandales de poney”, à semelles de bois] plus confortables.”
– “D'accord... Merci.” murmura Kazuō. “Merci, vraiment.”
– “Et puis, lorsque nous serons rentrés, tu pourras te reposer et partager notre repas... Je n'ai pas grand-chose à t'offrir, même pas une paire de sandales neuves, mais un bon repas est toujours bienvenu.”

  Kazuō le suivait sans peine, à présent. Le jeune bûcheron devait faire de grandes enjambées, avec ses fagots de bois sec et ses paniers de provisions, mais il semblait habitué à porter de lourdes charges sur son dos ou à effectuer de durs travaux.

– “Depuis combien de temps étais-tu perdu dans cette forêt ?”
– “Je ne sais plus... Depuis ce matin.”
– “Tu dois avoir faim !”
– “Euh...” Kazuō ne tenait pas à s'imposer, trop heureux de trouver un accueil si simple et si chaleureux dans un refuge pour la nuit, mais son estomac répondit pour lui  en criant famine.
– “Rien n'est plus lourd et plus douloureux à porter qu'un ventre vide...” dit Tarō, avec un sourire. “Lorsque nous serons dans la maison, il faudra te servir un bon repas pour que tu puisses reprendre des forces !”

■ ■ ■

Dans la forêt, près du sommet de la montagne  soleil couchant

  L'atmosphère restait oppressante, dans l'ombre des grands arbres sous lesquels ils marchaient. La chaleur remontait du sol et de la végétation, que de longs bancs de brume recouvraient en se répandant lentement, lourdement, comme une danse de fantômes... Kazuō suivait, tant bien que mal, le jeune bûcheron qui allait droit devant lui sans se soucier de l'obscurité ou de la torpeur étouffante de cette fin de journée.
  Alors que la pente devenait vraiment forte et dangereuse, même pour d'intrépides marcheurs, la vue s'éclaircit enfin à l'approche du sommet.
  La rumeur des forêts devenait plus précise, et Kazuō leva la tête pour contempler une belle cascade qui soulignait d'un trait d'argent le flanc rocheux, jusqu'à un petit lac bordé de cèdres immenses.
  Derrière cette étendue d'eaux plus somnolentes, une maison basse au toit de chaume, toute en façade, toute en longueur et aux piliers aussi massifs que des troncs de pins centenaires se tenait à couvert, comme blottie contre la paroi de la montagne. Tarō eut tôt fait de passer le pont, droit et plat, aux planches solides et bien entretenues, jusqu'à une petite remise où il déposa son fardeau de bûches et de brindilles.

– “Il vaut mieux que tu retires ces vêtements. Ils sont trempés.”
– “Mais... Je n'en ai pas d'autres.”
– “Ça ira très bien comme ça...” répondit Tarō en haussant les épaules. “On te prêtera un kimono pour cette nuit, et Jirō nettoiera tes vêtements demain, dans la matinée.”
– “Jirō ?
– “C'est lui qui fait la lessive, et le ménage. Mais en ce moment...” Tarō sourit malicieusement. “Il doit être occupé dans la cuisine !”

  En voyant le jeune bûcheron retirer son kimono, avant d'entrer dans la maison, Kazuō ne pouvait qu'admirer son physique avantageux.
  À peu près aussi grand que lui, avec des épaules larges, rondes et vigoureuses, les bras et les avant-bras bien épais, les muscles pectoraux et abdominaux luisant de sueur tant ils étaient saillants, la taille fine et bien proportionnée jusqu'à ses flancs résolument mâles, portés par des cuisses puissantes et des jambes moulées à souhait, Tarō n'était plus vêtu que d'un mince kuroneko fundoshi [黒猫 褌, un sous-vêtement de tissus, très léger, surtout porté pour le bain] très près du corps. 
   Comme il le suivait toujours, Kazuō n'avait qu'à baisser les yeux pour se sentir troublé en considérant ces fesses magnifiquement fermes et rebondies, bien en évidence... Assurément, il devait être rompu à toutes sortes de travaux, même les plus exigeants !

– “Tadaima [ただいま, “Je suis rentré”] !” annonça Tarō.

  Une voix claire et chaleureuse lui répondit, depuis la cuisine.
 
– “Okaeri [お帰り, formule de bienvenue, ou “Bonsoir”] !”

  La pièce principale était toute organisée autour du ro [炉, un petit foyer construit dans le plancher pour creuser un espace de forme carrée, peu profond, doublé de fonte noire et partiellement rempli de cendres pour entretenir un pot au feu]. Kazuō allait de surprise en étonnement... La façade et le long balcon de la maison donnant sur le lac étaient des plus modestes, mais parfaitement propres et accueillants. L'intérieur en était plus séduisant encore, entretenu et rangé avec soin. Dans un coin, il n'y avait que deux grands coffres de bois pour tout mobilier, mais les pièces respiraient le calme, le bon ordre, la fraîcheur et le bien-être.
  Un autre jeune homme sortit de la cuisine et vint embrasser Tarō en le serrant fermement contre lui pour l'accueillir. Il était aussi peu vêtu, et entouré d'une vapeur onctueuse qui sentait bon et ouvrait l'appétit. 
  En les voyant se tenir ainsi dans les bras l'un de l'autre, Kazuō comprit beaucoup de choses tout de suite... Jirō était certainement un peu plus jeune que son compagnon. Il était sensiblement plus petit mais bâti en force, plus massif et plutôt enveloppé : tout son corps était parcouru de muscles généreusement épaissis, naturellement lourds mais comme en surcharge — ce qui ne pouvait manquer de le rendre plus lent et moins agile que Tarō, d'autant plus que ses flancs étaient autrement rebondis. On ne pouvait que deviner la présence de muscles abdominaux, enfouis, autour de son nombril qui semblait inviter à la caresse...
  Justement, Tarō tâtait l'estomac et les flancs du jeune homme qui lui murmurait quelque chose à l'oreille avant de l'embrasser sur la joue. Jirō portait une belle barbe, lui aussi, mais blonde. Au-dessus de sa nuque et jusqu'à ses tempes, ses cheveux étaient d'un beau brun clair puis d'un blond éclatant, jusqu'aux pointes de ses longues mèches soigneusement relevées. Ses sourcils, également blonds, rehaussaient le charme de ses yeux d'un vert lumineux, tout en douceur et irrésistiblement séduisants.

– “Tu n'as encore presque rien mangé, aujourd'hui...”
– “Évidemment, je t'attendais. Je nous ai préparé un bon repas.”

  Kazuō se sentit soudain mal à l'aise, comme un intrus dans la maison, en présence d'une intimité si harmonieuse, câline et complice... Tarō le tira de sa torpeur en le présentant à son compagnon.

– “Nous avons un invité, ce soir.”
– “Vraiment ? Si j'avais su...”

  Au premier regard, Kazuō comprit qu'il n'était pas seulement accueilli comme un invité de marque dans cette maison, mais qu'il était chez lui comme de retour au foyer. Jirō le prit dans ses bras si tendrement et si sincèrement que la pensée lui vint aussitôt qu'ils n'allaient pas “devenir les meilleurs amis du monde”, selon l'expression consacrée, mais qu'ils avaient toujours été les meilleurs amis du monde !
  C'était incompréhensible. C'était inexplicable. Cependant, Kazuō n'avait pas plus envie qu'on lui explique ce qu'il ressentait qu'il n'éprouvait le besoin de le comprendre. C'était ainsi, et c'était vrai... Il se sentait chez lui, accueilli et réconforté comme un frère par ces deux beaux garçons.
  Il n'y avait pas à s'interroger sur la nature de leur relation. Kazuō n'y trouvait rien à redire. Au contraire ! il comprenait mieux comment deux jeunes hommes pouvaient vivre ainsi retirés dans les montagnes — à la dure, privés de tout confort moderne mais à l'abri des préjudices et des cruautés qu'ils auraient subis au quotidien, dans une grande ville.

– “Tu dois être fatigué.” commentait Jirō. “Tu as besoin de prendre une bonne douche, même un bon bain chaud pour te détendre.”

■ ■ ■

Sous la cascade et dans la salle de bains chauds  crépuscule

  Kazuō reçut aussitôt une grande serviette de bain, une autre serviette plus petite et une grosse éponge naturelle. Tarō ouvrait un panneau de bois après l'autre pour le mener jusqu'à la cascade, à l'autre bout de leur petite maison. Une part de son tumulte s'écoulait à l'intérieur, où il était réchauffé au-dessus d'un grand feu intérieur avant de se verser dans un très grand bassin rond, cerclé de planches de bois clair avec des bancs de pierres lisses, éclairé par quelques lanternes de papier dans la vapeur qui remplissait la pièce. L'eau chaude s'écoulait aussi en direction de la cuisine, où Jirō veillait à la cuisson du repas.
  En l'invitant à sortir pour se rafraîchir et se laver sous la cascade, Tarō vint murmurer à l'oreille de Kazuō.

– “Jirō est très... affectueux. J'espère que ça ne te dérange pas. Il est toujours comme ça. Il te proposera certainement de te frotter le dos.”
– “Pourquoi pas ?” sourit Kazuō. “Et toi ?”
– “Moi ? Je suis plus doué pour les massages.”

  Le regard et le sourire de Tarō en disaient plus long, et Kazuō se sentit doucement troublé... S'il ne rougissait pas déjà, il devint rouge comme une pivoine en voyant Jirō les rejoindre  et en se trouvant soudain en présence des deux jeunes hommes entièrement nus pour plonger sous la cascade, visiblement heureux de profiter de ce moment ensemble.
  Ce qu'il découvrait à présent tenait largement les promesses de ce qu'il avait pu voir de leurs corps si bien proportionnés, si généreux, souples et musclés... Tarō était plus adroit, plus agile et plus élancé, Jirō un peu plus pataud et un peu plus épais, mais aussi vigoureux et probablement plus endurant que son compagnon.
  En les voyant s'asperger si gaiement, Kazuō abandonna ses dernières hésitations en laissant tomber ses sous-vêtements, et il plongea pour les rejoindre dans l'eau froide... Il fallait bouger sans cesse, s'ébrouer ou se frotter pour se tenir chaud.

– “Tu t'es beaucoup dépensé encore, aujourd'hui...” disait Jirō en frottant le dos de son compagnon avec son éponge. “Tu as besoin d'un bon bain.”
– “Et toi aussi !” Tarō le saisit soudain dans ses bras pour lui faire perdre l'équilibre, et le plonger dans les remous de la cascade.
– “C'est toi qui es tout en sueur !”
– “Tu passes toute la journée dans la cuisine... Tarō le taquinait comme un enfant. Tu sens le bouillon de légumes, le riz bien cuit, la vapeur et la viande grillée, si appétissante !”
– “Et toi, tu sens le sous-bois humide, les troncs et la mousse trempés de pluie, le feuillage doré au soleil et les fruits frais... Jirō le câlinait en retour. “Tu en es tout imprégné, tellement tu transpires !”
– “Tu transpires au moins autant que moi ! Tu es comme cette éponge...

  Kazuō s'amusait à les voir se quereller ainsi, amoureusement.

– “Mais toi, c'est parce que tu travailles toujours trop, et sous un soleil de feu... Moi ?” ajouta Jirō, avec un sourire juvénile et malicieux. “C'est parce que je suis dodu !”


  Lorsqu'ils se sentirent propres et frais, les trois jeunes hommes prirent place dans le grand bassin pour se reposer... Kazuō leur faisait face et disposait de la moitié du bassin pour étendre ses bras et ses jambes. Tarō tenait Jirō contre lui pour lui masser les épaules, avant de le laisser lui frotter le dos et le torse. Tout en restant dans les bras l'un de l'autre, ils s'encourageaient avant le repas du soir.

– “Tu dois avoir faim...” suggérait Jirō.
– “Toi aussi, tu as faim !” insistait Ta“Tu as tellement faim...”
– “Tu as besoin de bien manger, ce soir.”
– “Il faut que tu manges bien, aussi. Et beaucoup !”
– “J'ai préparé un bon repas copieux. Tu vas bien manger...”
– “Toi, tu vas beaucoup manger ! Tu en as besoin.”

  Kazuō ne comprenait pas pourquoi Jirō avait besoin de manger autant, alors qu'il venait de lui prouver qu'il avait pleinement conscience d'être plutôt “dodu”, mais il ne parlait que de nourriture, des bons petits plats qu'il avait préparés pour ses compagnons et des plaisirs simples de la vie, comme une occasion de se réunir pour manger en grandes quantités en s'abandonnant à la gourmandise... Leurs estomacs commençaient à grogner, en l'écoutant s'exprimer ainsi !
  L'atmosphère de la salle de bain, chaude et vaporeuse, invitait à la rêverie... Même s'ils étaient nus, Kazuō se sentait à l'aise et il n'avait aucune envie de sortir de l'eau — il n'avait aucune envie de quitter cette petite maison dans la montagne ! Il songeait à son nouvel appartement, dans le centre-ville, encombré par les cartons du déménagement : Il n'y avait même pas la place de les ouvrir pour ranger ses affaires...
  Comme Tarō l'avait annoncé, Jirō se tourna bientôt vers Kazuō pour lui proposer de le frotter et de le nettoyer, avec son éponge et à mains nues. Un sentiment de douceur et de bien-être l'envahit peu à peu, sous ces caresses insouciantes, et il se sentait déjà fondre dans l'eau chaude qui circulait autour de lui.

– “Toi aussi, Kazuō, tu as besoin de manger.”
– “De bien manger...”
– “De beaucoup manger !”

■ ■ ■

Dans la maison  nuit, orage au loin

– “Itadakimasu !” [いただきます, “Bon appétit !”]

  Assis devant la marmite, Kazuō remplit son grand bol de bouillon avec de belles pièces de blanc de poulet, des nouilles, des oignons, du chou, des carottes et d'autres légumes bien assaisonnés. Tout était délicieux.
  Jirō, qui allait et venait depuis la cuisine, lui servait des bols de riz pour accompagner le bouillon, des assiettes de sashimi [刺身, poissons servis en tranches crues], des brochettes de canard et des gyoza [餃子, raviolis poêlés] tous plus appétissants les uns que les autres.
  Le repas était remarquablement savoureux et copieux, arrosé de bière artisanale servie dans des chopes de bambou... Kazuō s'était déjà servi deux fois, mais Tarō l'invitait à se servir encore. Lorsqu'il n'était pas en train de le servir lui-même, ou de retour de la cuisine avec toujours plus de riz blanc, des sashimi en tranches épaisses ou des omelettes toutes chaudes, Jirō était trop occupé à manger pour pouvoir parler.
  Les deux jeunes hommes mangeaient de bon appétit, à vive allure, ce qui poussait naturellement Kazuō à se presser pour les accompagner. 
  Tarō avalait de grandes bouchées de riz et mordait dans les brochettes de canard, à belles dents ! Quant à Jirō, il s'empiffrait positivement de tout ce qui se trouvait à sa portée, comme s'il était décidé à ingurgiter les plus grandes quantités de nourriture possibles avant d'aller dormir...

– “Le temps a été lourd, toute la journée...” finit par dire Jirō, entre deux grandes bouchées de poisson frit. “Nous aurons une tempête, cette nuit.”

  Tarō haussait les épaules. L'orage ne lui faisait pas peur.
  Kazuō se sentait confortablement rassasié... Jirō lui avait servi un plat de sashimi avec de beaux poissons de rivière, marinés et bien relevés, une plantureuse omelette aux champignons et encore un grand bol de riz. Quelques minutes plus tôt, il avait plongé la louche dans la marmite de bouillon et il l'avait resservi pour la sixième fois ! Tout en mangeant comme quatre, Jirō n'hésitait pas à partager la nourriture qu'il cuisinait, aussi généreusement. Kazuō se régalait, mais il avait besoin d'une pause pour reprendre son souffle...

– “Qu'est-ce que vous faites, dans la vie ?”

  Les deux jeunes hommes, silencieux, échangèrent un regard — un peu étonnés, comme s'ils ne comprenaient pas cette question de Kazuō... Ils étaient uniquement occupés à manger. Après un instant, Tarō répondit.

– “Je coupe du bois. Je chasse à l'arc, de temps en temps. C'est moi qui ai pris ces beaux canards dont nous nous régalons, en ce moment... Je m'occupe d'un petit champ, sur le flanc de la montagne. C'est moi qui vais au marché pour nous procurer quelques produits comme les bâtons d'encens que nous faisons brûler dans la chambre, ou du poulet ou des œufs. Et Jirō...

  Son compagnon finissait d'avaler son grand bol de bouillon.

– “Jirō chasse avec moi, mais il préfère la pêche. C'est lui qui prend tous les beaux poissons qu'il sert en sashimi, ou qu'il met à frire. Il s'occupe de notre petit jardin potager. Il fait la cuisine...”
– “Et la vaisselle...” ajouta Jirō, en buvant une grande rasade de bière.
– “Et le ménage.”
– “Et je nettoie le linge.”
– “Et tu entretiens le chauffage dans la maison...”
– “Tarō entretient nos instruments de travail. Il aiguise les couteaux, et il prépare lui-même les flèches dont il se sert pour chasser.”

  Kazuō avait de quoi être impressionné. Rien de ce qu'ils venaient de décrire ne correspondait à l'idée qu'il se faisait d'un emploi, ou recouvrait plusieurs emplois dans des domaines d'activité peu valorisés... Tarō et Jirō ne semblaient pas se rendre compte à quel point ils menaient une existence dénuée de tout confort — même des choses les plus évidentes, comme le courant électrique.
  Et cependant, la lumière des bougies dans les lanternes de papier lui semblait si chaleureuse, si accueillante...

– “Et toi, Kazuō ?
– “Oui ?”
– “J'espère que ton travail te permet de manger à ta faim.”
– “Je ne sais pas...” Kazuō hésitait à se prononcer sur cette question. “Je n'ai pas eu le temps de suivre l'évolution de mes collègues, comme ils restaient le plus souvent au bureau, en m'envoyant sur le terrain, mais j'ai observé qu'ils devenaient presque tous obèses avant quarante ans.”
– “Oh... Comment font-ils ?” demanda Jirō.
– “Ils doivent bien se nourrir !” suggéra Tarō.

  Ils semblaient s'intéresser à cette question en priorité.

– “Je ne pense pas... Au contraire, je crois qu'ils mangeaient très mal.”
– “J'espère que tu ne mangeais pas comme eux, alors !”

  De toute évidence, Tarō faisait le nécessaire pour que Jirō et lui aient toujours de quoi bien se nourrir”, et ce dernier redoublait d'efforts pour qu'ils mangent bien, avec de bons plats, sains et savoureux — servis en grandes quantités, avec beaucoup de bière...
  Kazuō songeait à ce qu'il mangeait avant de les rencontrer. Un bol de fumée, où trempaient des tartines de poussière ? Merci bien ! En voyant le bel assortiment de poissons que Jirō avait disposé devant lui, avec un bol de riz blanc et un bol de nouilles sautées, il s'en saisit soudain pour se régaler sans retenue. 
  Le beau jeune homme blond souriait en le voyant manger de si bon appétit, et il ne tarda pas à suivre son exemple, avec enthousiasme.

– “Je suis heureux que tu trouves ce bouillon à ton goût...”
– “C'est délicieux, vraiment ! Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon.”
– “Jirō aime beaucoup cuisiner.” dit Tarō. Il cuisine vraiment bien, et il fait de son mieux pour nous préparer de bons petits plats, chaque jour, consistants et savoureux...”
– “Et qui font grossir !” ajouta Jirō, en tâtant son estomac bien rebondi, après avoir fini son neuvième bol de bouillon.

  Kazuō venait aussi de vider son grand bol de nouilles et de poulet frit. La bouche pleine, il interrogeait ses nouveaux amis du regard.

– “Pourquoi des plats qui font grossir ?”
– “Parce que...” répondit Tarō. “Jirō a besoin de grossir !
– “Jirō ?” murmura Kazuō, qui cherchait encore à comprendre.

  Le beau garçon achevait de boire une autre grande rasade de bière.

– “BUUUUUURRRRRRRP...” 

  Il se servait déjà un autre bol rempli de poisson, avec un grand sourire.

– “Jirō a besoin de prendre du poids !” expliqua Tarō en riant.
– “Toi aussi, tu as besoin de prendre du poids...”

  Kazuō ne comprenait toujours pas.

– “Tarō est un champion de lutte, le meilleur de toute la région ! Nous avons une petite salle de sport pour nous entraîner, mais il a besoin d'un adversaire de son niveau pour mieux se préparer physiquement...”
– “Jirō est bien assez fort et résistant. Il est juste un peu maladroit, et il manque de souplesse... Mais il peut me soulever de terre, et il encaisse vraiment bien les coups !
– “Je fais ce que je peux, mais je n'ai pas encore réussi à le battre...”
– “Comme si tu pouvais me battre à la lutte !” réagit Tarō, en éclatant de rire. “Le seul souci, c'est que nous avons atteint notre limite, tous les deux. Pour que je progresse encore un peu, il me faut un partenaire plus lourd...” Il lui semblait nécessaire d'insister. Beaucoup plus lourd !
– “Et plus gros...”
– “Et plus gras !”
– “BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRP...” 

  Jirō avait bien bu et très bien mangé. Il sourit en se donnant une petite claque sur son ventre rond, rempli à point.

– “Ouf ! je suis repu. Je vais bien dormir...”

  Tarō s'approcha pour caresser son estomac, tendrement.

– “Encore un petit effort, Jirō... Il faut manger pour prendre du poids !
– “Heureusement, il nous reste les desserts...” répondit le jeune homme en se levant, avec un sourire très doux.

  Pendant que Jirō était occupé dans la cuisine, Tarō revint à sa place et prit Kazuō en confidence.

– “Mon pauvre petit Jirō...” dit-il, de manière à ne pas être entendu de loin. “Il est si gentil, et il aime vraiment bien manger, mais il n'arrive pas à prendre du poids comme il le souhaiterait. Il fait tout ce qu'il faut pour s'alourdir, pour devenir plus massif et plus épais... mais il faut vraiment qu'il s'empiffre, ou il faut que je le gave pour obtenir un résultat.”
– “C'est triste...” murmura Kazuō.

  Certainement, Tarō mangeait beaucoup moins que son partenaire, mais il consommait aussi de grandes quantités de viandes et de poissons, de nouilles et de riz, de légumes et de féculents. Il devait bien se dépenser physiquement pour rester aussi élancé, fin et sec, et prendre surtout de la masse musculaire...

– “Tu sais, Kazuō ?” suggéra doucement Tarō. Jirō s'est donné beaucoup de mal pour préparer cette belle marmite de bouillon, et je pense qu'il préfèrera passer aux desserts, maintenant, mais il ne reste que deux ou trois louches pour la finir. Tous tes bols sont vides. Si tu faisais l'effort de nettoyer le plat, en l'accompagnant avec le riz qu'il me reste ? Rien ne lui ferait plus plaisir.”
– “Vraiment ?”
– “Oh ! oui, vraiment. Tu vas voir...”

  Kazuō empoigna la marmite de fonte, et versa directement le contenu dans son bol. Le bouillon était particulièrement riche, avec de nombreux petits morceaux de poulet, des miettes de poisson frit, et tout le fond d'oignons et de légumes. Tout cela sentait si bon... En quelques grandes lampées, gourmandes et volontaires, il acheva de nettoyer le grand plat.

– “Subarashii [素晴らしい, “Magnifique”] Kazuō !” 

  Pour leurs desserts, Jirō avait préparé des coupes de fruits frais, des bananes, des mangues et des beignets d'ananas rôti, ainsi que diverses sortes de mochi [餅, gâteaux à base de riz] et de dango [団子, brochettes de boulettes de mochi parfumées].
  En revenant ainsi chargé de plateaux et de friandises, il se demandait pourquoi Tarō applaudissait leur invité. Lorsqu'il vit la lourde marmite de fonte complètement vide, et tous les plats et les bols devant Kazuō, il posa les desserts qu'il apportait pour le prendre dans ses bras.

– “Omedetoo Gozaimasu [おめでとうございます, “Félicitations”] Kazuō !

  Lourdement rassasié, celui-ci ne savait pas quoi répondre. 

– “BUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRP...” 

  Kazuō rougit de se trouver aussi grossier, en compagnie de ses hôtes. C'était bien mal les connaître : le visage de Tarō s'était épanoui avec un grand sourire et Jirō, souriant lui aussi, en avait les larmes aux yeux. 

– “Tu as vraiment bon appétit... Ça donne envie !
– “Je n'ai pourtant pas l'habitude de manger autant, mais tu cuisines si bien... Je suis certain que vous partagez sans peine une marmite comme celle-ci.”
– “Çnous prend plusieurs soirées. Surtout par ce temps-ci, en été...”
– “Même pour toi, Jirō ?
– “Moi ?” répondit le jeune homme en riant de bon cœur. “Mais pour que j'avale tout le contenu d'une telle marmite, il faudrait que Tarō me gave jusqu'à l'aube, comme un petit canard ! Je suis si heureux de voir que tu manges bien...

  Sans surprise, Jirō disposa une abondance de desserts devant lui, en l'invitant à se régaler... Kazuō était émerveillé mais il n'avait plus faim depuis longtemps, et son estomac grondait presque autant que l'orage qui approchait.
  En levant la tête, il croisa le regard de son jeune cuisinier blond et il se sentit soudain terriblement gêné... Tarō et Jirō attendaient qu'il se serve en premier, pour l'accompagner.

– “Tu ne trouves rien à ton goût dans ces desserts ?”

  Il y avait une telle tristesse dans ces yeux verts que Kazuō se sentait maintenant prêt à dévorer tous ses desserts  non seulement ceux qui venaient de lui être servis, mais aussi ceux de ses amis !

– “Au contraire ! Tout a l'air si appétissant que je ne savais pas lequel dévorer en premier...”

  Il ne pensait pas se précipiter sur la nourriture pour autant, mais ses mains se saisirent des premiers bols à sa portée avant qu'il ait pris une décision... Tarō et Jirō l'observaient en souriant, avec sympathie, et ils finirent bientôt leurs desserts. Il en restait encore un peu pour lui.

– “Que c'est bon !” s'extasiait Kazuō, en s'empiffrant.
– “Vraiment, ça te plaît ?” lui demanda Tarō, qui entassait les assiettes, les bols et les plats pour les envoyer à nettoyer dans la cuisine. 
– “C'est délicieux...”
– “Et tu peux être sûr que c'est préparé avec soin...” riait Jirō en allant et en venant de la cuisine avec d'autres coupes de fruits, d'autres gâteaux et d'autres friandises. “Et que ça fait bien grossir !”

■ ■ ■

Devant la chambre  nuit noire

  Pendant que Jirō nettoyait la vaisselle dans la cuisine, Tarō préparait un thé vert pour qu'ils puissent bien digérer pendant leur sommeil.
  Kazuō s'était beaucoup trop régalé. Il en était le premier surpris... Ses deux amis le félicitaient pour son appétit, mais il n'avait jamais autant mangé. Il n'avait même jamais eu l'occasion de si bien manger !

– “Tu dois être fatigué, Kazuō.”
– “Je tombe de sommeil...”
– “Jirō a déjà préparé ta chambre. C'est tout petit, mais confortable. Si l'orage ne te dérange pas, tu devrais bien dormir.”
– “Domo arigatoo [どうもありがとう, “Merci”], Tarō.”

  La chambre n'était pas très grande, en effet, mais Kazuō songeait que son appartement tout entier aurait pu tenir entre ces quatre murs... Sur des tatami [畳, nattes rembourrées et assemblées en damiers sur le sol] d'une propreté impeccable, on avait posé deux futon [布団, matelas], l'un sur l'autre, avec divers coussins et une couverture légère. Une épaisse couverture faite de fourrures couvrait la moitié inférieure du lit.
  Un bâton d'encens brûlait dans un coin, sur un reposoir. Le parfum était reposant et capiteux dans l'obscurité. Tarō et Jirō dormiraient dans leur chambre, de l'autre côté de la paroi, juste à côté de lui.
  En l'invitant à disposer de sa chambre et de son lit exactement comme s'il était chez lui, Tarō se confia encore à Kazuō.

– “Notre maison doit te paraître petite et modeste. Jirō et moi, nous ne sommes pas policés ou civilisés. Nous n'avons pas de bonnes manières, ou de bonne éducation... Non ! nous sommes frustes et plutôt sauvages, rudes et grossiers, même un peu bêtes pour être tout-à-fait honnêtes.”
– “Je n'ai vraiment pas à me plaindre de votre hospitalité.”
– “Nous sommes pauvres. Nous n'avons pas grand-chose à t'offrir, mais nous sommes toujours prêts à partager... C'est de bon cœur. Je pense que Jirō t'apprécie autant que moi, et il se fera un plaisir de te préparer tous les plats que tu aimes et qui te mettront en appétit.
– “C'est vraiment très gentil...” Kazuō rougit en se frottant le ventre. “Et je n'en doute pas, mais je crois que je ne pourrais plus rien avaler avant un bon moment... Si j'avais dû engloutir encore un beignet, je serais sur le point d'éclater comme une bulle, maintenant !”
– “Tu as besoin de te reposer... Jirō a besoin de dormir aussi, pour bien digérer. Tu te sentiras mieux, demain matin, et tu devrais avoir faim !
– “Nous verrons bien...” soupira Kazuō, en réprimant encore un rot.
– “Nous n'avons rien, ou presque rien, mais tu ne manqueras de rien.”

  Avant de le laisser seul, Tarō déposa un baiser sur son front.

– “Oyasuminasai [おやすみなさい, “Bonne nuit”] Kazuō.”

■ ■ ■

Devant la maison, au bord du lac  nuages gris, temps de pluie

  Kazuō n'avait aucune envie de s'en aller si tôt et de quitter Tarō et Jirō lorsque ceux-ci semblaient vouloir faire plus ample connaissance. L'orage avait enfin cessé  après une nuit agitée, où il n'avait cessé de gronder, farouche, en faisant trembler jusqu'aux poutres de la maison, en mêlant aux rumeurs du tonnerre des rugissements de fauves, des craquements et des sifflements d'incendie, des échos furieux de tremblement de terre et des clameurs fantastiques, étourdissantes, dans le roulement régulier de cymbales du feuillage comme d'immenses vagues déchirant la mer — ses nouveaux amis ne cessaient de lui fournir des raisons de rester.

– “Il a plu toute la nuit. Ce n'est pas prudent de s'en aller sur des pentes aussi abruptes, par ce temps...”
– “La pluie ne cessera pas avant un ou deux jours. Il vaut mieux rester à l'abri, et boire quelque chose de chaud.”
– “Malgré la pluie, le temps est lourd... Il est préférable de te reposer.”

  Pendant plusieurs jours, Kazuō profita ainsi de leur hospitalité.
  Tarō et Jirō ne suivaient guère les conseils qu'ils lui donnaient, puisque l'un ou l'autre était souvent absent pour quelques heures, parfois pour toute la journée, parfois même toute la nuit...
  Comme il l'avait annoncé, Tarō partait couper et collecter du bois pour assurer le chauffage de leur maison. Il s'en allait aussi au marché, dont il revenait chargé de légumes et de fruits, de poulets, d'œufs et d'autres provisions. Au bout de trois ou quatre jours, il s'aventurait dans les bois avec son arc et chassait quelques canards ou d'autres belles pièces de gibier pour agrémenter leur ragoût quotidien.
  Dans la matinée, presque tous les jours, il entraînait son compagnon dans la salle de sport qu'ils avaient aménagée entre la cuisine et la salle de bains. Elle était assez spacieuse, le sol couvert d'une couche de sable assez profonde pour amortir leur chute, encadrée par quatre chemins de planches. La pièce sentait la sueur et les feuilles de bambou séchées. 
  Il n'y avait, pour tout équipement de musculation, que des pierres plus ou moins lourdes, grossièrement arrondies... Tarō et Jirō les soulevaient ou les portaient en faisant divers mouvements, lents et prudents, pour se renforcer. Après ces échauffements, ils s'exerçaient à la lutte.
  Kazuō se contentait de les observer. Il n'avait pas besoin d'arbitrer. Jirō soulevait toujours des poids plus lourds que Tarō, mais il n'arrivait pas à se saisir de son adversaire durant les combats. Tarō, plus fin et plus vif, ne manquait jamais d'échapper à sa prise et, dans le même mouvement, d'empoigner Jirō par la taille pour le renverser ou le pousser, d'un seul élan, hors du cercle dont ils ne devaient pas sortir.
  Leurs combats duraient seulement trois ou quatre minutes, et ils les enchaînaient presque sans s'accorder la moindre pause... À la fin de la matinée, une conclusion s'imposait : Tarō avait remporté la victoire plus d'une quarantaine de fois ! Au moins, Jirō était bon perdant. Couvert de sable et à bout de souffle, il était le premier à rire de sa maladresse. Son compagnon le prenait dans ses bras pour le réconforter.

– “Il va falloir prendre encore un peu de poids, mon petit Jirō !
– “Un peu de poids, ça ne suffira pas... Je n'ai toujours pas réussi à te soulever de terre, malgré tous mes efforts, et tu y arrives sans peine.”
– “Tu dois avoir faim ! Et il faut beaucoup manger pour bien t'alourdir.”
– “Une bonne douche, et je finis de nous préparer un bon repas !”

  Malgré son allure un peu pataude, Jirō travaillait très dur. La cuisine, la lessive et le nettoyage avaient de quoi le tenir occupé, comme il tenait à ce que l'intérieur de la maison soit toujours accueillant, propre et bien ordonné... Si Kazuō s'étonnait, lorsque le temps était à la pluie ou dans la fraîcheur du soir, de sentir les tatami toujours chauds et doux sous ses pieds nus, l'explication était simple.

– “Toute l'eau que je fais chauffer pour le bain s'écoule dans un long réseau de tuyaux qui serpentent sous le plancher. La chaleur remonte du sol... Ainsi, l'eau qui retombe dans le lac, sous le seuil de la maison, est presque aussi froide que lorsqu'elle était détournée de la cascade.”
– “Oh ? C'est ingénieux.”
– “Ce n'est pas bien malin...” Jirō souriait en rougissant. “Juste un truc à moi. Et toute l'eau chaude nous sert plusieurs fois, même celle dont je me sers pour cuisiner.”

  En fait, Jirō faisait littéralement feu de tout bois, et montrait une belle habileté dans le maniement des ressources naturelles ou des déchets... Ainsi la graisse de cuisson, des écorces pelées de divers agrumes qu'il servait en dessert et la cendre du foyer lui servaient à confectionner son propre savon pour nettoyer le peu de linge dont ils disposaient, ou plus simplement à réaliser de petites bougies parfumées pour leurs lanternes de papier qu'il disposait ici et là.
  Il ne restait pas toujours dans la maison, puisqu'il s'occupait d'un petit jardin potager dont il tirait surtout des pommes de terre, des oignons et des herbes aromatiques. Tous les deux ou trois jours, il s'aventurait dans les bois en fin de journée pour passer la nuit à pêcher de gros poissons de rivière qu'il ramenait dans de grands paniers, et qu'il mettait à frire ou à mijoter longuement dans leur ragoût quotidien.
  Lorsqu'il revenait de pêcher, avant l'aube, Jirō était trempé comme une éponge et transi de froid, mais tout heureux de ses belles prises... Tarō l'accueillait avec une grande serviette pour le réchauffer, et un thé vert l'attendait avec le petit-déjeuner qu'il avait préparé la veille.
  Tarō et Jirō avaient réparti leurs activités à parts égales. Pour un jeune homme volontaireathlétique et affiné comme Tarō, la perspective de remporter un championnat régional ou national devait être une priorité. En s'entraînant comme il le faisait, il n'en aurait que plus de mérite.
  Visiblement, Jirō le soutenait dans ce projet, en participant activement à son entraînement et en l'encourageant de son mieux. En conséquence, sa principale occupation était de cuisiner pendant des heures, du matin au soir, et de préparer d'énormes quantités de nourritures afin de fournir le trop-plein d'énergie dont ils avaient le plus grand besoin au quotidien.
  Tarō devait se forcer un peu pour manger autant, matin, midi et soir. Il montrait un bel appétit, surtout après un entraînement assez intense ou en revenant d'une de ses longues journées de chasse. Mis en conditions, il se montrait particulièrement vorace !
  Cependant, ce n'était rien auprès de ce que Jirō engloutissait durant les mêmes repas, lorsqu'ils mangeaient l'un à côté de l'autre, devant Kazuō. Le jeune homme blond consommait à peu près autant de légumes et de viandes que son partenaire, mais presque deux fois autant de poissons, et il faisait de beaux efforts pour manger beaucoup de riz et de nouilles sautées, en buvant beaucoup de bière pour mieux prendre du poids.
  Leur attitude était toujours aussi relâchée. S'ils se tenaient droit pour manger, Tarō se jetait sur les plus belles pièces de poulet ou de poisson frit à sa portée. Il pouvait lui échapper un rot sonore lorsqu'il avait avalé un peu trop vite... De son côté, Jirō s'empiffrait toujours autant et rotait longuement, naturellement, après une longue gorgée de bière.

– “BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRP...” 

  Kazuō souriait en les voyant manger ainsi, et se remplir le ventre. Il ne se trouvait pas à plaindre, puisqu'il était servi si généreusement qu'il avalait bien deux fois plus de poissons et de viandes que Tarō, à chaque repas, et que Jirō lui présentait presque deux fois plus de riz qu'il n'en mangeait lui-même. Il y avait encore tant de sashimi, de brochettes de canard et de nouilles sautées aux crevettes qu'il avait fort à faire pour les accompagner... Heureusement, il recevait encore plus de bière que ses deux compagnons n'en buvaient ensemble, pour l'aider à digérer un tel festin ! Lorsqu'il était temps de passer aux desserts, Kazuō pouvait à peine se lever de son coussin...
  C'était encore un divertissement que de voir Jirō avaler un mochi après l'autre ou de pleines coupes de mangue, en s'efforçant de le suivre à son rythme. Enfin, lorsqu'il se déclarait “bien rassasiéTarō venait s'asseoir derrière lui et l'enveloppait doucement dans ses bras. Il portait alors une banane ou un beignet d'ananas jusqu'à ses lèvres, en l'encourageant à manger encore un peu  et encore un peu.

– “Allez, mon petit Jirō, un petit effort... Mange !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore une banane, Jirō... Encore une bouchée... Encore !
– “Hmmmph...”
– “Et un beau gros beignet, maintenant ! Ouvre grand, et avale...
– “Hmmmph...”
– “C'est bien, Jirō ! Encore un petit effort...
– “Hmmmph...”
– “Encore un beignet... Il faut que tu manges, Jirō...
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Tu dois beaucoup manger, pour grossir et prendre du poids !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore une banane... Il faut t'engraisser, Jirō.

  Kazuō ne pouvait s'empêcher d'être totalement captivé, même un peu admiratif, en observant comment Tarō gavait son partenaire de beignets et de bananes. Jirō se laissait faire, docilement. Il n'avait pas exagéré en déclarant à Kazuō que son compagnon le gavait comme un canard pour le pousser à s'épaissir et à devenir plus lourd.

– “Tu devrais prendre exemple sur Kazuō, qui a si bon appétit...”

■ ■ ■

Dans la maison  plein soleil 

  Kazuō faisait la sieste, en écoutant les semi paresseuses [蝉, cigales du Japon] bercées dans les branches des arbres doucement agitées par le vent, buvant la rosée des feuilles et se prélassant au soleil en chantant de l'aurore au crépuscule.
  En étendant ses jambes et ses bras, il avait la satisfaction de ne pas atteindre les bords de ses couvertures. Elles sentaient bon. Jirō les avait déjà nettoyées et changées trois fois, depuis la première nuit qu'il avait passée dans cette chambre. Il éprouvait un sentiment de bien-être qui le faisait sourire et soupirer.
  La maison où vivaient Tarō et Jirō était petite et toute en longueur mais si bien agencée, si confortable que Kazuō souhaitait ne jamais la quitter. Il en connaissait toutes les pièces, en-dehors de la cuisine et du foyer attenant, dans le flanc de la montagne... La salle d'entraînement était aussi devenue son espace de jeu depuis qu'il accompagnait ses amis pendant leurs échauffements, chaque matin. Il se contentait encore de les observer, lorsqu'ils luttaient, mais Tarō semblait bien disposé à le prendre pour adversaire dans de futurs combats, pendant que Jirō serait occupé à leur préparer un repas consistant et très copieux.
  Tarō encourageait Kazuō à s'exercer pour prendre des forces, à bien manger, à se régaler sans retenue, à boire beaucoup de bière et à se reposer longuement après chaque repas... L'une de ses priorités devait être de bien dormir, pendant la nuit, malgré la chaleur de ces longues soirées d'été, malgré les rumeurs parfois persistantes des orages et de la cascade, ou malgré les cris des bêtes sauvages qui pouvaient rôder de l'autre côté du lac. Lorsqu'il avait fini de s'entraîner, il n'avait aucune tâche domestique à effectuer, ni aucun travail en-dehors de la maison.
  Depuis combien de jours était-il leur invité ? Peut-être deux semaines... Peut-être un mois... Ou davantage ? Il n'aurait su le dire... Cependant, Kazuō avait le sentiment d'avoir fait quelques progrès remarquables, en leur compagnie. Et il se sentait heureux et fier de ces progrès.
  En se promenant dans la maison, simplement vêtu de son kimono court repassé à neuf, légèrement parfumé aux écorces de mandarine, Kazuō savourait l'atmosphère paisible de la pièce principale, ouverte sur le lac inondé de soleil. À cette heure silencieuse, Jirō devait encore être occupé en cuisine, ou quelque part dans le jardin, et Tarō était parti couper du bois, comme à son habitude.
  Jirō avait disposé des coupes remplies de bananes, de mangues et de noix de coco coupées en dés et couvertes de miel, d'ananas rôtis et de sorbets parfumés aux baies sauvages, où Kazuō était invité à se servir largement. Il y avait même, au lieu du traditionnel bouquet de fleurs, un grand plat de beignets des plus appétissants placé dans le tokonoma [床の間, petite alcôve décorative, au plancher surélevé].


  Kazuō avait bien changé. Ce n'était plus le jeune employé de ministère frêle et inquiet, qui s'était perdu dans les bois. Sa barbe avait poussé, abondante et bien taillée, plus sombre que celle de Tarō. Il lui semblait qu'il avait un peu grandi... Assurément, il s'était bien épaissi et renforcé.
  Entouré d'attentions et de soins, entraîné avec les encouragements de ses amis, nourri en abondance et uniquement occupé à dormir, toute la nuit et tout l'après-midi, Kazuō avait bien profité. Il avait pris du poids et du muscle sans perdre de sa souplesse. Même son appétit s'affirmait un peu plus, de jour en jour.
  Il s'épanouissait dans cette nouvelle vie avec ses deux camarades. Tarō veillait sur lui et lui massait le dos sous la douche après avoir lutté toute la matinée, en s'assurant qu'il ne prenait jamais de risques pour ne pas se blesser pendant ces exercices. Et Jirō, qui était la douceur même, le régalait généreusement de toutes sortes de plats, tous plus savoureux et plus nourrissants les uns que les autres.
  Kazuō n'était pas à plaindre, dans cet environnement confortable, sain, dynamique et chaleureux... Il était admirablement bien traité ! C'était un plaisir pour lui de se montrer reconnaissant, dans la salle d'entraînement avec Tarō et lors des repas que préparait Jirō.
  Sa prise de masse intéressait Tarō, qui s'amusait à le soulever parfois, et à le prendre dans ses bras pour le porter en faisant plusieurs fois le tour de leur salle de lutte, dans le sable ou sur le chemin de planches.
  Alors que Jirō était obligé de s'empiffrer, midi et soir, en se forçant à engloutir le plus possible de légumes, de poissons et de viandes, jusqu'à une douzaine de bols de riz ou de nouilles sautées avec de la sauce, et en buvant six chopes de bière pour favoriser sa prise de poids, Kazuō ne faisait que savourer ce qu'il avalait, sans aucun effort, et pourtant c'était lui qui grossissait le plus naturellement, jour après jour, en prenant de la masse musculaire et en s'arrondissant nettement...

– “Quelle chance tu as, Kazuō ! J'aimerais pouvoir en faire autant.”
– “Il me semble que tu as un peu grossi aussi, Jirō.”

  Le jeune homme blond, un peu essoufflé, caressait son ventre rond.

– “Ce n'est rien du tout... Je ne suis pas encore assez dodu. Et pourtant, je fais de mon mieux pour me servir copieusement et bien manger !”
– “C'est vrai. Tu manges bien autant de riz que moi.”
– “Et je bois presque autant de bière...”
– “Jirō a raison.” interrompit Tarō. “Ce n'est pas suffisant ! Il faut finir tes desserts, avant d'aller dormir. Viens dans mes bras, mon petit Jirō, pour que je te gave...

  En souriant mais en soupirant, Jirō vint se placer confortablement dans les bras de son compagnon, entouré de grands plats remplis de bananes et de beignets... Il y avait tout un assortiment de desserts savoureux pour Kazuō, mais Tarō s'en tenait à des fruits et des gâteaux lourdement nourrissants pour son partenaire.

– “Un petit effort, Jirō... Avale !
– “Hmmmph...”
– “Encore un beignet... Encore un autre, Jirō... Encore !
– “Hmmmph...”
– “Encore un peu, mon petit Jirō ! Encore une banane...
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Il faut que tu manges beaucoup, beaucoup, Jirō... Ah ! si tu mangeais comme Kazuō, pour prendre du poids et devenir... bien en chair !
– “Hmmmph ! je vais faire un effort...” souriait Jirō, la bouche pleine.

  Repu et gavé à point, le ventre rond comme une boule de mochi, il prit les bols, les assiettes, les plats et les plateaux vides pour les nettoyer dans la cuisine. Tarō préparait un thé noir.

– “Nous allons nous reposer une heure ou deux, Jirō et moi, mais nous partirons chasser dans la forêt lorsque la nuit sera plus avancée.”
– “Cette nuit ?”
– “Oui, nous avons besoin de nous fournir en viandes... Avec un peu de chance, nous arriverons à prendre un cerf ou un sanglier.”

  Kazuō admirait la détermination de Tarō. Le vent s'était levé. La nuit serait très froide, dans les bois... Les rumeurs menaçantes du feuillage se mêlaient aux murmures de la cascade et de l'eau courante, lorsqu'ils entendirent Jirō pousser un rot très long, résonnant et rassasié, qui les fit sourire. Son compagnon avait disposé deux tasses pour le thé.

– “Malgré ces rumeurs hostiles, tâche de bien dormir, cette nuit. Nous ne serons pas rentrés aussi tôt que d'habitude... C'est une nuit de pleine lune, et nous devons ramener de quoi manger pour les prochains jours. Il faut rester prudents. Il y a des bêtes sauvages qui rôdent... Surtout, reste confortablement bordé dans ton lit et ne t'inquiète de rien, même si nous sommes absents.”
– “D'accord.”
– “Cela nous rassure, Jirō et moi, de savoir que tu es dans la maison. Nous avons toujours été inquiets lorsque nous la laissions vide...”
– “Wakarimashita [わかりました, “j'ai compris”].”

  Bien repu, rassasié, Kazuō ne demandait pas mieux que d'aller dormir.
  En voyant Tarō verser le thé noir pour son compagnon, il songea que ce devait être un mélange spécial pour les tenir éveillés toute la nuit... Une pensée lui vint alors, sans qu'il y ait songé.

– “Tarō ?
– “Oui ?
– “Tu trouves que je mange de bon appétit, n'est-ce pas ?
– “Oh ! oui... Et je trouve cela vraiment admirable.
– “Jirō mange de bon appétit, lui aussi.”
– “Bien sûr ! Il aime beaucoup s'empiffrer... Mais tu vois qu'il a besoin de manger encore beaucoup plus, beaucoup plus, pour prendre du poids et s'épaissir comme il faut. C'est triste que nous en soyons réduits à devoir le gaver comme un petit canard pour qu'il grossisse un peu !
– “En effet...” Kazuō approuvait, en hochant la tête. “Mais si cela devait m'arriver, par exemple, si je n'arrivais plus à prendre de poids malgré tous ces bons petits plats dont vous me nourrissez si généreusement, est-ce que...”
– “Oui ?
– “Est-ce que tu me gaverais aussi, comme Jirō ?
– “Bien sûr...” répondit Tarō, avec un sourire complice.

■ ■ ■

Devant la maison  matinée ensoleillée

  Tarō n'avait pas menti en annonçant que la nuit serait agitée. Le vent sifflait et s'exaspérait dans les branches... Il lui semblait avoir entendu jusqu'à des hurlements de loups, au cœur de la tourmente. 
  Douillettement allongé sous des couvertures épaisses et soyeuses, en se reposant contre des coussins moelleux, il avait laissé sa lanterne de papier s'éteindre et il s'était endormi.
  Tout était calme lorsqu'il se leva, dans la matinée. Le petit lac miroitait, sous un ciel doucement nuageux. Le paysage était verdoyant et respirait la fraîcheur. Seul dans la maison, Kazuō restait nu pour aller et venir à son aise d'une pièce à l'autre... Pourquoi songea-t-il alors à ses anciens vêtements, qu'il avait laissés accrochés dehors ?
  Ils étaient suspendus à une corde à linge mais, à la grande surprise de Kazuō, ses vêtements étaient en lambeaux, avec des traces de griffes et de crocs, comme s'ils avaient été lacérés par des bêtes fauves...

– “Encore déchirés ? Décidément, je n'ai plus rien à me mettre !”

  Tarō l'avait mis en garde contre les loups qui pouvaient rôder dans ces bois... Kazuō haussa les épaules et prit le premier kimono qu'il trouva. Il éprouvait avec satisfaction que le tissu le serrait un peu autour des bras et dans le dos. Puis il s'assit à sa place pour son petit-déjeuner.
  Jirō avait bien fait les choses, comme toujours. Il y avait suffisamment de nourriture, bien appétissante, pour le tenir occupé jusqu'à leur retour de la chasse... Kazuō se régalait en soupirant, avec gourmandise, et en avalant de grandes bouchées, avec voracité !
  Il les entendit revenir, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel.
  La nuit avait dû être rude, en effet... Ils étaient tout maculés de terre, avec des brins d'herbes et des feuilles dans les cheveux, et tout luisants de sueur. Tarō avait l'air d'un guerrier qui n'aurait pas cessé de se battre, seul contre une troupe de mercenaires armés jusqu'aux dents... Il était légèrement blessé, mais le sang qui le couvrait n'était visiblement pas le sien, et il portait deux couples de canards pendus à son cou.
  Jirō n'était pas en reste. Avec son kimono boueux, largement ouvert, il avait l'air d'un lutteur plus imposant que son compagnon, qu'il suivait en titubant un peu et tout ruisselant, tant il transpirait : il portait un grand cerf sur son dos. La bête était magnifique. Elle devait peser très lourd !

– “Nous avons eu de la chance...” dit-il, en reprenant son souffle. 
– “Quelle nuit !” soupirait Tarō, en posant son arc sur le seuil.
– “Mais quelle belle prise ! Lorsque nous aurons dépecé ce cerf, il faudra que je le découpe avec soin et je le mettrai à mijoter longuement pour nos prochains ragoûts...”
– “Nous n'aurons plus besoin de chasser pendant un bon mois.”
– “Et lorsque nous aurons mangé toute cette bonne viande, nos ventres seront bien remplis !” ajouta Jirō en souriant et en passant sa langue sur ses lèvres. “C'était un grand et jeune mâle. Sa chair doit être tendre et entrelardée à point. J'espère que tout ça nous tiendra bien au corps...”

  Kazuō ne doutait pas qu'il en recevrait une bonne part. Tous les efforts de Jirō pour prendre du poids ne le rendaient pas moins généreux, ou moins disposé à partager toute la nourriture qu'il préparait. Au contraire. Il admirait l'appétit de Kazuō, et il se montrait toujours désireux de le régaler jusqu'à la plus complète satiété.
  Tarō n'avait même pas besoin d'insister ou de lui suggérer de resservir largement leur ami, lors des repas. Jirō était la gentillesse même, et il ne manquait pas d'inviter Kazuō à lui montrer comment il fallait s'y prendre pour mieux se remplir la panse, s'arrondir et s'empâter.

– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...” 
– “Comme tu manges bien, Kazuō ! C'est un vrai plaisir.”
– “C'est un plaisir...” confirmait Tarō, avec un sourire amusé.

■ ■ ■

Devant la salle de lutte  journée paisible

  Kazuō était heureux de voir ses amis prendre un peu de repos, bien mérité, en les voyant se frotter le dos ou se tenir doucement enlacés sous la cascade. Ils tombaient de sommeil...
  Jirō eut fort à faire, pendant plusieurs jours, pour préparer un ragoût riche et savoureux, dont ils se régalaient en se servant copieusement et en s'empiffrant sans aucune retenue. Cependant, il devait encore passer plusieurs jours et nuits dehors, pour pêcher de beaux poissons dans la rivière et sur le grand lac, au cœur de la forêt. Leur consommation était naturellement plus importante, depuis qu'ils étaient trois à vivre sous le même toit...
  En son absence, Tarō et Kazuō avaient tout le temps pour s'entraîner. Tous les matins étaient consacrés à leurs échauffements, à des exercices de force et de souplesse, avant de passer plusieurs heures à la lutte.
  Kazuō avait suffisamment progressé pour affronter Tarō. Il se sentait même assez fort, et assez lourd, pour faire le premier mouvement et le provoquer parfois en combat singulier.

– “N'allons pas trop vite...” recommandait Tarō, prudemment. “Je suis heureux de te voir si bien disposé à la lutte. Tu t'es bien épaissi et bien renforcé, mais il ne faudrait pas te blesser.”
– “Qu'est-ce qui te fait peur ? Que je te soulève ou que je t'écrase ?”


  Le ragoût de cerf préparé par Jirō devait faire merveille, sans oublier les innombrables petits plats dont il était accompagné, appétissants et nourrissants. Depuis quelques jours, Kazuō se sentait bien appesanti et empâté. Il avait pris du ventre, et il commençait à engraisser. Il était fier de ces nouveaux progrès, si imposants pour son adversaire.

– “Si tu n'essaies pas de me soulever, c'est moi qui vais te renverser !”

  Tarō ne demandait pas mieux que d'être invité à se dépasser ainsi.
  Après avoir mené plusieurs combats, où Kazuō restait dominé mais ne se laissait pas aisément terrasser, ils reprirent leurs exercices... Tout en portant de lourdes pierres, à bout de bras, ils faisaient le tour de la salle en marchant comme des canards ou en se relevant avec précautions. 

– “Tu soulèves des pierres de plus en plus lourdes !” appréciait Tarō. “Je suis impressionné... Dans quelques semaines, tu soulèveras celles que Jirō utilise pour son entraînement.”
– “J'espère bien !”
– “Tu commences à devenir bien lourd, aussi...”

  Les deux jeunes hommes soufflaient et transpiraient à grosses gouttes, tant leurs mouvements étaient éprouvants, intenses et répétés... Kazuō avait faim et soif. Autour d'eux, la chaleur devenait étouffante.

– “Oui, je sens que j'ai pris du poids.”
– “Et tu le portes bien.”
– “Je n'ai jamais fait beaucoup de sport ou d'activités physiques. C'est étonnant de se trouver ainsi plus musclé, plus épais, plus lourd...”
– “Et plus gras !”
– “Ça...” répondit Kazuō en riant. “C'est parce que vous me nourrissez si généreusement. J'ai l'impression de grossir un peu plus, chaque jour !”
– “Tu sais comme ça nous fait plaisir. Jirō apprécie de te voir manger ses bons petits plats, de si bon appétit. Tu peux en profiter encore...
– “Ses bons petits plats le font bien grossir, lui aussi !”
– “Oui...” répondit Tarō en soupirant, avant de déposer sa pierre dans le sable. “Il a fait de beaux efforts, récemment. C'est vrai. Il a pris un peu de poids, et un peu d'embonpoint... Je suis vraiment fier de lui, mais il a besoin de grossir beaucoup plus ! Il doit manger beaucoup plus.”

  Tarō n'avait pas tort. Pendant plus d'une semaine, Jirō avait fait de son mieux pour engloutir d'énormes quantités de nourriture et se remplir la panse plus que de raison, en suivant l'exemple de Kazuō. Et chaque soir, en fin de repas, Tarō l'avait gavé avec soin — avec ménagements mais sans relâche, jusqu'à ce qu'il se trouve repu à la limite de l'éclatement !
  Il n'en fallait pas moins pour le faire progresser.
  À la fin d'une semaine, en suivant un tel régime, Jirō se tenait droit sur ses jambes, avec ses cuisses puissantes et ses fesses bien rebondies, en caressant son ventre avec soulagement... Il se trouvait récompensé de le trouver un peu plus lourd, un peu plus tendre et un peu plus rondelet entre ses mains. Il en soupirait avec un sourire rêveur.

– “C'est grâce à toi, s'il a pris du poids comme ça.”
– “Grâce à moi ?” riait Kazuō, non sans éprouver une satisfaction toute particulière à l'idée qu'il avait peut-être joué un rôle, en effet. “Je dirais plutôt que c'est grâce à ce ragoût de cerf qu'il a préparé, si savoureux et si gras ! Il cuisine si bien, il a raison de s'en régaler autant...”
– “Jirō n'est pas du genre à se vanter. Il a le don pour préparer des plats qui devraient nous faire tous grossir à vue d'œil... et qui ne lui profitent même pas ! Il faut l'encourager, vraiment, et le forcer encore pour qu'il prenne du poids et une belle bedaine bien ronde comme il le souhaite.”
– “Alors tu peux compter sur moi !”

  Assis dans le sable, les deux jeunes hommes échangèrent un regard. Ils avaient chaud. Ils avaient soif — et ils avaient faim...

– “Tu penses à lui, en ce moment ?”
– “Bien sûr. Et je m'inquiète pour lui.”
– “Jirō doit pouvoir se défendre...” 
– “Oui, mais je n'aime pas le savoir loin de la maison. C'est comme ça.”

  Tarō posa doucement sa main sur l'épaule de Kazuō.
  
– “Nous avons besoin de prendre une bonne douche. Et puis, nous avons besoin de bien manger, pour reprendre des forces.”
– “Oui...”
– “Et puis, tu auras besoin de bien dormir, pour bien grossir.”
– “Oui... J'ai faim !”
– “Et lorsque tu seras couché... Que dirais-tu si je venais te masser le dos, pour bien te détendre ?”

  Kazuō rougit lorsque Tarō le prit doucement dans ses bras.

– “Oui...” murmura-t-il sans réfléchir. “Oui...”

■ ■ ■

Dans la chambre  après-midi, dans l'obscurité

  Le repas, toujours aussi copieux, avait été rapidement expédié... Kazuō ne s'était jamais empiffré aussi voracement ! Tarō avait commencé à lui masser le dos et les épaules sous la cascade  puis les jeux de mains et les caresses n'avaient plus cessé, depuis la salle de bain jusqu'à la pièce principale, autour du repas. Les bouchées et les baisers se succédaient à vive allure. Les plats et les bols se vidaient comme de la neige fond en plein soleil. Kazuō dévorait absolument tout ce qui se trouvait de bon à manger à sa portée. Tout était absolument délicieux... 
  Enfin, Tarō était venu s'asseoir derrière lui, sur son invitation, et l'avait gavé de desserts jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une miette.

– “Que c'était bon !” gémissait Kazuō.
– “Oui, Kazuō...”
– “Et que c'est bon d'être gavé ! Je me sens si bien repu et rassasié...”
– “Tu as bien mangé...” 

  Tarō murmurait à son oreille, avant de le faire frémir avec un baiser dans le cou. Puis il caressa son gros ventre rempli à bloc. 

– “Et tu vas bien grossir !”
– “Oui...”
– “Et prendre du poids... Beaucoup de poids.”
– “Oui...”

  Kazuō se laissait faire... Il se sentait parfaitement comblé — à tel point qu'en fermant les yeux il se croyait presque léger, flottant au loin comme un nuage sur les eaux.
  Il ne rêvait pas : Tarō le portait dans ses bras jusqu'à sa chambre. En déposant Kazuō doucement sur son lit, le beau jeune homme brun laissa ses doigts caresser sa barbe toute récente et ses lèvres se posèrent sur les siennes pour un long baiser.

– Dai suki da yo [大好き だよ“Je t'aime”] Kazuō...”

■ ■ ■

Sur le balcon, la forêt à perte de vue  clair de lune

  Jirō avait ramené quatre grands paniers de poissons. Cette belle pêche lui avait demandé plus d'efforts et de patience qu'il ne l'aurait souhaité. Il était pâle, épuisé, encore trempé, avec les lèvres glacées... De leur côté, Tarō et Kazuō n'avaient pas vu le temps passer.

– “J'imagine que vous n'avez fait que lutter toute la journée, sans moi.”

  Les deux beaux garçons bruns rougissaient, en espérant que Jirō ne remarquerait pas qu'ils avaient un peu délaissé leur entraînement pour d'autres activités, non moins physiques.

– “Alors vous devez avoir faim... Et moi aussi, j'ai besoin de manger !”

  En peu de temps, Jirō reprit ses marques dans la cuisine, et les repas reprirent leur cours  toujours aussi savoureux, et toujours un peu plus copieux... Kazuō était quelque peu gêné, lorsqu'il le servait encore trop généreusement et l'encourageait à se régaler avec un grand sourire.
  L'attitude de Tarō lui donnait à réfléchir. Toujours calme, maître de soi, il avait aussi repris sa place auprès de Jirō et le traitait comme si aucun incident fâcheux n'avait eu lieu pendant son absence... Kazuō n'en était que mieux nourri, et couvert de caresses lors des repas.

– “Tu as bien grossi, Kazuō...” admirait Jirō, tout en s'empiffrant.
– “Tu as raison !” confirma Tarō, malicieusement. “Il a pris du ventre, et il mange de mieux en mieux, depuis quelques jours. Prends exemple sur lui pour reprendre du poids...”
– “Oh ! j'ai bien l'intention de me remplir la panse...”

  Pendant plusieurs jours, Tarō fut aux petits soins avec Jirō. Il l'entourait de câlins et lui procurait de bons massages revigorants. Il se montrait toujours exigeant lors des échauffements et des exercices d'agilité, de force ou de souplesse, mais il le laissait passer la moitié de la matinée dans la cuisine pendant qu'il affrontait Kazuō à la lutte... La complicité entre eux était toujours aussi remarquable.
  Surtout, Tarō poussait son compagnon à manger comme quatre, plus que jamais ! Jirō était un “bon vivant”, naturellement athlétique et bien “enveloppé”. Il portait admirablement son poids... Il n'avait pas tardé à reprendre son bel embonpoint, qui avait quelque peu fondu en passant ses nuits dehors, et il faisait de son mieux pour s'empiffrer de viandes et de poissons afin de prendre encore un peu de poids et de ventre.
  À la fin de chaque repas, Tarō le prenait dans ses bras, tendrement, pour le réconforter et lui murmurer quelques mots d'encouragements à l'oreille. Puis, lorsque Jirō se sentait plus détendu, il le gavait de beignets et de bananes jusqu'à ce que le beau garçon blond ne puisse plus rien avaler... Kazuō en était presque jaloux, en le voyant mis à l'épreuve.

– “Encore un petit effort, mon petit Jirō... Mange !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore une banane, Jirō... Encore un beau gros beignet... Encore !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est bien... Je suis fier de toi. Il faut beaucoup manger, pour prendre du poids et faire s'arrondir ton ventre !
– “Hmmmph...”
– “Mais dis-moi, Jirō ?” suggéra Tarō, comme si de rien n'était. Kazuō a encore un peu de place dans son estomac... Ne penses-tu pas que nous devrions le gaver, lui aussi, pour qu'il soit parfaitement rempli à point ?

  Ce fut comme un coup de foudre, qui fit sortir Jirō de sa torpeur.

– “Kazuō ? Mais comment n'y ai-je pas songé... Je suis impardonnable !

  Sans qu'il ait eu le temps de comprendre pourquoi ni comment, Kazuō se trouva soudain entouré par ses deux amis et quatre grands plats de desserts. À tour de rôle, Tarō et Jirō consacrèrent le reste de la soirée à le gaver, en l'encourageant à se régaler sans aucune retenue...

– “Encore un petit effort, mon petit Kazuō... Mange ! Mange !
– “Hmmmph... Hmmmph...”

  La nuit était claire. La pleine lune d'été resplendissait. Pendant que Jirō était occupé à nettoyer la vaisselle, Tarō se rapprocha de Kazuō pour lui tâter le ventre et lui confier ses sentiments.

– “Tu as bien mangé, Kazuō.”
– “Je suis tellement repu... Je vais éclater !”
– “Jirō a bien mangé, lui aussi... Maintenant, il a besoin de se reposer.”
– “Oui...”
– “Nous allons le faire boire, et il va bien dormir.”
– “Boire ? À cette heure-ci ?”
– “Par ce beau temps, sous la pleine lune, il ne demandera pas mieux...”
– “Tu veux qu'il boive encore de la bière ?”
– “Beaucoup de bière...”

  Comme il l'avait prévu, Tarō n'eut qu'à suggérer à son compagnon que la nuit était claire, et combien la lune était belle. Jirō disposa trois belles nattes, avec des coussins et une lanterne sur le balcon.

– “C'est vrai. La lune est très belle, cette nuit.”
– “C'est une occasion à célébrer !”
– “Moi, je n'ai plus faim...” s'empressa de dire Kazuō.
– “Moi non plus...” soupira Jirō en caressant son ventre douloureusement tendu et arrondi. “J'ai bien mangé, je me sens lourd ! Je crois même que je ne pourrais plus rien avaler pour aujourd'hui...”
– “Tu pourrais toujours boire un peu.”
– “Du thé vert ? Si vous en souhaitez...”
– “Mais non, pas du thé... De la bière !”
– “Si tu y tiens...”

  Tarō fit un clin d'œil en direction de Kazuō, lorsque Jirō apporta trois grandes chopes presque débordantes de mousse. En peu de temps, le jeune homme blond avait déjà vidé sa chope, à longs traits. Cependant, tout en participant distraitement à la conversation, il ne s'apercevait pas que Tarō et Kazuō versaient de temps en temps tout le contenu de leurs chopes dans la sienne... Lorsqu'il eut fini de boire, Kazuō lui proposa de servir une deuxième tournée. Sans attendre, Jirō se rendit à la cuisine et revint avec plus de bière pour ses amis.

– “C'est bien, Jirō... Maintenant, bois !”
– “Hmmmph...” soupira le jeune homme en s'exécutant.
– “Une bonne bière comme celle-ci, ça te fera bien grossir !”

  La lune était très haute dans le ciel. Jirō tenait bien l'alcool, mais Kazuō le voyait s'appesantir et s'assoupir lorsqu'il restait assis un moment... La discussion restait animée, vive et très enjouée. Soudain, le beau garçon blond se redressa et bondit presque sur le balcon, où il se mit à effectuer des mouvements lents et souples — comme une danse ondoyante...
  Il était ivre, et il était presque nu, mais il riait en chantant d'une voix grave et chaude, dont la douceur ne retirait rien à son caractère mâle et vigoureusement affirmé. Jirō improvisait un poème traditionnel pour son ami Kazuō, dansant et chantant devant lui.

                                     Dans la nuit d'été,
                                  je roule  rempli comme une
                                     outre, à satiété 
                                  le ventre plein de la lune,
                                  éclatante de santé 

  En le voyant danser ainsi, sans éventail ni vêtements, Kazuō ne savait pas quoi répondre... Alors qu'il essayait de lui adresser au moins un mot de compliment, il se trouva réduit à roter bruyamment.

– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...” 

  Tarō ne pouvait pas s'empêcher de rire mais Jirō, encore un peu ivre, semblait vraiment ému par ce “cri du cœur” — ou ce “cri du ventre”. Ses yeux verts scintillaient, au-dessus d'un large sourire...

■ ■ ■

Dans la maison  soleil couchant

  Le ragoût était assez copieux pour que les trois jeunes hommes restent bien nourris pendant quelques semaines, mais Tarō souhaitait chasser encore de beaux canards pour que ses amis se régalent de brochettes bien grillées, de viandes bien rôties et de bonnes chairs qui ne pouvaient manquer de les faire s'engraisser.

– “Tâchez de bien manger, en mon absence...” leur dit-il.
– “Ne t'en fais pas pour nous !” répondit Jirō en riant. “Nous allons rester un peu entre gros, et bien nous gaver.”

  Kazuō ne s'attendait pas à un tel calme, dès que Tarō fut parti... Les échauffements, les exercices et l'entraînement n'avaient rien à voir avec ce dont il avait pris l'habitude, lorsqu'il suivait l'exemple de Jirō.
  Assurément athlétique, très fort et bien proportionné, Jirō était capable de soulever de lourdes charges, et de les porter dans ses bras tout en marchant, mais il était plus pataud et plus maladroit que Tarō. Il n'avait pas cette souplesse et cette agilité de fauve qui caractérisaient si bien son compagnon... En revanche, il était plus résistant, plus endurant, et il encaissait parfaitement les coups. Il n'était pas non plus moins vif. 
  Il était surprenant dans la lutte... Jirō parvenait à saisir et soulever son adversaire mais il évitait de lui porter de véritables coups. En fait, il ne frappait jamais Kazuō, même lors des combats.
  La chaleur devenait éprouvante. Ils transpiraient abondamment.

– “Kazuō ? Tu dois avoir faim !
– “Oui...”
– “Je vais nous préparer un vrai festin. Rien que pour toi et moi !”

  Au moment de passer sous la cascade, Kazuō sentit les mains de Jirō qui se posaient tendrement sur ses flancs. Il se sentit frémir.

– “Kazuō ?
– “Oui ?”
– “Depuis combien de temps Tarō passe-t-il la nuit avec toi ?

  Kazuō rougit profondément. Jirō avait dû comprendre ce qui se passait autour de lui, dès le premier jour. Il n'était tout de même pas si bête !

– “Je ne sais plus... Euh...”

  À sa grande surprise, il entendit Jirō éclater de rire derrière lui.

– “Ne t'en fais pas, petit coquin !” dit-il en lui donnant une claque sur les fesses. “Je comprends mieux pourquoi tu avais si bon appétit !”
– “Tu n'es pas fâché ?”
– “Non, pourquoi ? Mais puisque tu as si bon appétit, je vais te faire bien manger ! Nous avons du poids à prendre, tous les deux...”

  En l'invitant à s'asseoir devant une magnifique marmite de ragoût, Jirō lui servit un bol après l'autre, en tâchant de manger autant que son ami pour mieux l'accompagner. Kazuō était encore tout frissonnant, mais Jirō se montrait toujours si gentil qu'il arrivait à le mettre à l'aise. En peu de temps, la moitié de la marmite se trouva engloutie et les deux garçons commençaient à se sentir lourdement rassasiés.
  Maintenant qu'il n'y avait plus de secrets entre eux, Kazuō éprouvait un peu de peine pour Jirō qui passait régulièrement des nuits dehors, et qui avait dû dormir seul par la suite... Ce gentil garçon blond méritait d'être mieux traité. Après tout, il faisait son possible pour prendre du poids, et de belles rondeurs, mais il n'était pas beaucoup plus lourd ni beaucoup plus dodu que lorsque Kazuō l'avait vu pour la première fois... Et il ne ménageait pas ses efforts pour s'étoffer, avec une bedaine grassement rebondie, mais il aurait plutôt maigri durant son dernier séjour sur le lac et dans les ruisseaux de montagne !

– “Tu manges bien, Kazuō... Régale-toi !”
– “Oh ! oui, je me régale.”

  Le crépuscule descendait sur les cèdres, mais Jirō semblait bien décidé à ne pas interrompre leur repas de si tôt. Il encourageait Kazuō à bien s'empiffrer comme lui, en le servant largement de tous les plats, encore et encore ! La marmite de ragoût était presque vide...

– “Encore un bol, Kazuō.”
– “Hmmmph...” protestait-il, la bouche pleine.
– “Tu es devenu grand et fort... et gros ! Et gras !” riait Jirō. “Tu pourrais avaler encore une douzaine de bols comme celui-ci, et une douzaine de bols de riz, pour bien prendre du poids !
– “Hmmmph... Hmmmph...”

  Allant et venant depuis la cuisine, Jirō ne cessait de lui présenter des plats, tous plus délicieux les uns que les autres. Kazuō pensait ne plus pouvoir avaler encore une bouchée, mais ce beau garçon blond n'avait pas son pareil pour lui donner de l'appétit...
  La nuit tombait. Kazuō, entouré de plats et de bols qu'il avait nettoyés, reprenait son souffle peu à peu.

– “J'aimerais tant pouvoir manger autant que toi, Kazuō.”
– “Hmmmph...” grognait le jeune homme, à bout de forces.
– “Tu vas grossir. Ton ventre va bien s'arrondir... Quelle chance tu as !
– “Oui...”
– “Encore un peu de gâteau de riz ?”
– “Oh ! Par pitié, non... Je ne pourrais plus rien avaler.”
– “Si tu ne peux plus avaler, il faut que je te gave...”

  Même dans ses rêves les plus fous, Kazuō n'aurait jamais imaginé que Jirō viendrait s'asseoir ainsi, derrière lui, pour le gaver de bananes et de beignets, en le tenant fermement embrassé contre lui pour mieux caresser son ventre, longuement et langoureusement.
  C'était au-delà de tout ce dont il aurait pu rêver. Si Tarō montrait les meilleures dispositions pour la lutte, Jirō avait un don naturel pour gaver son compagnon et lui donner envie de dévorer encore et toujours plus de nourriture, à force de caresses...

– “Voilà, mon beau KazuōÇa passe tout seul... Encore !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore un beignet... Encore un autre, Kazuō... Encore !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Allons, ne te décourage pas. Je suis là... Je vais te gaver.
– “Hmmmph... Tu vas me rendre obèse !”
– “Oui, Kazuō...

  Jirō souriait en murmurant ainsi à son oreille, mais il était sérieux.

– “Je vais bien te nourrir et te gaver, mon beau gros Kazuō...

  La bouche pleine, à bout de souffle, Kazuō éprouvait un tel sentiment de réconfort, de douceur et de bien-être qu'il laissa Jirō le gaver encore, sans se presser, avec une bonne demi-douzaine de bananes avant de le pousser à finir le plateau de beignets d'ananas rôtis.
  Tout en le nourrissant avec soin, Jirō se confiait à lui.

– “Tu vas grossir, Kazuō, et prendre du ventre.
– “Hmmmph...”
– “Ton ventre est déjà bien formé... Quand tu seras bien gros et gras, je voudrais avoir un ventre rond et dodu comme le tien.
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est un beau ventre comme le tien que je désire...
– “Vraiment ?” répondit Kazuō. “C'est mon ventre que tu désires ?”
– “Oui...”

  Jirō avait répondu sans hésiter, sans le moindre soupçon de timidité, en jeune homme sûr de ses sentiments, de ses goûts et de ses préférences.
  Les derniers beignets venaient d'être engloutis. Kazuō vit Jirō se lever lentement pour se placer devant lui... D'un geste souple et sensuel, il retira son kimono et se présenta, en toute simplicité, nu et comme offert pour accompagner le dessert.

– “Ce beau ventre, bien rond, bien nourri... C'est ce que je désire.”

■ ■ ■

Dans la chambre  nuit noire

  Jirō était plus doux que le miel, qu'il répandait si généreusement sur les fruits et les beignets qu'il préparait pour Kazuō.
  Allongé sur son lit, le grand et gros jeune homme brun ne pouvait détacher son regard de ce beau garçon blond qui le régalait plus que de raison  tant de friandises que de caresses, de bouchées de mangue gourmandes et de baisers passionnés...
  Il aurait pu perdre la tête : il ne pensait plus qu'à prendre du ventre !

– Ai shiteru [愛してる“Je t'aime”], Kazuō.”
– “Jirō...”


– “Je vais te préparer d'autres beignets.”
– “Jirō, je t'en prie...”
– “Tu n'as plus faim ? Je vais te régaler, mon beau Kazuō... Il faut encore bien te remplir la panse ! Crois-moi, tu as faim...
– “Oui... Oui, j'ai faim !”
– “Alors tu vas manger...”
– “Je vais manger... autant que tu voudras !”

  Heureusement, Jirō n'était pas moins empressé auprès de Kazuō que celui-ci était impatient de le voir revenir au plus vite. Malgré un repas extrêmement copieux, extrêmement nourrissant — et qui aurait dû être plus que suffisant pour faire éclater son estomac — les desserts et les gâteaux n'avaient pas cessé d'affluer jusque dans sa chambre et jusqu'à sa bouche... pour le gaver.
  Cependant, Jirō était si gentil, et son sourire était si complice, câlin, tendre et coquin, qu'il en devenait irrésistible. Tout en sueur, il ruisselait de charme dans l'obscurité... Kazuō, fasciné, s'émerveillait de le trouver encore plus brûlant que son partenaire Tarō !

– “De bons beignets tout chauds, pour mon beau gros Kazuō !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Comme tu manges bien. Comme je t'aime, Kazuō...”
– “Hmmmph... Jirō...”
– “Oui ?”
– “Jirō... Je t'aime aussi... Je t'aime !”

  En murmurant ces mots, Kazuō faillit s'évanouir entre les bras de son jeune ami, qui le serra fermement contre son torse dodu et bien musclé. Ils venaient de jouir pour la quatrième fois, depuis la fin de leur repas...

– “Nous avons tout le temps, mon Kazuō... Cette nuit est à nous.”
– “Oui, Jirō...”
– “Kazuō, si tu m'aimes... Si tu m'aimes, tu vas manger !”
– “Oui, Jirō... Je mangerai autant que tu voudras !”
– “Si tu m'aimes, tu vas grossir...”
– “Oui, Jirō...”
– “Je vais bien te gaver... Tu vas beaucoup grossir.”
– “Autant que tu voudras, mon beau Jirō !”
– “Si tu m'aimes, tu vas prendre du ventre... Beaucoup de ventre !”
– “Je grossirai autant que tu voudras me faire grossir, Jirō.

  Kazuō souriait en dégustant un autre savoureux beignet.

– “Après tout, Tarō veut aussi que je prenne du poids !
– “Ce n'est pas la même chose, Kazuō...” murmura Jirō.
– “Comment ? Si je mange bien...”
– “Tarō veut que tu prennes du poids, c'est vrai... Mais moi, je veux que tu engraisses, et que tu prennes du ventre. Un beau ventre bien rond !
– “Fais-moi prendre du ventre... Beaucoup de ventre !”

  Jirō le couvrit de baisers, passionnément, pour le remercier.
  En peu de temps, Kazuō avait dévoré le dernier beignet. Dans la lueur mourante de la lanterne de papier, il devinait les yeux de Jirō, d'un vert étincelant, pendant qu'il couvrait son torse et son ventre de longs coups de langue sensuels, en pressant doucement ses flancs bien nourris entre ses mains. Il y mêlait de doux baisers ou de petits coups mordants pour le tenir éveillé.

– “Je vais tellement te gaver, Kazuō ! Je vais bien t'engraisser...”
– “Jirō...”
– “Je vais te gaver comme un porc... Comme un sanglier !”
– “Oink... Oink...” grogna Kazuō, avec un large sourire.

  La nuit devenait plus profonde, plus enflammée, plus chaude et plus parfumée, à mesure que Jirō prenait soin de procurer toujours plus de plaisirs à son ami, déjà bien rassasié.

– “Jirō...”
– “Oui ?”
– “Dis-moi... Tu ne penses pas que Tarō sera jaloux ?
– “Pourquoi ?”
– “Eh bien... Tout de même...”
– “Nous verrons, lorsqu'il sera de retour.” dit Jirō, insouciant. “Je ne vais pas lui mentir, par exemple.”
– “Sans doute. C'est très bien, mais...”
– “Hmmm ?”
– “Tout de même... Je suis votre invité, dans cette maison. C'est lui qui était le premier à m'accueillir. Maintenant, je lui enlève son partenaire.”
– “Pardon ?”

  Jirō éclatait de rire, de bon cœur. Il serra son ami dans ses bras.

– “Jirō ?
– “Kazuō... Qu'est-ce que tu as imaginé ? Tarō est mon grand frère !

(À suivre...)

Note : Au Japon, Tarō () et Jirō (次郎) sont des prénoms d'un usage très courant, traditionnellement pour désigner le fils aîné et le “second fils”, ou le fils cadetTarō est donc bien le frère aîné de Jirō. 

Un peu de japonais : L'expression Suki desu [好き です] est la forme la plus courante (et la plus neutre) pour dire “Je t'aime”, mais il y a de très nombreuses nuances... Tarō déclare Dai suki da yo [大好き だ よ] pour témoigner de sentiments déjà plus forts et plus affirmés. Enfin, Jirō dit Ai shiteru [愛してる], expression la plus intense et la plus passionnée pour dire “Je t'aime” à Kazuō
  Un détail, qui n'est pas anodin : Des japonais comme Kazuō, Tarō et Jirō ajouteraient toujours des suffixes, dans leurs dialogues, qu'ils soient neutres (Kazuō-san : 一雄さん), affectueux (Kazuō-chan : 一雄ちゃん), respectueux envers un aîné (Tarō-sempai : 太郎先輩) ou plus familiers envers un plus jeune (Jirō-kun : 次郎君), etc. Il y a tellement de nuances possibles qu'il était préférable d'en faire l'économie...