Friday, August 5, 2022

Hassan & les ogresses (adapté d'un conte kabyle) - première partie

(Note : Cette histoire est une adaptation d'un authentique conte kabyle de tradition orale  adaptation très libre... Je pense que le cadre nord-africain est séduisant aussi pour ce genre d'aventures, en espérant que ça vous plaira.)


    Hassan est un adolescent bien bâti, juste assez grand mais très agile, aventureux et chapardeur. Il joue de bons tours à ses voisins, dans son village perdu entre les falaises, les montagnes de sable et le désert, proche des oasis où poussent de grands palmiers et des figuiers, à l’ombre desquels il aime se reposer lorsqu'il fait trop chaud. Il joue de bons tours aussi, particulièrement, à la vieille Tsériel qui vit à l’écart, loin de tous les villages, loin de tout le monde...
  Les gens du village le considèrent comme un va-nu-pieds, un vaurien et un "vorace" ! Ils lui jettent des regards durs et ils se moquent souvent de lui, qui ne travaille pas et vagabonde à longueur de journée.
  Comme il se moque d’eux aussi ! 
  Un jour, il grimpe dans le grand figuier qui court tout le long du mur en pisé de la maison de Tsériel, et il se cache dans les hautes branches. La vieille femme l’a entendu approcher, malgré ses précautions... Pendant qu’il se rafraîchit en dégustant de belles figues bien mûres, elle sort sur le pas de la porte et menace de lui donner une bonne correction s’il ne descend pas tout de suite. 
  Hassan refuse de l’écouter. Il grimpe jusqu'au sommet de l’arbre, où il pense que les feuilles les plus larges du figuier le dissimuleront... Mais ces feuilles qui couvrent le faîte du toit dissimulaient aussi un piège, et le garçon tombe tout droit dedans ! Tsériel se précipite alors à l’intérieur de sa maison, en ricanant.
  Elle se saisit de Hassan, lui lie les mains au-dessus de la tête avec des cordes et le suspend ainsi à un crochet sous la poutre maîtresse de sa demeure. Elle ouvre une grande trappe ronde dans le plancher, et tourne une roue qui entraîne tout un jeu de poulies. Les cordes se tendent et font descendre Hassan, lentement, comme dans un puits profond... 
  Lorsque ses pieds touchent le sol, elle lui dit de retirer ses mains liées du crochet. Le pauvre garçon tombe alors doucement dans l’obscurité.
  Il comprend qu’il se trouve enfermé dans un grand silo de briques et de terre cuite. Une petite porte s’ouvre devant lui, à la hauteur de sa taille, et la vieille sorcière lui demande de présenter ses mains au-dehors. Elle coupe la corde. Hassan retire vivement ses mains à l’intérieur, haletant, le cœur battant...
  En effet, la vieille femme est une sorcière, et surtout une ogresse ! 
  Maintenant qu’elle l’a capturé, elle veut faire de Hassan le morceau de choix d’un horrible festin qu’elle se réserve depuis longtemps. Assis dans le noir, le garçon reçoit bientôt une douzaine d’assiettes bien garnies et des bols remplis de bonnes choses à manger : des oignons frits et des patates douces avec beaucoup de sauce, des olives baignant dans l’huile, des noix de cajou et des pistaches, de la bouillie de flocons d'avoine avec des dattes caramélisées, des beignets au sucre, de la pâte d'amandes, des pâtes de fruits confits et des raisins secs, avec de grandes jattes de lait. Tsériel l’invite à se régaler et à bien avaler tout ce qu’elle lui a servi.
  Sans se faire prier, Hassan se régale pendant quelque temps, puis il se repose... Tout cela est très nourrissant, et il s'étonne d'être aussi bien traité lorsqu'il se trouve comme en captivité, chez une vieille femme qui ne lui veut certainement aucun bien. Il n’attend pas longtemps... Tsériel revient déjà pour réclamer les assiettes, les plats, les bols et les jattes. 
  Elle vérifie qu’il ne reste pas la moindre miette de nourriture, avant de lui servir un "vrai repas", plus consistant et bien copieux.

— "Régale-toi, mon garçon ! Régale-toi..." lui dit-elle. "Et surtout, tâche de tout manger... Jusqu'à la dernière bouchée !"

  Ainsi, Hassan se régale de couscous avec beaucoup de pois chiches et de sauce, de grands morceaux de poulet au beurre marinés avec des tranches de citrons et des épices, des légumes préparés en purée dans de l’huile d’olives, des tomates et des aubergines farcies, des omelettes aux poivrons, des œufs brouillés relevés avec des boulettes de viande et de la sauce pimentée, tout un plat de merguez et de beaux morceaux de mouton en ragoût dans des tajines. La vieille Tsériel ajoute encore à ce festin des saladiers remplis de laitages crus, comme du fromage blanc tout recouvert de miel, des abricots baignant dans le sirop d'orgeat, des beignets au sucre et à la confiture, et encore des pâtisseries à base de pâte d’amandes...
  En garçon assez poli, à défaut d'avoir été bien élevé, Hassan pousse un rot sonore : "BUUURRRP !" lorsqu'il a fini de se régaler.
  Il n’avait jamais aussi bien mangé de toute sa vie ! À la tombée de la nuit, Tsériel vient réclamer tous ses plats, les assiettes, les bols et les saladiers vides. Elle s’assure que le garçon a tout avalé, jusqu'au dernier grain de couscous, en grattant le fond des plats de ses ongles longs.

— "Bien ! lui dit-elle. Maintenant que tu es repu, repose-toi."

  Naturellement, Hassan se trouve un peu somnolent après un tel repas. Il cherche quelques points de repère dans l’obscurité. Lorsque la petite porte par laquelle il reçoit les plats est fermée, il fait trop sombre dans ce silo. En quelques pas, il en a fait le tour... 
  Il trouve quelques ossements, par terre, qui ne sont pas seulement de petits os de poulet ou d’agneau, comme il aurait pu en laisser tomber en mangeant : ce sont certainement les os d’un autre jeune homme, que la vieille sorcière aura fait tomber au fond du silo en balayant... après un horrible festin de chair fraîche ! Hassan comprend aussitôt pourquoi elle lui prépare des repas aussi abondants et aussi nourrissants.
  Debout dans le noir, il tâte son corps ici et là, des deux mains. Hassan n’est pas un garçon bien gros, mais la sorcière a eu raison de le déclarer "repu" après l’avoir encouragé à se nourrir à ce point... La peau de son ventre est tendue, tendue — comme une peau de tambour !
  Le jeune homme devine qu’elle va le nourrir encore, pour l’engraisser.
  Comme il n’a rien de mieux à faire pour le moment, il s’allonge sur le sol et il ne tarde pas à s’endormir. Il sent que son estomac lui pèse mais la pensée de quelques autres repas, aussi copieux et aussi délicieux que celui qu’il vient de finir, ne lui déplaît pas... Au contraire ! Il s’endort en souriant, et il digère paisiblement.

■ ■ ■

  Le lendemain matin, Tsériel revient et ouvre la petite porte du silo.

— "Hassan ! Lève-toi, mon garçon... Donne-moi ton bras et ton poignet à tâter !"

  Le jeune homme comprend tout de suite les intentions de l’ogresse. Il trouve un grand os dans le silo, à ses pieds — un fémur, sans doute : long, très sec et très droit... Il s’en saisit, et il le place en travers de la porte d’observation pour la vieille femme. De ses longs doigts maigres, celle-ci tâte l’os et croit qu’il s’agit du bras et du poignet de Hassan. 
  Furieuse, elle referme aussitôt la porte.

— "Malheur ! Oh, malheureux ! Je ne te croyais pas aussi maigre, aussi sec... Voilà ce qui arrive lorsqu'on laisse courir des vauriens comme toi... Fini de courir, maintenant. Tu vas manger !"

  Le garçon s'amuse de la voir aussi bien trompée, toute dépitée, toute décrépite, toute ratatinée en grommelant jusqu'à sa dernière dent.
  La sorcière appelle alors sa fille, et lui ordonne de préparer un véritable festin pour Hassan ! En attendant, il reçoit une douzaine de grands plats pour son premier repas de la journée. Le garçon se régale d'abricots et de crêpes au beurre, de pistaches, de noix de cajou, de raisins secs, de dattes caramélisées, de bananes, de beignets à la confiture, de fromage blanc recouvert de miel, de pâtes d’amandes et d'autres friandises.
  Tout cela est très nourrissant, et Hassan se sent bientôt rassasié, mais Tsériel revient le trouver pour lui donner encore des pâtisseries. Elle n'a pas fini de ronchonner... Pendant qu'il se remplit la bouche de pâtes de fruits, elle lui demande encore de tendre son bras pour qu'elle le tâte — pour s'assurer qu'elle ne s'est pas trompée ? Sans cesser de manger, en faisant du bruit pour qu'elle l'entende seulement mâcher pendant qu'il cherche l'os à tâtons, dans l'obscurité, il place encore le fémur contre le mur du silo, si épais.
  La vieille ogresse grogne comme une bête fauve, furieuse de le trouver aussi maigre... Elle lui jette la nourriture au visage, par la petite porte, avec colère ! Et elle ne se contente plus de l'inviter à "se régaler".

— "Oh ! Méchant garçon... Mange ! Et tâche de grossir un peu !" 

  Hassan s'en doutait bien. Il remercie le ciel qui a laissé tomber cet os à portée de sa main, et qui lui a inspiré cette ruse pour se sauver.
  Alors qu'il nettoie le fond de son dernier bol de crème fraîche avec un gros beignet au sucre, les deux femmes viennent lui servir encore un couscous magnifiquement garni, de vastes tajines remplis de ragoût de mouton avec des olives, des poivrons et des oignons, des plats remplis de patates douces, de purée de lentilles et d’épinards avec beaucoup de beurre... Et il reçoit encore toutes sortes de friandises entre les repas, d’heure en heure, jusqu'à la tombée de la nuit.
  Lorsque la vieille ogresse récupère et inspecte les derniers plats et les derniers tajines, en grattant tous les fonds de ses longs doigts maigres, Hassan est assurément "bien repu"... La sorcière se réjouit de l’entendre s’exprimer toujours aussi poliment, comme il apprécie d’avoir été nourri de manière aussi substantielle.

— "BUUUUURRRRRP !"

  Plusieurs jours se passent ainsi, où le beau garçon ne fait que manger et dormir, tant il est nourri avec insistance et encouragé seulement à se reposer lorsqu'il a fini ses repas... La peau de son ventre est toujours tendue, tendue — comme une outre remplie, sous la bonde du tonneau ! Et chaque journée passe toujours trop vite à son goût.
  Avec Tsériel, Hassan montre beaucoup d’intelligence et de ruse : la sorcière est presque totalement aveugle... Comme les bêtes fauves, elle perçoit parfaitement les mouvements, même très rapides. Mais devant un objet immobile, surtout dans l’obscurité, elle n’y voit plus rien et ne peut plus se faire une idée de sa proie... En revanche, elle entend tout, jusqu'au moindre murmure, même un soupir très lointain ! Ainsi, chaque matin, elle peut entendre que le garçon est encore en train de finir de digérer son repas de la nuit précédente... Son intention est évidemment de le trouver toujours dans cet état, où il digère et assimile lentement des repas très nourrissants et très lourds !
  La sorcière se réjouit également de l’appétit d’Hassan. Elle sait qu’il n’y a aucun danger que sa proie lui échappe, enfermé dans ce silo où elle a déjà emprisonné tant d’autres garçons avant lui... En le faisant renoncer à tout espoir, en décourageant toute tentative de fuite et en l'invitant à n’écouter que ses conseils, Tsériel ne doute pas que le beau Hassan sera bientôt apprivoisé comme un agneau, comme les autres garçons  pour prendre part à son méchoui ! Elle l’invite à rester assis, à se détendre, à faire de longues siestes lorsqu'il est "bien repu", et à penser seulement au menu de son prochain repas pour satisfaire son appétit !
  Docile, paresseux et bien disposé à se remplir l’estomac, Hassan ne devrait pas tarder à s’engraisser comme un animal dans une ferme...
  Malgré ses efforts, la sorcière ne constate aucun progrès : lorsqu'elle vient le trouver, un matin, pour réclamer son bras et son poignet à tâter, Hassan présente encore le même fémur en travers de la petite porte d’observation. En tâtant cet os long, sec et lisse, elle croit toujours qu’il s’agit du bras et du poignet de Hassan. Furieuse, elle referme aussitôt la porte en grommelant.

— "Malheur ! Oh, malheureux... Je ne comprends pas que tu sois encore aussi maigre ! C’est à croire qu’on ne te nourrit même pas... Mais nous allons bien te nourrir ! Et tu vas beaucoup manger !"

  En entendant la sorcière appeler sa fille, cependant, Hassan avait repris espoir. Il ignorait que Tsériel ne vivait pas seule dans cette vieille maison mystérieuse, loin à l’écart de tout village.

■ ■ ■

  La fille de la sorcière, Loundja, était assurément assez laide pour qu’il soit préférable de la garder dans la maison...
  Moins grande que ronde, très brune, très crépue, grassouillette et peu soignée, avec de grands yeux presque bleus mais presque blancs — sans être aussi aveugle que sa mère — boiteuse enfin, elle est pourtant saine et robuste, fortement charpentée, massive, et elle travaille pour deux sous les ordres de l’ogresse... Celle-ci la traite assez durement, comme elle est impatiente de voir sa proie commencer à faire du lard !
  Avec la fille de Tsériel, Hassan comprend tout de suite comment il doit s’y prendre : il use de séduction et de ruse dès qu’il la voit lui apporter encore un nouveau couscous, préparé avec plus de merguez et plus de poulet. Comme il est beau garçon, il devrait disposer de quelques atouts pour lui plaire. De son côté, elle n’est vraiment pas jolie et elle doit bien le savoir... Il serait maladroit de faire l’éloge de sa beauté, mais le jeune prisonnier s’approche au plus près de la porte ouverte pour le gavage et il lui sourit toujours, débordant de charme.
  En acceptant chaque plat, il lui fait un compliment agréable qui la fait rougir. Il l’invite à revenir et à lui parler lorsqu'il aura fini son repas, tant et si bien que Loundja se sent toute troublée en reprenant le travail... Enfin, comme Tsériel l’invite à se régaler encore sans retenue, le jeune homme ne se fait pas prier ! Il s’assoit contre le mur de briques, et il recommence à s’empiffrer.
  Plusieurs jours se passent ainsi, où Hassan n’a rien d’autre à faire que bien manger et bien dormir... Il a déjà largement satisfait son appétit, mais il se régale. Et chaque journée passe toujours trop vite à son goût.
  Pourtant, le jeune homme s’aperçoit bientôt qu’il ne se régale plus comme avant. Cela ne suffit plus pour qu’il parvienne à nettoyer les plats qu’on lui sert, tant ils sont nombreux, abondants et lourds jusqu'à le faire s’étouffer... Malgré tout, Hassan n’oublie pas qu’il doit faire bonne impression : pendant quelques jours, obligé de manger toute la journée, il fait de beaux efforts pour se remplir l’estomac, toujours un peu plus, et de mieux en mieux ! Du lever au coucher du soleil — pour autant qu’il peut en juger, dans l’obscurité de sa prison — les ogresses lui imposent sept ou huit repas complets et très copieux. Habilement, pour leur plaire et pour gagner encore un peu de temps, il mange assez bruyamment et il pousse des soupirs de contentement...
  Il se doute bien que la sorcière et sa fille tendent l’oreille lorsqu'il fait des commentaires intéressés, tout en se remplissant le gosier.

— "Hmmm... comme ce poulet est tendre ! Et comme ces aubergines farcies sont savoureuses ! Comme ces patates douces sont fondantes ! Comme cette sauce est... grasse..."

  Comme il l’espérait, les deux femmes se réjouissent de l’entendre se régaler ainsi, depuis la cuisine... Même si elles avaient souhaité un peu plus de retenue, elles ne peuvent pas ignorer Hassan lorsque le beau garçon rote avec force, parfaitement convaincant :

— "BUUUUUUURRRRRRRP !"

  Leur proie est plus que rassasiée...
  À la fin de la journée, la fille de la sorcière est chargée de récupérer les plats vides pour nettoyer la vaisselle, avant de préparer le repas pour le lendemain matin.

■ ■ ■

  Chaque soir, Hassan profite de ces moments pour échanger quelques mots avec elle, discrètement... Il a compris qu’il lui serait facile de la séduire, et d’en faire sa complice pour le faire sortir de sa prison, mais il doit se montrer particulièrement habile et prudent.

— "Merci pour ces délicieux repas ! Je me suis régalé... Je suis repu ! Quel bonheur un mari trouverait auprès d’une petite épouse comme toi."
— "Tu te trompes. Je ne pourrais jamais épouser aucun homme…"
— "Comment cela ?"
— "Je ne saurais même pas comment rendre un homme heureux. Alors, un mari..."

  Elle rougit toujours en prononçant ce mot. Hassan la mène sur cette pente aussi souvent que possible.

— "Mais il n’y a rien de si simple, voyons. Tes repas me rendent déjà parfaitement heureux, et content comme aucun mari n’a jamais été contenté par sa petite épouse !"
— "Tu n’es pas heureux, tu es juste repu."
— "Oh, oui ! Je le suis..."

  Hassan tapote légèrement son ventre rond et rebondi, mais la jeune femme n’est pas convaincue. Il faut vraiment la conquérir... Comme elle n’a aucune grâce, le beau jeune homme redouble d’amabilités pour la séduire. Mais comme elle est aussi susceptible, et pas si bête, la tâche n’est pas si aisée qu’il le souhaitait.

— "Tu es vraiment repu, ce soir ?" demande-t-elle.
— "Mais bien sûr ! Et comment ! Je n’ai jamais aussi bien mangé..."
— "Comment cela se fait-il que tu sois toujours aussi maigre ?"

  Le jeune homme hésite à lui dire la vérité... Même depuis la cuisine, Tsériel pourrait l’entendre.

— "Ne t’en fais pas... Si tu me nourris toujours aussi bien, je ne resterai pas maigre longtemps !"
— "Oui... Oui... Tu manges bien, c’est vrai. Je compte sur toi pour tout avaler, toujours..."
— "Si c’est toi qui prépares mes repas, je mangerai toujours ! Jusqu'à la dernière bouchée !"
— "Tu vas grossir..."

  Elle lui dit cela tout bas, en détournant le regard. C’est une évidence, mais il l’écoute attentivement et elle semble y songer comme à quelque chose qu’elle ne souhaite pas — comme si cela opposait peut-être un obstacle à son bonheur... Hassan comprend alors qu’il avait de bonnes raisons d’espérer.

— "Prépare-moi encore d’aussi bons repas, et tu me feras grossir autant que tu voudras... Et lorsque je serai devenu gros et gras, et bien mûr comme un homme accompli, je serai ton mari."

  Hassan s’amuse du trouble qui s’empare de la fille de la sorcière : il devine comme une lueur dans ses grands yeux si clairs, si pâles, au regard presque vide — une lueur qu’il n’avait pas encore observée. Elle lui sourit timidement.

— "Tu deviendrais mon mari ? Mais... ce n’est pas possible."
— "Pourquoi ? Si tu prends soin de moi, et si je t’en fais la promesse..."
— "Il y a ma mère. Elle ne voudra pas."
— "Eh bien ! Lorsque je sortirai de ce silo, je t’enlèverai. Nous partirons tous les deux !"
— "Mais... elle ne nous laissera jamais partir."
— "Je te dis que nous nous passerons de son consentement. Tsériel est vieille, après tout. Très vieille. Elle ne vivra pas éternellement..."

  Il n’en fallait pas plus pour semer la discorde entre la sorcière et sa fille. En peu de temps, Hassan a bien travaillé à les diviser... Depuis la cuisine, la vieille Tsériel interrompt leur entretien juste à temps.

— "Il est tard, ma fille ! Va nettoyer tous ces plats, et tu commenceras à préparer le repas pour demain matin ! Et toi, Hassan, tu dois être bien rassasié, bien repu. Tu as nettoyé tous tes plats, comme un bon garçon. Oh ! J’ai entendu tes boyaux se remplir, se tendre et grogner, gargouiller, gémir et se désengorger enfin... Tu dois digérer, maintenant ! Dors, mon beau petit mouton."

  Plusieurs jours se passent encore ainsi, où Hassan n’a rien d’autre à faire que manger et dormir, mais où il s’aperçoit qu’il mange de plus en plus et qu’il ne peut s'endormir que lorsqu'il a fini de manger... À force de s’empiffrer, il s’est habitué à ingurgiter de plus grandes quantités de nourritures. La peau de son ventre est toujours aussi tendue, tendue — mais plus souple, comme la grande voile d'une felouque par gros temps. Il a engraissé... Mais il apprend aussi à en profiter d’une manière toute nouvelle, et chaque journée passe toujours trop vite à son goût.

■ ■ ■

  Un matin, la sorcière vient enfin le trouver et réclame son bras et son poignet à tâter. Hassan place toujours le même os contre la paroi de sa prison, pour la tromper, et la vieille se laisse duper. Elle croit qu’il s’agit de son bras et de son poignet. Stupéfaite et dépitée, elle s’étonne de le trouver toujours aussi terriblement maigre, et aussi difficile à engraisser.

— "Malheur, malheur ! Oh, malheureux ! Je ne comprends pas que tu sois encore aussi maigre, avec tous les bons petits plats dont nous te nourrissons si bien... Mais non ! Nous allons te nourrir comme il faut ! Et toi, tu vas manger maintenant... Beaucoup, beaucoup manger !"

  La sorcière appelle sa fille, et lui dit de préparer des festins encore plus substantiels — de véritables orgies de toutes sortes de mangeailles pour Hassan, toujours si récalcitrant à s'empâter comme un animal de ferme.
  Enfermé dans le silo, le jeune homme se régale comme à son premier jour. Du lever au coucher du soleil, il est obligé de consommer huit repas beaucoup trop copieux... Il y parvient en faisant quelques efforts, au prix d’une vague somnolence dans la journée mais surtout d’une insondable fatigue, en fin de soirée.
  Hassan mange toujours plus bruyamment, et volontairement, avec des soupirs, des gémissements et même des gloussements de plaisir... Il sait que la vieille ogresse est un peu plus rassurée en l’entendant se repaître ainsi, goulûment et sans retenue.

— "Comme il se régale..." murmure-t-elle à sa fille. "Je ne peux quand même pas lui reprocher de ne pas se remplir la panse ! Il engloutit toute la nourriture que tu lui prépares, et il s'empresse pour avaler. Mais il lui faut des plats plus consistants... une nourriture plus solide, qui tienne au corps, et encore plus enrichie pour le faire engraisser. Allons ! Au travail, ma fille ! Et ajoute toujours plus de beurre, plus d’huile, plus de miel et de pâte d’amandes ! Au travail..."

  La nuit venue, Hassan peut enfin prendre un peu de repos. Il tombe de sommeil, mais il n’a aucune envie de dormir : il est si largement repu et rassasié. Avec un soupir, le jeune homme songe qu’il n’a encore fait que manger, du matin au soir, et il est épuisé... Toutes ses journées sont occupées par la succession des repas savoureux, nourrissants et lourds, dont il doit "se régaler". Le garçon en avait profité avec plaisir, pendant quelques jours, mais cela fait déjà des semaines et des mois qu'il est leur prisonnier... Et, contrairement à ce que croit la vieille sorcière, il n’a pas tardé à grossir pour devenir dodu et bien ventripotent !
  Dans le noir, Hassan prend enfin le temps de se tâter sur tout le corps, des deux mains. Il doit reconnaître qu’il s’est sensiblement arrondi... En partant s’aventurer dans la savane, il avait retiré sa djellaba au tissu déjà très élimé, tout griffé d’innombrables petites déchirures qu’il s’était faites en sautant par-dessus les grilles des voisins, ou en se faufilant à travers des buissons épineux. Maintenant, c’est sa culotte qui le serre au point de le gêner, même si le bouton a déjà sauté depuis quelques jours, pendant son sommeil. En restant assis ou allongé presque tout le temps, sa taille et ses cuisses sont comme entaillées par les plis du tissu...
  En se déshabillant, Hassan respire plus librement. Son sang circule mieux jusqu'à ses jambes et ses pieds. Cependant, il comprend qu’il ne pourrait plus sauter au-dessus des murs ou passer entre des buissons, courir le long des chemins ou grimper aux plus hautes branches des arbres, parmi tant d’autres activités qui occupaient ses journées... Le beau garçon se trouve épaissi, alourdi et arrondi. Il a beaucoup grossi... Dans le noir, il se tâte les joues et il se trouve plus joufflu. Il se tâte les flancs et il se trouve plus dodu... Il se tâte le ventre et il se trouve déjà trop largement bedonnant ! Pour finir, il tâte ses poignets lui-même et il se trouve objectivement "bien en chair".

— "Hélas ! Pauvre de moi ! Pourvu que je ne sois pas déjà suffisamment gros et gras pour que la vieille sorcière me trouve "appétissant" et bon à rôtir..." se lamente-t-il.

  Heureusement, le jeune homme reprend vite ses esprits, après ce moment de panique... Il se couche sur le dos pour mieux digérer, en écoutant les conseils de la nuit. Après réflexions, Hassan décide qu’il doit garder espoir et ne pas perdre l’avantage qu’il a obtenu par sa prudence, ses efforts et sa patience... Au contraire, il devra montrer beaucoup plus d’habileté pour manipuler à la fois la sorcière et sa fille.
  Comme la vieille Tsériel ronchonne et se désole, toujours en colère devant la terrible maigreur de sa proie, il lui parle comme s’il la prenait en pitié.

— "Ce n’est pas de votre faute si je reste maigre. Vous me nourrissez si copieusement... Et je fais de mon mieux pour beaucoup manger, ce qui n’est pas de tout repos ! Vous me servez toujours d’énormes quantités de nourriture. C’en est trop pour mon pauvre petit estomac... Mais je me régale, et la cuisine de Loundja est si nourrissante que je devrais bientôt m’épaissir, m’arrondir et m’empâter !"

  La vieille ogresse l’écoute sans se méfier. En effet, Hassan fait des efforts pour bien se remplir la panse. Elle ne met pas en doute sa bonne volonté comme sa bonne digestion... Et elle se laisse convaincre sans difficultés ! De son côté, le jeune homme a même pris la précaution de déguiser un peu sa voix, en lui conservant un timbre enfantin et "léger". 
  Il s’est aperçu, en discutant avec Loundja, que sa voix naturellement mâle trahissait son empâtement : plus joufflu, et même un peu bouffi, à force d’être nourri dans de véritables mangeoires, Hassan montre bien d’autres signes de maturité. Il s’exprime déjà d’une voix d’homme...
  Lors de ces entretiens nocturnes avec la fille de la sorcière, il en joue volontairement. Sa voix exerce un véritable charme sur elle, il savoure sa revanche en faisant l’éloge de sa cuisine, en lui rappelant que c’est parce qu’elle le nourrit aussi bien qu’il deviendra bientôt un homme paré d’avantages physiques pesant lourd dans la balance, et qui ne peuvent que le rendre définitivement irrésistible à ses yeux... Elle se prend alors à rêver, en imaginant Hassan comme l'incarnation "bien en chair" de son idéal masculin, et qui lui promet de devenir son petit mari en échange de sa liberté. Cette rêverie la fait sourire.

■ ■ ■

  Un soir, lorsqu'il pense s’être bien assuré de son emprise sur la jeune femme, Hassan prend une décision audacieuse mais indispensable, à son avis, pour obtenir la complicité de la fille de la sorcière.
  Comme chaque jour, il a beaucoup trop mangé... Son estomac lui pèse lourdement, et il se trouve même obligé de roter plus souvent et plus bruyamment qu’il ne le croit nécessaire... Repu à point, il invite plutôt la timide jeune femme à se confier à lui, pour mieux la charmer, tout en reprenant un peu son souffle.
  De son côté, Loundja n’est pas plus satisfaite que sa vieille mère en l’imaginant toujours aussi maigre, au point de paraître squelettique... Pour la rassurer définitivement sur ses qualités de cuisinière, et donc de "future petite épouse aimante et chérie", Hassan prend alors le risque de lui révéler son secret.

— "Lorsque ta mère me demande mon bras et mon poignet, pour me tâter, voici ce que je lui donne."

  Et il lui présente le fémur qu’il avait utilisé depuis le début.

— "Mais... c’est un os ? Ce n’est pas ton bras !"
— "En effet..." murmure Hassan, en l’invitant à parler plus doucement ou à chuchoter. "J’ai voulu jouer un bon tour à la vieille Tsériel, comme je l’ai toujours fait... J’ai trouvé ce grand os, au fond du silo, et je lui ai toujours montré à la place de mon bras et de mon poignet."
— "Oui, ce doit être un os de..."

  Loundja rougit soudain, surprise alors qu'elle aurait peut-être confié à son beau prisonnier que sa mère ne la fait travailler autant et ne le nourrit autant que pour l'engraisser, le rôtir et le manger... Elle sourit, un peu gênée, en se pinçant les lèvres. De son côté, Hassan apprécie ce mouvement de recul, et il comprend qu’il a eu raison de se montrer juste un peu plus sincère avec elle.

— "Je comprends." dit-elle. "C’est parce qu’elle tâte cet os qu’elle te croit toujours aussi maigre."
— "Oui... Oui, c’est un bon tour que je lui joue. Pour m’amuser..."

  Hassan tente de garder un ton espiègle et joueur. Il s’aperçoit soudain, avec regrets, que ce ton ne lui vient plus si facilement... Il n’a plus le physique élancé, agile et fin qui lui permettait de jouer de si bons tours sans se soucier des conséquences.

— "Je comprends... Je comprends..." répète Loundja.
— "Oui. Mon poignet ne ressemble pas du tout à cet os..."
— "Mais, au fait ! Comment est-il ?"
— "Eh bien... Moins décharné, naturellement. Et même plutôt... potelé ?"

  Hassan ne peut plus reculer, maintenant. Avec elle, il doit jouer le tout pour le tout, même si le risque est grand : l’emploi de cet os à la place de son bras était son seul atout, jusqu'à présent.

— "Mais alors, tu as grossi ?"
— "Oh !... J’ai bien engraissé, tu peux en être certaine... Tes bons petits plats m’ont déjà fait grossir, et m’arrondir... comme le plus heureux des maris !"

  Encore une fois, Loundja rougit. Hassan continue de faire l’éloge de ses dons de cuisinière. Il hésite à lui faire des compliments exagérés, trop appuyés, sur ses qualités de parfaite petite épouse, mais il n’a qu’à lui présenter son poignet pour la convaincre de ses mérites culinaires... et des conséquences pour son poids ! Pendant qu’elle le tâte, longuement, il la voit se pâmer d’aise et pousser un long soupir.

— "Oh ? Oh... Mais oui, en effet ! Tu t’es bien épaissi, Hassan... Comme tu dois être sain et frais, et bien portant, et bedonnant... Oh ! Mais oui ! Comme tu as grossi..."

  D'un geste et d'un soupir, le beau jeune homme la supplie de rester aussi discrète que possible... Pourvu que la vieille Tsériel ne les entende pas, depuis le cellier, la cave, la remise ou la cuisine ! Il lui semble parfois qu'elle est partout à la fois, et il souhaiterait pouvoir séduire sa fille dans le silence le plus complet...

— "Tu vois comme je me régale, et comme je m’engraisse grâce à toi... J’étais maigre, vraiment trop maigre, avant que ta mère... euh... avant de te rencontrer."
— "Oui, oui... Oh ! je suis si heureuse."
— "C’est pour toi que je mange toujours autant, et que je deviens dodu. Pour ta mère, je serai toujours aussi maigre et toujours aussi sec !"
— "Oui..."
— "Ça m’amuse de la tromper, c’est tout..." Hassan espère que la fille de la sorcière le croira toujours aussi naïf. "Mais je tenais à ce que tu saches que je suis devenu bien rond et bien lourd, grâce à toi. Et uniquement... pour toi, Loundja."
— "Je comprends. Je comprends."

  La jeune fille est décidément tombée sous son charme. Elle lui sourit.
  Hassan entend bien qu’à partir de cette révélation Loundja devrait tout faire pour le sauver. Elle avait certainement songé à des moyens de tenir tête à sa vieille mère, peut-être pour d’autres raisons qu’en rêvant à ses amours... Mais ses réflexions seront plus pratiques, désormais, avec une application plus immédiate.
  Le jeune homme reprend espoir, pour de bon. Il a bien observé les réactions de Loundja, et il devine comment il doit se comporter en tête-à-tête avec elle.

— "Qu’en dis-tu ? Est-ce que je peux espérer... devenir ton mari ?"
— "Oh ! Oui, oui ! Mais tu as bien fait de cacher à ma mère comme tu as grossi. Continue ainsi, avec cet os, et fais-toi encore passer pour maigre, maigre ! Très maigre..."
— "Je ferai tout ce que tu voudras, comme tu voudras... Tout ce que tu me diras."
— "Et ne te confie qu’à moi. Je vais prendre bien soin de toi, Hassan ! Et je te demanderai ton bras et ton poignet à tâter, moi aussi..."
— "Autant que tu voudras."

  Le cœur du jeune homme est enfin rempli d’espoir  tellement rempli d’espoir que Loundja peut croire qu’il se laisse aller à lui confier les effets d'une véritable passion amoureuse.

— "Pour commencer... tu dois dormir. Il est tard. Il faut que tu digères ton dernier repas, lentement. Dès demain, je travaillerai à te faire sortir de cette affreuse prison où ma mère enferme... où elle t’a enfermé."

  En attendant ce jour promis si amoureusement, c’est elle qui referme la porte en silence.
  Hassan n’apprécie guère que la fille de la sorcière lui parle de "son dernier repas". Cependant, il sait qu’il doit s’attendre encore à des repas nombreux et copieux. Enfin, elle ne lui a rien dit des véritables intentions de la vieille Tsériel... Pour ne pas lui faire peur ? C’est un peu étrange. Hassan se couche sur le dos, se repose et réfléchit, dans le noir... Il n’a pas été entièrement sincère avec elle, mais elle non plus n’a pas été entièrement sincère avec lui. Peut-il vraiment lui faire confiance ?
  Allongé sur le sol du silo, en se tâtant le ventre, il considère qu’il s’en tire à bon compte puisqu'elle a coupé court à leur entretien en fermant la porte assez vite. Il n’a pas eu à l’embrasser.

■ ■ ■

  Le lendemain matin, la sorcière vient trouver Hassan et réclame son bras et son poignet à tâter. Elle tâte toujours le même fémur et croit qu’il s’agit encore du bras du garçon, toujours aussi maigre...

— "Oh ! Méchant garçon... Tu as vraiment besoin de grossir ! Il faut que tu manges, que tu manges... Encore ! Encore ! Et tâche de prendre un peu de ventre, pendant ton sommeil !"

  Hassan reçoit ensuite une vingtaine de grands plats pour son premier repas du matin, qui consiste en d’innombrables pâtisseries avec du thé à la menthe très sucré, encore beaucoup de pâtes d’amande et des bols remplis de toutes sortes de noix, beaucoup de bananes, de dattes, de figues, d’abricots et de raisins secs, avec d’autres fruits caramélisés, accompagnés de sorbets, de beignets avec du sirop et de grandes jattes de lait entier.
  Le beau gros garçon se régale, en tâchant toujours de se montrer "gourmand" et bruyant. Cependant, il n’entend aucune réaction, aucune conversation ni aucun bruit en particulier, de l’intérieur de sa prison.
  La journée se passe comme les précédentes. En fin de repas, Hassan pousse toujours un rot sonore et d’un timbre plus "gras", toujours un peu plus grave : "BUUUUUUUURRRRRRRRP !" Les deux femmes viennent ensuite récupérer les plats qu’il a littéralement nettoyés et saucés avec les derniers beignets... Quelques heures plus tard, le silo est encombré de nouveaux plats et de quantités de bonnes choses à manger.
  À la fin de la journée, Hassan est tout étonné de constater... qu’il n’y a pratiquement rien eu de changé, par rapport à une de ses journées "habituelles" ! Déçu et décontenancé, Il reste assis dans l'obscurité où il se morfond en se prenant à songer ainsi, toujours enfermé.

— "Ce n’est pas ce que Loundja m’avait promis... Que s’est-il passé ? Elles m’ont servi à peu près la même nourriture qu’hier, et j’ai encore été obligé de me remplir le gosier avec ces neuf... ou dix repas ? Je ne sais plus... Maintenant que je fais le compte, je crois bien que ces ogresses m'ont apporté dix repas, toujours aussi copieux... Je ne m’en suis même pas aperçu, tellement je me régalais ! Ce n’est pas rassurant... Elles m’engraissent avec soin ! Peut-être que je me laisse aller, aussi ? Je suis trop glouton, et je deviens trop paresseux. C’est moi qui me régale... et qui m’engraisse. Est-ce que j’ai eu tort de me confier ainsi à Loundja ?"

  Hassan réfléchit. Il conclut qu’il doit encore se montrer patient. 
  Surtout, il devra se montrer prudent et ne pas attendre de secours de la fille de la sorcière si celle-ci ne lui témoigne aucun signe de soutien. Si elle n’a pas trahi son secret, elle reste son seul atout pour espérer se sauver. Et si elle l’a trahi...

— "Non... Si elle m’avait trahi, Tsériel réclamerait mon poignet à tâter, sans s'y tromper. La vielle sorcière est trop curieuse, elle voudrait savoir ce qu’il en est vraiment de mon engraissement. Je dois juste m'assurer que sa fille n’a pas trahi notre secret." Hassan soupire, en soupesant son ventre bien rempli. "Et c’est un lourd secret, maintenant..."

  Plusieurs jours se passent ainsi, où il n’a rien d’autre à faire qu’à se régaler, se repaître et se remplir encore énormément l’estomac. Il a déjà grassement satisfait son appétit mais il ne peut plus s'arrêter de manger, ou laisser même la moitié d'une pâte de fruit dans un plat ! Et chaque journée passe toujours trop vite à son goût...
  Pendant la nuit, le malheureux garçon a du mal à se convaincre qu’il lui reste des possibilités pour se sauver. Les repas qui lui sont imposés d’heure en heure le font largement s’arrondir et le rendent somnolent, dès qu’il est "bien repu"... Hassan a bien observé qu’il s’empâte et qu’il s’alourdit, comme son ventre gonfle douillettement  alors qu’il devrait plutôt se tenir sur ses gardes et s’entraîner physiquement pour s’enfuir. Il ne peut rien y faire : tout son temps est occupé par ses interminables repas... Et, pour ne rien arranger, il se régale toujours autant !
  Son appétit lui permet au moins d’engloutir chaque nouveau plat sans efforts excessifs, jusqu'à la fin de la journée... Il aurait bien de la peine à en tenir un compte. Le jeune homme s’aperçoit soudain, avec stupeur, que l’activité où il montre le plus de capacités, d’aptitudes, et même d’un vrai talent au quotidien consiste à ingurgiter tout ce que la sorcière et sa fille lui présentent d’appétissant et de nourrissant, copieusement, jusqu'au dernier grain de raisin sec...
  Les méchantes gens du village n'avaient peut-être pas tort de l'accuser d'être "vorace"... Le gros garçon se désole d'un tel reproche, qu'il avait toujours trouvé injuste.

— "Hélas ! Pauvre de moi ! Est-ce que Tsériel m’a jeté un mauvais sort pour que je me nourrisse toujours autant... et pour que je m’engraisse toujours autant... aussi vite et aussi docilement ?"

■ ■ ■

  Une nuit, enfin, il est réveillé par un appel discret, presque silencieux... Loundja ouvre la petite porte d’observation pour venir lui parler. Hassan sent son cœur battre plus vite, mais pour des raisons très éloignées de celles qui l'ont fait venir jusqu'à lui, si alerte, sautillante et haletante. Le jeune homme a déjà deviné ce que la fille de l’ogresse attendait de lui.

— "Hassan. Viens, mon petit homme... Approche-toi, et fais-moi tâter ton bras et ton poignet. Je veux sentir si tu es plus dodu !"

  Le jeune homme n’a pas le temps pour hésiter ou s’interroger, même s’il est assez lent pour se lever et se présenter à elle. Bien repu et bien lourd, le ventre rond, il comprend qu’il n’a pas d’autre choix que de lui obéir en tout... Il retient sa respiration. En tâtant son bras sensiblement plus potelé, Loundja soupire d’aise longuement.

— "C'est bien, tu as grossi... Oui ! Oui, tu as bien grossi !" se réjouit-elle en tâtant son poignet, avidement. "Je te trouve bien plus épais, plus tendre... Tu engraisses, mon gentil Hassan. Oh ! Je suis si heureuse..."
— "Bien sûr..." lui répond-il, en imitant un bâillement. "Je me régale toujours autant, avec ta cuisine. Et comme tu me nourris copieusement ! Si j’étais libre, tu me verrais engraisser... à vue d’œil, je t’assure ! Mais, dis-moi, tu n’as rien dit à ta mère ?"
— "Non... Elle te croit toujours aussi maigre... Maigre, très maigre ! Mais elle attendra. Je la ferai patienter."
— "Attendre ? Patienter ? Comment cela ?"
— "Promets-moi de toujours faire ce que je te dis de faire... Tu dois m’obéir en toutes choses, mon petit homme, si tu veux que je te sauve. Et pour que tu deviennes mon mari."
— "Bien sûr..."

  Hassan n’est pas très rassuré en écoutant Loundja s’exprimer ainsi, mais il a compris ce qu’elle désire obtenir de lui : la fille de la sorcière souhaite sans doute épouser un jeune homme un peu "naïf", un peu "lourdaud", et qui lui serait entièrement soumis.

— "Ma mère ne veut pas de toi comme gendre, mais je vais travailler pour la convaincre... Demain, tu vas bien manger. Tu mangeras tout ce que je te donnerai à manger ! Et tu me diras comme tu te régales, lorsqu’elle nous tiendra compagnie... Tu feras un effort pour beaucoup manger, et pour réclamer encore un peu, et encore un peu plus, de la part de ta future petite épouse !"
— "Mais... bien sûr. Tu sais que je me régale toujours, avec tes bons petits plats. Et j’en suis vraiment bien repu, mais jamais tout-à-fait rassasié... Avec toi, pour toi, je me régalerais... à en éclater !" répond Hassan, avec un frisson qui lui parcourt soudain le bas du dos. "Dis-moi ce que je dois faire pour me sauver... Je ferai tout ce que tu voudras."
— "Tu auras juste à bien manger, beaucoup manger... Et n’oublie pas de faire l’éloge de ma cuisine !"
— "Mais... je fais déjà l’éloge de ta cuisine. Toujours..."
— "Sois plus convaincant, mon petit homme... pour ma mère. Montre-toi un peu plus gourmand, peut-être encore un peu plus bruyant."
— "D'accord..." Hassan soupire, convaincu et résolu. "Je serai un parfait glouton. Un vrai petit ogre !"
— "Alors ma mère nous laissera tranquilles, et je viendrai m’occuper de toi plus souvent."
— "Ah ?... Quelle joie !..."
— "Endors-toi, maintenant. Tu dois bien dormir pour bien digérer."
— "Oui... Oui..."

  Hassan est un peu déçu. Il sent un poids sur son cœur. En le regardant se tourner lentement, s’asseoir et se coucher, la fille de la sorcière a un petit rire malicieux.

— "Comme tu es lourdaud, Hassan... Dors, mon gros ! Dors et digère bien tous tes repas !"

  Elle laisse le jeune homme se rendormir. Hassan comprend qu’il va devoir se montrer courageux s'il compte se sauver de cette situation désespérée... Il a bien entendu les derniers mots de Loundja, et il ne manque pas d’en tirer quelques conclusions à son avantage. Puisqu'elle semble séduite à ce point par un fiancé rondelet, bien lourd et même "lourdaud", il se fera passer pour un garçon vraiment naïf, sans aucune éducation et innocent jusqu'à la bêtise, très docile... et plus "lourdaud" que nature !
  En se couchant sur le dos et en caressant son gros ventre rond, le jeune homme espère qu’il n’est pas déjà devenu aussi remarquablement lourdaud, malgré lui.

■ ■ ■

  Le lendemain, Hassan observe clairement la différence qui lui a été suggérée pendant la nuit. Il avait bien compté... Ses repas sont plus nombreux. Les plats sont plus lourds à soulever. La nourriture est plus abondante et plus riche : il y a plus de poulet dans le couscous, avec plus de beurre, et encore plus de merguez et même de patates douces... Hassan est obligé de manger plus vite pour pouvoir finir à temps, mais il doit aussi se retenir juste à temps pour ne pas s’étouffer avec un oignon frit, une banane ou un abricot !
  Consciencieusement, il mange en faisant autant de bruit que possible, avec des commentaires pour accompagner presque chaque bouchée, même s’il doit se presser d’avaler.

— "Hmmm... Que tout cela est délicieux ! Je ne me suis jamais autant régalé ! Je n’ai jamais autant mangé ! Comme ces aubergines farcies sont grasses et savoureuses ! Comme ce poulet est beurré juste à point, j'en lèche mon assiette ! Mon estomac va éclater... mais je ne peux pas m’empêcher de me remplir encore !"

  Par moments, il peut entendre les soupirs extasiés des deux ogresses, dans la cuisine.
  À la fin de la journée, le pauvre garçon est épuisé. Son ventre est lourd et rond comme une boule de pâte. Il est tout en sueur, et il peut à peine articuler un mot après avoir autant ingurgité et fait autant de bruit en mangeant...
  La vieille Tsériel vient le trouver alors. Elle entend distinctement la digestion dans le ventre de Hassan, presque douloureuse, à une heure si tardive... Comme elle croit qu’il ne grossit toujours pas, cependant, elle cède la place à sa fille, qui se présente devant la porte d'observation avec de grandes et profondes mangeoires.

— "Ma fille va te gaver un peu plus, chaque soir, mon petit Hassan. De la purée de lentilles et de patates douces, des noix de cajou, des pistaches, des amandes, des arachides, encore des figues, des dattes et des fruits secs, avec beaucoup de laitages pour te faire enfin prendre du poids... Oh ! comme tu vas te régaler..."

  Hassan est très embarrassé. Il ne peut pas ruser de la même manière avec la sorcière et avec sa fille. Devant la mangeoire et la grande cuillère que tient Loundja en s’approchant de lui, le jeune homme éprouve un frisson qui lui parcourt tout le corps. Il y a bien longtemps qu’il n’a plus faim. Au contraire ! Son estomac grogne et proteste en maugréant, à la seule idée d’un supplément de victuailles. Malheureusement, il n’a pas d’autre choix que celui d’obéir.

— "Approche, mon gentil Hassan..." minaude la fille de l'ogresse. "Approche-toi plus près, tout près, et ouvre grand la bouche... Je vais bien te nourrir, et tu vas te régaler !"

  Résigné, le jeune homme se met à genoux devant elle, dans le silo, les deux mains contre la paroi, autour de la petite porte ouverte. Avec un soupir, il ouvre la bouche comme on le lui ordonne. Aussitôt, Loundja y enfourne une grande cuillère de bouillie de flocons d'avoine, puis une véritable pelletée de dattes.

— "Dépêche-toi d’avaler, mon petit homme. Il y a encore beaucoup de bonnes choses à manger !"

  Au lieu de le "régaler", la fille de la sorcière passe encore des heures à le gaver  sans ménagements... Elle semble déterminée à lui remplir la panse, de gré ou de force, jusqu'à ce que toute la nourriture dans les mangeoires soit ingurgitée. Hassan sent son ventre peser lourdement sur ses cuisses et s’arrondir encore et encore, avec chaque bouchée. Bientôt, son estomac trop rebondi frotte doucement contre la paroi du silo. Il étouffe, et il transpire à grosses gouttes.
  Cependant, Loundja met de côté une mangeoire vide après l’autre.

— "Comme il mange bien !" commente Tsériel. "Je ne pensais pas que notre petit Hassan se montrerait aussi glouton. Je suis fière de toi, ma fille ! Je peux l’entendre qui se remplit le gosier, comme un bon canard mis à l'engrais... Oui, oui... Cette nuit, il sera enfin vraiment bien repu !"

  La fille de la sorcière rougit et sourit en écoutant ces compliments, mais elle n'en revient pas moins rudement à l'assaut avec sa grande louche. Hassan songe soudain qu’il a aussi promis de la couvrir d’éloges. Il secoue un instant sa torpeur et s’exclame, en tâchant de paraître assez convaincant.

— "Hmmm... Comme je me régale !" soupire-t-il. "J’étais déjà bien repu, mais comme tout cela est bon à manger... Je vais éclater... Nourris-moi encore ! Encore, s’il te plaît..."

  La vieille sorcière est enchantée de trouver son prisonnier dans de si bonnes dispositions.

— "Vraiment ? Voilà qui est mieux... Hassan ! Que dirais-tu si ma fille s’occupait de toi ?"
— "Ce serait un honneur... Je n’osais même pas en rêver..."
— "Et que dirais-tu si elle te donnait encore beaucoup, oui beaucoup de bonnes choses à manger ?"
— "Je me régalerais, bien sûr... Je n’osais pas en demander... autant !"
— "Et que dirais-tu si elle venait encore pour te gaver ainsi, à la fin de chaque journée ?"
— "Mais... je serais au comble du bonheur. Et j’avalerai tout ce qu’elle me donnera, jusqu'à la dernière bouchée ! Toute cette nourriture est si savoureuse que je n’osais pas en réclamer davantage..."
— "Vraiment, voilà qui est tout-à-fait bien ! Mais que dirais-tu si toutes ces bonnes choses à manger te faisaient enfin grossir... et prendre un peu de poids ?"
— "Je serais tout-à-fait heureux, bien sûr... Et je ne devrais plus tarder à grossir, et à bien prendre du poids ! Oh ! Oui, je suis si maigre, si maigre que je n’osais même pas espérer pouvoir devenir gros et gras, avec un ventre bien rond !"

  À la surprise du jeune homme, la sorcière est parfaitement convaincue par ses réponses... Elle est enchantée de le trouver aussi franc, aussi docile  et aussi goinfre ! En observant Loundja qui l’engorge, Hassan suppose que les deux femmes ont dû avoir de longues discussions à son sujet, dans la cuisine.
  Lorsque la dernière mangeoire est enfin nettoyée, il pousse un énorme rot avec soulagement.

— "BUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRP !"

  Plusieurs jours se passent ainsi, où il ne fait que se régaler, se repaître et se remplir l’estomac. Chaque soir, la fille de la sorcière vient le gaver en abondance de bananes, de noix et de fruits secs, de beignets et de toutes sortes de mangeailles qui le font s’arrondir, presque à vue d’œil. Et chaque journée passe trop vite à son goût...

— "Hélas ! Pauvre de moi !" soupire-t-il, lorsqu'il peut enfin se coucher pour dormir. "Tsériel voulait m’engraisser pour me rôtir et me dévorer ! Loundja veut certainement me sauver, mais je crois qu’elle me fait grossir... pour me dévorer tout cru !"

■ ■ ■

  Une nuit, il est réveillé par un appel presque silencieux... Loundja a ouvert la petite porte d’observation pour lui parler. Hassan se relève et s’approche quand elle l’appelle. La fille de la sorcière est revenue à lui, le souffle court, le cœur battant. De son côté, le jeune homme se déplace lentement et lourdement. Il sait comment il doit se comporter pour la séduire, et se montre aussi docile que rondelet.

— "Presse-toi un peu, mon petit homme. Comme tu es lourdaud... Mon petit Hassan, montre-moi comme tu as grossi ! N’es-tu pas bien repu ?"
— "Je suis repu et rassasié. Je ne pourrais plus rien avaler... Tu m’as si bien nourri... et gavé !"
— "Comme je suis heureuse... Fais-moi tâter ton bras et ton poignet."

  Hassan lui obéit. Loundja pousse un long gémissement de plaisir en le tâtant. Elle ne s'en lasse pas.

— "Oui... Oui... Tu es un peu plus épaissi, et empâté ! Tu deviens bien rondelet, mon beau Hassan ! Je suis bien contente..."
— "C’est pour toi que j’engraisse... Mais ta mère me croit toujours aussi maigre ?"
— "Elle va revenir pour tâter ton bras et ton poignet, demain matin. Prends ceci, pour te sauver..."

  Loundja lui donne une peau de cuir bouilli, lisse et nue, de la taille d’un petit tapis de prière. Hassan est un peu surpris, mais il comprend assez tôt. Cependant, il se garde bien de se montrer intelligent avec la fille de la sorcière.

— "Pourquoi me donnes-tu cette peau de cuir ? Je ne saurais pas quoi en faire..." l'interroge-t-il, en forçant un bâillement.
— "Écoute-moi, et sois bien attentif. Tu envelopperas l’os dont tu te sers pour tromper ma mère. Juste une épaisseur de peau, autour de ce vieil os tout sec."
— "Mais... pourquoi ?"
— "Comme tu es lourdaud, Hassan..." sourit-elle malicieusement. "Ma mère pourra enfin tâter un peu plus et un peu mieux qu’un os aussi fin, et elle comprendra que tu as commencé à grossir et à t'épaissir un peu. Juste un peu..."
— "Oh... Je comprends. Juste un peu plus épais... Un peu plus gros..."
— "Oui, Hassan... Alors elle nous laissera plus tranquilles, et je viendrai m’occuper de toi plus souvent."
— "Quelle joie ! Quel bonheur..."
— "Je reviendrai pour bien te nourrir. Et pour te gaver."
— "Oh..."

  Hassan apprécie la ruse de Loundja. Lui-même n’aurait pas trouvé mieux... Il reprend espoir, mais il a compris qu’il devra encore montrer beaucoup de patience, et beaucoup de courage, s’il compte sortir vivant de ce silo et de cette vieille maison.
  Il conclut aussi que la fille de la sorcière souhaite épouser un jeune homme vraiment... très ventru !

— "Nourris-moi encore, encore ! Je serai si heureux..."
— "Oui. Surtout, Hassan... Il faut que tu manges."
— "Je mangerai ! Je mangerai tout ce que tu m'apporteras..."

  Son beau sourire s'est évanoui, malgré tout. Il devine que les quantités de nourriture que Loundja lui servira dès le lendemain matin seraient amplement suffisantes pour nourrir quatre jeunes hommes comme lui.

— "Bien. Ma mère te trouvera un peu plus épaissi, grâce à cette peau de cuir, mais il faut que tu manges toujours de bon appétit."
— "Oui... J'aurai toujours bon appétit."
— "Enfin, et surtout... Il faut que tu engraisses, Hassan !" ajoute-t-elle avec un petit sourire qui en dit long sur son propre appétit. "Je veux te trouver bien dodu à point, bien potelé..."
— "Je mangerai toujours de bon appétit... Je vais bien m'engraisser !"

  Hassan éprouve une sensation d'étouffement devant les témoignages d'affection, les minauderies, les promesses et les exigences de la jeune ogresse. Il tombe de sommeil en l'écoutant.

— "Endors-toi maintenant, mon gros Hassan. Tu dois bien dormir et bien digérer... pour prendre du poids et du lard. Beaucoup de poids !"
— "Oui... Oui..." murmure le jeune homme, avec un frisson.

  Seul dans le silo, Hassan respire et reprend ses esprits. Il se couche sur le dos pour mieux digérer, en écoutant les conseils de la nuit... Malgré ses inquiétudes et ses doutes, il décide qu’il doit profiter de la situation et ne pas perdre les avantages qu’il a pu obtenir par sa ruse, sa patience et ses efforts pour toujours manger tant et plus... Au contraire ! Il est presque arrivé à manipuler à la fois la sorcière et sa fille, et il dispose enfin de nouveaux moyens pour arriver à ses fins.
  Il s'endort en songeant à ses prochains repas, bien savoureux, très copieux, et il sourit en fermant les yeux...

■ ■ ■

  Le lendemain matin, Tsériel vient et ouvre la petite porte du silo.

— "Hassan ! Lève-toi, mon garçon, et donne-moi ton bras et ton poignet à tâter !"

  Hassan l’attendait... Il a passé un long moment, dans l'obscurité, à envelopper le grand os avec cette peau de cuir bouilli, pour que l’un paraisse faire corps avec l’autre. Il le presse lui-même avec satisfaction, et il le place en travers de la petite porte d’observation pour la sorcière. De ses longs doigts maigres, celle-ci tâte et caresse doucement le cuir. Elle croit qu’il s’agit effectivement du bras et du poignet de Hassan.

— "Oh ? Voilà qui est mieux ! Beaucoup mieux... Tu as grossi, Hassan ! Je te trouve enfin un peu plus épais, un peu plus en chair..."
— "C’est que je me régale sans me retenir, depuis quelque temps. Je vous l’avais promis, je ne pouvais pas rester aussi maigre... Vous me nourrissez si copieusement, et je mange toujours avec appétit !"
— "Oui, oui... C’est vrai."
— "Et lorsque j’ai fini de me régaler, votre fille vient me gaver de toutes sortes de mangeailles. Lourdement !"
— "C’est vrai... C’est vrai."
— "Loundja m’engraisse... comme un petit canard gras."
— "Oh ! Oui... Très bien !"
— "La cuisine de votre fille est toujours aussi... savoureuse, et tellement nourrissante, tellement abondante ! Je vois bien que mon ventre a cédé. Vous l'avez trop bien nourri... Et je vais bientôt m’épaissir, m’arrondir et m’empâter... jusqu'à devenir très rondelet !"
— "Vraiment, voilà qui est tout-à-fait bien ! Voilà ce qu’il faut faire, Hassan... Épaissis-toi, arrondis-toi et empâte-toi comme il faut ! Tu vas bien te remplir et bien grossir... J’en ai déjà l’eau à la bouche !"
— "Euh... Que dis-tu, Tsériel ?"
— "Comment ? Rien ! Je pensais à ton prochain repas. Je compte sur toi pour bien te... régaler."
— "Tant que votre fille cuisine pour moi, je me régale toujours ! Voyez comme je mange de bon appétit, jour après jour. Je ne peux même plus arrêter de remplir mon petit estomac... et je m’engraisse !"

  La sorcière appelle alors sa fille, et Hassan savoure sa victoire. Tsériel fait l’éloge de sa cuisine, en lui confiant aussi que le beau jeune homme qu’elles retiennent prisonnier dans le silo a bien changé : ce n’est plus ce méchant garnement chapardeur, agile et maigre qui grimpait dans les branches du figuier, mais un beau garçon paresseux, docile et lourdaud, avec un gros appétit, et qui promet de bientôt devenir... très dodu — et véritablement appétissant !
  Tsériel ordonne à sa fille de préparer un festin "digne de l’appétit de ce bon gros Hassan"... En conséquence, elles lui apportent un gigantesque couscous garni, avec énormément de pois chiches, beaucoup de sauce, de gros morceaux de poulet au beurre marinés avec des tranches de citron, beaucoup de légumes préparés en purée dans de l’huile d’olives, des douzaines de tomates et d'aubergines farcies, des plats débordant d’œufs brouillés, d'énormes boulettes de viande baignant dans la sauce, d'innombrables merguez épaisses et ruisselantes de graisse, et de gros morceaux de mouton en tajines avec des féculents... Le pauvre garçon n'en peut plus. Il étouffe, la bouche pleine, tant il est obligé d'avaler tout ce qu'on lui sert, le plus vite possible ! Loundja vient encore ajouter à ce festin en encombrant tout l’espace autour d’Hassan de grands saladiers remplis de fromage blanc recouvert de miel, des dattes et d’autres fruits caramélisés, de la pâte d’amandes, des bananes, des beignets remplis de beurre et saupoudrés de sucre.

— "BUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRP !"

  À la fin de cette journée, si éprouvante, et lorsque Loundja emporte les dernières mangeoires après avoir enfin achevé de le gaver, Hassan se repose, absolument convaincu que son ventre est sur le point d’éclater !
  Plusieurs jours se passent ainsi, où il ne fait que se régaler, se repaître et s’engraisser... Chaque nuit, la fille de la sorcière vient le gaver de toutes sortes de mangeailles excessivement nourrissantes, qui le font encore s’arrondir, presque à vue d’œil ! Elle prend visiblement plaisir à le traiter ainsi, comme une forcenée. Et chaque journée passe toujours trop vite à son goût...

(à suivre...)

4 comments:

  1. Bravo encore une très bonne histoire ! ☺️👏🏼

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  2. Encore une histoire bien écrite et joliment détaillée. Hâte de lire la suite !

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  3. Je sens que le pauvre Hassan n'a pas fini de grossir. Va t il finir coincé dans son silo?

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  4. Is this story also available in english ?

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