Sunday, December 3, 2023

La pleine lune dans les bois (troisième partie)


III.  [hiver]

               “Les nuages couraient sur la lune enflammée
                comme sur l'incendie on voit fuir la fumée...

Alfred de VIGNY
Les Destinées — “La Mort du loup”

Dans la maison  aux premiers rayons de soleil

  Tarō et Jirō étaient perplexes.

– “Daijōbu desu ka [大丈夫ですか, Çva ?], Kazuō ?

  Assis devant eux, entouré de plats dans lesquels il ne cessait de puiser mais plutôt entouré d'un amoncellement de plats entièrement nettoyés et vides, Kazuō était si occupé à se nourrir à toute allure qu'il semblait ne pas avoir entendu ses amis rentrer... Toute son attention était portée sur la nourriture qu'il dévorait. 

– “Kazuō ?” répéta Jirō, avec inquiétude.
– “Inutile d'insister. Tu vois bien qu'il ne nous entend pas...
– “Kazuō... Kazuō !

  Tarō posa sa main sur l'épaule de son frère et le ramena doucement à lui, en essayant de le réconforter.

– “Il est complètement étourdi... Laisse-le tranquille.
– “Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver pendant la nuit ?

  En observant attentivement KazuōTarō ne pouvait que hocher la tête.

– “Je ne sais pas...
– “Tu crois que...” Jirō hésitait. “Peut-être ?
– “Peut-être.

  Les deux frères n'avaient échangé qu'un regard, silencieux et soucieux, mais ils s'étaient compris.

– “Kazuō a dû sortir, prendre l'air... Il nous aura entendus, et peut-être qu'il nous a vus lorsque nous revenions de la chasse.
– “S'il nous a vus changés en loups, il a dû être terrifié...
– “Je pense bien.” 

  Tarō secoua soudain son frère par les épaules.

 – “Si tu te voyais, mon pauvre Jirō... Tu es vraiment à faire peur !

  Jirō ne put s'empêcher d'éclater de rire, dans son désarroi... Les deux jeunes hommes, trempés et transis de froid, étaient tout en sueur, avec des traces d'herbes et de feuilles arrachées, de branches brisées, de terre et de sang partout sur le corps, jusque sous leurs vêtements trop légers, déchirés et débraillés.

– “Toi aussi, tu es tout sale...
– “Eh bien, nous avons fière allure !” Tarō riait de bon cœur, lui aussi. À la doucheJirō ! Pour commencer, nous pouvons porter la dépouille de ce gros sanglier dans notre garde-manger... Et lorsque nous serons propres et secs, il y a bien du travail qui nous attend !

  Pendant que Jirō portait la dépouille de l'énorme sanglier sur son dos jusque dans la cuisine, Tarō jeta un coup d'œil à Kazuō, qui n'avait pas bougé de sa place mais qui mangeait encore, sans montrer le moindre signe de lassitude. 

– “Oui...” murmura-t-il, d'un air sombre. “Nous aurons fort à faire.

  Tarō s'approcha de Kazuō pour lui parler très doucement.

– “Kazuō, tu m'entends ? Dis-moi quelque chose...”

  Toujours la bouche pleine, le gros garçon déposa un grand bol vide et se saisit des premiers autres bols de poisson frit et de riz à portée de ses mains. Avant de se jeter sur la nourriture, il se contenta de murmurer.

– “Encore... à manger !”
– “Ne t'en fais pas, Jirō va te préparer encore de quoi te régaler.

  Tarō se releva, les poings sur ses hanches.

– “Tu as dû comprendre que Jirō et moi, nous sommes des Yamainugami [山犬神, littéralement, des “esprits de chiens de montagne”] !” expliqua-t-il fièrement. “C'est dans notre nature de vivre ainsi, en marge, entre frères. C'est parce que nous sommes des loups que nous avons toujours été chassés. Nous ne pouvons vivre que dans les bois, où les hommes ne doivent pas s'aventurer...”

  Kazuō ne semblait pas l'écouter, trop occupé à s'empiffrer.

– “Lorsque tu as passé le pont, tu n'as plus rencontré que des esprits et des fantômes. Si la nuit était tombée, tu étais un homme mort... Je t'ai trouvé juste assez tôt pour te mener jusqu'à ce refuge, mais peut-être était-il déjà trop tard... On ne pouvait plus te sauver. Dès que tu as pris place à notre table, tu t'es comporté comme je m'y attendais — comme nous devions nous y attendre... Tu as tout de suite bien profité. Jirō n'a eu qu'à t'inviter à te joindre à nous, et tu t'es goinfré comme un porc !”

  Tarō vint se placer derrière lui pour tâter ses flancs bien rebondis.

– “Encore... Encore à manger...” grognait Kazuō, la bouche pleine.
– “Tu ne t'es même pas rendu compte à quel point tu t'empiffrais, mon gros... Tu t'es laissé aller en ne pensant qu'à te remplir la panse, comme un vrai porc ! Je ne m'en serais pas douté, tant tu étais maigre, mais j'ai tout de suite deviné que l'embonpoint te guettait. Ça n'a pas tardé. Tu as engraissé, tu t'es bien épaissi et arrondi, et maintenant...” ajouta-t-il en promenant sa langue sur ses lèvres. “Maintenant, tu es bien en chair ! Et avec deux jeunes loups affamés comme Jirō et moi, tu as quand même compris que nous sommes sauvagement carnivores...

  Kazuō s'empiffrait toujours, en grognant de plaisir.

– “Mange, mon gros... Encore... Autant que tu veux !” s'écria Tarō, pour l'encourager. “Nous allons bien te nourrir, et te régaler plus que jamais... Dans quelques semaines, tu seras parfaitement gras à point.”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Très bien Motto tabemotto tabe [もっと 食べ, “Mange encore plus”]. Remplis ton ventre, Kazuō... C'est dans ta nature. Tu es un porc, avec un appétit de porc... Un bon gros lard comme toi ne pense qu'à une seule chose : devenir toujours plus rond, de plus en plus lourd et de plus en plus gras, en te goinfrant le plus possible !”
– “Hmmmph...”

  Jirō préparait déjà quelque nouveau festin. Tarō l'appela rudement.

– “Dépêche-toi un peu, Jirō. Kazuō n'aura bientôt plus rien à manger !
– “Ce sera bientôt prêt...”
– “À manger ! Encore à manger ! Tous ses plats se vident si vite...”
– “J'apporte du riz, du poisson frit et des omelettes aux lardons.”

  Tarō sourit. Son petit frère devait être vraiment inquiet à l'idée que leur ami ne mangeait pas à sa faim. Kazuō se précipitait toujours pour avaler d'énormes bouchées...

– “Comme il mange... Comme il a faim ! N'est-ce pas, Kazuō ?
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Mange autant que tu veux !” Tarō l'encourageait. “Nous allons bien te gaver, autant que tu pourras encore avaler... Tu peux faire entrer toutes nos provisions dans ton gros ventre. Mange encore, encore ! À partir de maintenant, c'est toi qui nous tiendras lieu de garde-manger.”

■ ■ ■

Sous la cascade  lever de soleil

  Kazuō, dans la salle à manger, se trouvait entouré d'une quarantaine de plats et d'une quarantaine de grands bols débordant de nourriture, cerné par de longs plateaux de brochettes fumantes, parfumées, assis devant le feu où mijotait un magnifique ragoût de cerf... Il ne manquait pas non plus de bière, avec quatre grandes jattes dont il pouvait se saisir pour boire au goulot, goulument. 
  Après avoir préparé un tel repas, si précipitamment, Jirō était à bout de souffle même avant d'aborder les exercices physiques du matin avec son frère. La nuit avait été rude, éprouvante, et la surprise de trouver Kazuō si changé leur avait retiré tout le plaisir de cette chasse couronnée de succès, avec la satisfaction d'avoir ramené de si belles proies pour s'en régaler ensemble..Tarō, qui l'observait avec attention, l'invita plutôt à se reposer après une douche rafraîchissante.
  Sous la cascade, dont l'eau était toujours plus glacée, il le prit d'abord dans ses bras pour le réconforter.

– “Kazuō a bien de quoi se régaler !
– “Oui...” murmura Jirō.
– “C'est bien. Qu'il s'empiffre ! Qu'il s'empâte !”
– “Avec tout ce qu'il a déjà englouti, toute la nuit, je me demande si son ventre ne va pas éclater...
– “Ce n'est pas pour Kazuō que je m'inquiète.”

  Tarō serra son frère plus fermement contre lui, en pressant ses flancs pour les tâter en profondeur, d'une poigne très affirmée.

– “Comme je m'y attendais, mon petit Jirō... Chaque nuit de pleine lune où nous partons chasser dans les bois, lorsque nous nous changeons en loups, ta silhouette s'affine, s'affine, et tu en reviens svelte, athlétique et tout mince. C'est désolant !
– “Je sais bien...”
– “Quand vas-tu enfin te décider à devenir bouffi, joufflu et rondelet ?”

  Jirō baissait la tête, sous la cascade. Tout penaud de se trouver aussi musclé, si solide et si élancé, il tâtait son ventre devenu presque plat... Son tour de taille avait diminué si nettement qu'il en rougissait, confus.

– “C'est toujours comme ça... Je ne sais pas pourquoi.”
– “C'est parce que tu ne manges pas assez de viande, Jirō ! Je te l'ai dit et répété. Tu n'es pas assez vorace...
– “Et pourtant, ces derniers temps je n'ai fait que me goinfrer de viandes rouges et de poissons frits, de beignets et de toutes sortes de bonnes choses très nourrissantes pour bien m'engraisser.”
– “Oui. C'est vrai... mais tu vois, ça ne suffit pas.”
– “Je voudrais tellement être dodu, et bedonnant...”
– “Tu avais bien grossi, avec tout ce dont je t'avais gavé ! Mais ça ne suffit pas... Il te faut plus de viande, beaucoup de viande ! De la bonne viande rouge, pour te faire prendre du ventre !”

  Tarō pressait la taille de son petit frère, en insistant sur les bons repas qui les attendaient. Il passait sa langue sur les lèvres, en songeant à ces festins de viandes dont il se montrait si friand.
  Son enthousiasme n'était même pas exagéré, mais il forçait un peu le trait pour consoler son frère, et le garder toujours de bonne humeur. Jirō n'était pas seulement triste de ne plus être aussi ventru et grassouillet... Pouvait-il ne pas songer à leur futur festin, le plus important, lorsque les deux frères entendaient Kazuō qui s'empiffrait toujours comme un porc, dans la maison ?

– “Comme il se presse de manger encore...” Jirō frissonnait. 
– “Comme un porc !” insistait Tarō avec un sourire carnassier. “Lorsque nous l'aurons dévoré, nos ventres seront bien remplis et nous pourrons passer l'hiver à l'abri dans notre maison...”
– “Nous sommes vraiment obligés de le dévorer ?”
– “C'est la grande Loi. Nous avons trouvé refuge dans cette forêt. Nous devons la protéger. Les hommes qui s'y aventurent s'y perdent... Leur nature animale reprend le dessus et ils deviennent ce qu'ils ont toujours été, dans leurs profondeurs. Alors, ils sont condamnés à s'entre-dévorer ou à être dévorés... C'est ce qui les attend. Et c'est aussi notre rôle.
– “Oui, Tarō...”

  Jirō se tenait blotti contre son frère. Il le serrait de toutes ses forces.

– “Allons, Jirō, ne sois pas triste... Tu sais bien que tu ne te nourris que des âmes des hommes qui se sont perdus dans les bois, sous la pleine lune. Ces rôtis et ces ragoûts que tu prépares, si savoureux, ne seraient pas du tout nourrissants si nous n'y faisions mijoter les mauvais esprits de ceux qui n'ont pas respecté les lois. Les cerfs que nous dévorons sont les âmes des séducteurs sans cœur, qui ont poussé celles ou ceux qui les aimaient au désespoir. Les poissons que tu prends dans tes pattes sont d'anciens marins pêcheurs qui sont morts en ruinant les rivières, les lacs et les mers... Les canards que j'abats avec mes flèches n'étaient que de mauvais prêtres, des juges corrompus, d'hypocrites prédicateurs qui ne respectaient aucun des principes qu'ils enseignaient. Quant aux sangliers que nous avons chassés, cette nuit, j'ai mon idée à leur sujet... Et puis, tant d'hommes ne sont que des porcs ! Nous dévorons leurs méchantes âmes, comme le baku [獏] dévore les mauvais rêves.
– “Oui, Tarō. Je sais tout ça...”

  Le monde où vivaient les deux frères était comparable à celui que l'on trouvait représenté dans le Chōjū-giga [鳥獣戯画, rouleau de “caricatures de personnages animaux”] où des singes et des lions, des lapins et des grenouilles se livrent à une satire de toutes sortes d'activités du temple et de la cour.
  Sans aucune éducation, Tarō et Jirō n'étaient pas seulement de jeunes loups qui avaient dû fuir, harcelés et pourchassés par les hommes, mais ils voyaient clair dans les cœurs comme au clair de lune.

– “Je sais tout ça, Tarō... C'est notre destin d'être de méchants loups.”
– “C'est notre rôle, mon petit Jirō, parce que le monde est méchant. Tu as toujours été trop gentil. Ce sont de méchants hommes qui ont décidé que nous étions de méchants loups !”
– “Mais Kazuō n'est pas comme les autres hommes...”
– “Tu l'entends qui mange ? Il se régale... comme un vrai porc !”

  Kazuō avait déjà englouti une quantité de nourriture si impressionnante que Tarō et Jirō en restaient sans voix, une fois revenus à l'intérieur de la maison pour se sécher.

– “Il a déjà ingurgité tous ces plats ?”
– “Il faut croire... Tonde hi ni iru koisuru natsu no mushi [飛んで火にいる恋する夏の虫, proverbe bouddhique japonais : “Comme les insectes, en été, volent vers la flamme”], mais c'est à peine croyable !”
– “C'est énorme. Et pourtant, il mange encore... de bon appétit.”

  Jirō était visiblement ému et peiné, en voyant Kazuō dévorer le contenu d'un grand bol après l'autre, en se pressant pour passer au prochain plat qu'il pourrait porter jusqu'à sa bouche, à bout de bras.

– “Eh bien...” rugit Tarō. “Tu vois que notre gros Kazuō a faim !
– “Je vais de ce pas préparer de quoi lui remplir la panse.”

  Toujours disposé à cuisiner en grandes quantités, pour le plus grand plaisir de ses compagnons, Jirō courut jusque dans la cuisine et il en rapporta bientôt d'énormes plats de riz, de soba [蕎麦], d'udon [饂飩] et de rāmen [拉面], avec d'épaisses tranches de jambon, de gros beignets de crevettes frites, et de vastes plateaux de viandes rôties à point.
  Kazuō ne se montrait pas autrement surpris, ou inquiet — peu à peu entouré d'une abondance de nouveaux plats, tous plus appétissants les uns que les autres... Il semblait ne prendre conscience que de ceux qui se trouvaient immédiatement à sa portée.


– “Il est toujours perdu dans la brume ?” s'interrogeait Jirō.
– “Son esprit est couché sur le sable...” corrigea Tarō. “Il est assis dans le désert de sa conscience, confortablement — et il s'engraisse comme un bon gros porc. Dans quelques semaines, il sera parfaitement gras !”

■ ■ ■

Dans la maison et dans le jardin  journée de brume

  Kazuō s'empiffrait tant et tant que Jirō devait passer toujours plus de temps dans la cuisine, du matin au soir. Le beau garçon blond ne cessait de porter des plats, surchargés de nourriture, de laver la vaisselle et de préparer encore de voluptueux ragoûts et de délicieux desserts pour son ami, qu'il entourait de coussins, d'attentions et de petits soins... Il faisait de son mieux pour satisfaire l'appétit de Kazuō — qui ne lui accordait pas un instant d'attention, entièrement occupé à remplir son ventre.
  À la fin de la journée, Jirō était épuisé. Il se sentait désemparé, tout en admirant l'appétit insatiable et l'embonpoint de Kazuō, qui engraissait presque à vue d'œil...
  Heureusement, Tarō veillait sur lui et le forçait à s'entraîner, à lutter avec lui et à soutenir ses assauts de champion. Jirō, qui travaillait déjà si durement, pouvait à peine suivre son grand frère dans ses mouvements de lutteur, précis et puissants. Il n'était pas assez vif. Chaque soir, après un copieux repas et une dernière chope de bière, il tombait de sommeil.

– “Voilà, mon petit Jirō ! Tu vas bien dormir.”
– “Je me sens tellement... pataud, à côté de toi.
– “C'est ce qu'il faut.” murmurait Tarō pour le réconforter. “Mange bien, dors bien, et tu deviendras enfin lourd, épaissi et bien rembourré pour cet hiver... Mais tu dois encore manger ! Beaucoup, beaucoup manger.”
– “Oui, Tarō...
– “Et il faut boire beaucoup de bière. Allez, encore une chope !

  Jirō, docile, se forçait à boire  avant de pousser un énorme rot.

– “BUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRP...

  D'un jour à l'autre, Tarō veillait à la stabilité de leur petite maison  en réparant ou en renforçant le toit, que menaçaient les intempéries, ou en s'assurant que les soubassements qu'il avait établi avec Jirō demeuraient toujours momoshiki [百敷, “aux assises de pierres, solides”].
  Assurément, Kazuō pesait d'un poids considérable sur le plancher de la salle à manger, où il s'empiffrait du matin au soir — mais les deux frères pesaient lourd, eux aussi !
  Les provisions ne faisaient pas défaut. Ils mangeaient gloutonnement, et Tarō avait recommencé à gaver Jirō comme un petit canard, à la fin de chaque repas. Il se montrait impitoyable.

– “Mange, mon petit Jirō ! Encore de la viande ! Encore du riz... Mange !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore du rôti... Encore, encore ! Et du lard, beaucoup de lard...
– “Hmmmph...”
– “Et une banane bien mûre, maintenant... Une autre... Une autre...”
– “Hmmmph... Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est bien, Jirō ! Encore un effort... Ouvre grand !
– “Hmmmph...”
– “Et encore du poisson frit... Encore ! Et reprends des pâtes...
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Dépêche-toi d'avalerJirō ! Avale !
– “Hmmmph...”
– “Et un bon gros beignet ! Reste bien lourdaud et mange, Jirō...
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Il faut que tu manges, ou tu vas encore perdre du poids !
– “Hmmmph...”
– “Il faut t'engraisserJirō... Tu es trop frêle, tu ne veux pas subir encore un hiver comme celui que nous avons connu, il y a trois ans.
– “Hmmmph...”

  Grâce aux efforts répétés de Tarō, Jirō avait déjà repris du poids, et son ventre s'arrondissait doucement, avec la meilleure volonté du monde.
  Plus rondelet, dodu et rebondi, Jirō se sentait en meilleure forme. Une nuit, enfin, Kazuō se trouva si lourdement repu et rassasié qu'il releva la tête, et Jirō l'entendit l'appeler par son nom.

– “Kazuō... Comment te sens-tu ?

  Son cœur battait plus fort dans sa poitrine que s'il avait couru toute la nuit dans la forêt. Il était bien assez lourdaud pour éviter de courir, par une telle nuit.

– “Je me sens... parfaitement rassasié, Jirō. Quels délicieux repas tu me prépares ! Je me régale, mais je ne pourrais plus avaler une bouchée...
– “Kazuō...” murmurait Jirō, en le prenant tendrement dans ses bras et en le couvrant de baisers, avec des larmes de joie. “Kazuō...
– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP !
– “Mon pauvre Kazuō, ton gros ventre va éclater...
– “Mais non, ne t'inquiète pas pour mon ventre. Il va juste grossir !”
– “Et cela ne t'inquiète pas, Kazuō ?”
– “Pas du tout... Au contraire, je sens que j'ai besoin de manger encore. Dès que je me serai reposé, il faudra que je recommence à manger... Il faut que je mange le plus possible !”
– “Autant que tu voudras, Kazuō.”
– “Je ne sais pas pourquoi... Je ne peux pas m'empêcher de me repaître et de m'empiffrer, dès que je trouve quelque chose d'appétissant et de très nourrissant devant moi. De bons petits plats comme tu sais si bien en cuisiner, onctueux et savoureux, et qui font bien grossir !”
– “C'est vrai...” Jirō rougissait en souriant. “Depuis quelques jours, je te prépare toutes mes recettes préférées pour combler ton appétit.”
– “Je n'en veux pas d'autres. Fais-moi toujours aussi bien manger !”
– “Mais, Kazuō... Tu n'es plus du tout inquiet de “trop” manger, comme tu disais ? Ou de prendre “trop” de ventre ?”
– “Je t'ai dit ça, moi ? Au contraire ! Je veux manger encore, et encore... Et prendre autant de poids que je pourrai en porter dans mon ventre. Je veux faire gonfler ce bon gros ventre, jusqu'à ce qu'il soit énorme !”
– “Kazuō...”

  Jirō, le cœur battant, palpitant, ne savait plus quoi lui répondre.
  
– “Tu sais...” murmura Kazuō. “Je vous entendais m'appeler et me parler, ton frère et toi.”
– “Mais tu ne disais rien... Pourquoi ne nous répondais-tu pas ?”
– “J'étais occupé à manger. C'est le plus important ! Je dois manger.”
– “Oui... Oui, Kazuō.”
– “Je suis bien repu, maintenant. Je vais dormir un peu... Prépare-moi encore à manger, beaucoup à manger ! Lorsque je me réveillerai, j'aurai tellement faim...”
– “Oui... Kazuō.”

  Jirō le sentait s'assoupir, alors qu'il le pressait doucement contre lui... Lorsque Kazuō se mit à ronfler profondément, il l'embrassa de plus près. Le beau garçon avait toujours les yeux brillants de larmes.

– “Je vais tellement te régaler, Kazuō... Nous allons bien t'engraisser !”

■ ■ ■

Dans la maison  après-midi

  Tarō revenait du village, en portant sur son dos et dans ses bras des provisions de légumes, de pâtes, de riz, de sucre et de bière pour les prochains jours. Il ne s'attenait pas à trouver son frère si occupé, dans la cuisine, et d'humeur si enjouée : toutes les casseroles chantaient, l'huile et le beurre frémissaient sur des surfaces chaudes, les fourneaux étaient brûlants... Jirō l'accueillit à bras ouverts, mais il n'eut pas le temps de lui dire comment Kazuō avait repris ses esprits, momentanément, avant de se remettre à s'empiffrer dès qu'il avait fini sa sieste.
  Ces quelques mots échangés avec lui, amoureusement, avaient suffi à motiver Jirō pour le pousser à se remplir la panse jusqu'à ce que Kazuō retrouve l'usage de la parole  même à la limite de l'éclatement...
  Tarō avait de plus importantes nouvelles à lui communiquer.

– “Où en sommes-nous avec ces sangliers que nous avons chassés dans la forêt ? Ont-ils assez fourni de rôtis, de lard et de saucisses ?
– “C'est à peine si nous avons entamé le deuxième quart du premier sanglier... C'étaient de grandes bêtes sauvages, très pesantes, bien en chair ! Cela nous fait encore énormément de viande.”
– “Et de la viande bien grasse, n'est-ce pas ?
– “Oh ! oui, certainement...”
– “Eh bien ! Tarō déposa son dernier panier de provisions, aidé par son frère. “Je crois pouvoir affirmer qui étaient les deux premiers sangliers.
– “Ah ? Qui étaient-ils ?
– “Tous les gens du village en parlaient entre eux. Je n'ai même pas eu à me montrer curieux... Ce qui t'étonnera peut-être, c'est qu'ils devaient s'être égarés dans la forêt à la suite de Kazuō.
– “Pourquoi ?
– “Ces deux gros sangliers n'étaient autres que le principal client de son ancien employeur, un promoteur immobilier qui avait projeté de modifier le cadastre pour bâtir des logements sur le flanc de la montagne.
– “Sur ce versant ? Mais c'est trop dangereux ! Et puis...
– “Et puis, cette forêt ne se laisserait jamais déboiser ! Mais ça, il ne s'en doutait pas. Je comprends mieux, maintenant, pourquoi il était si furieux lorsque nous l'avons pris en chasse, si féroce dans la lutte, et pourquoi sa carcasse est si charnue, et sa viande si savoureuse !
– “C'est vrai. C'est tout naturel...
– “Nous allons nous en repaître, Jirō ! Et cette bonne viande rouge nous tiendra au corps, lourdement.”
– “Et le deuxième sanglier ?
– “J'ai toutes les raisons de penser qu'ils s'étaient donné rendez-vous près du petit pont, après la disparition de Kazuō. Ou si c'était un hasard, ce serait un étrange hasard... Cet autre sanglier devait être ce banquier qui est actuellement recherché par la police.
– “Par la police ?
– “Oui, ses employés avaient alerté des enquêteurs, mais lorsqu'ils ont commencé à regarder de plus près dans ses comptes, il paraît qu'ils ont trouvé de quoi le mener en prison pour le restant de ses jours.
– “Qu'est-ce qu'ils ont trouvé ?
– “Alors, ça... Je t'avoue que je n'y ai rien compris. Tout le monde m'en parlait. Tout le monde avait l'air de comprendre, mais je n'ai pas saisi de quoi il s'agissait. Abus de biens sociaux, détournements de fonds...
– “On croirait que c'était un voleur.
– “C'était un banquier...” Tarō haussa les épaules. Évidemment, c'était un voleur. La seule chose que je comprends mieux, c'est pourquoi il était aussi monstrueusement gras !
– “C'est vrai. En le mettant au garde-manger, sa chair suait la graisse...

  Tarō prit son frère dans ses bras, et lui murmura doucement à l'oreille.

– “C'est de toute cette bonne viande que nous allons te nourrir, Jirō. Je veux que tu t'en régales voracement, que tu en reprennes plusieurs fois, et que tu t'en remplisses la panse jusqu'à ce que ton petit ventre soit sur le point d'éclater !
– “Oui, Tarō.
– “À ce régime, tu vas vite redevenir bedonnant et bien dodu...

  Jirō ne demandait pas mieux que de prendre du poids ! Il songeait à Kazuō, qui s'engraissait avec frénésie  mais il laissa son frère le mener par la main jusque dans leur chambre, où Tarō comptait bien le gaver de viandes rôties, disposées en tranches épaisses avec beaucoup de lard, des beignets, des bananes flambées, des crèmes glacées et beaucoup de bière qu'il le forcerait à boire jusqu'à la dernière chope, versée dans son gosier avec un entonnoir... 

– “Mange, mon petit Jirō ! De la viande, et encore de la viande !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore, encore ! Des œufs et du lard...
– “Hmmmph...”
– “Et encore une tranche... Une autre... Une autre...”
– “Hmmmph... Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est bien, Jirō ! Encore un effort... Mange plus vite ! Mange !
– “Hmmmph...”
– “Encore ! Et un bon gros beignet... Encore, encore !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore ! Laisse-moi te gaver comme un bon lourdaud...
– “Hmmmph... Hmmmph... Hmmmph...”
– “Voilà... Régale-toiJirō ! Copieusement, pour bien t'engraisser !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”

  À la douce lueur des lampes de papier, le beau garçon blond voyait son ventre grossir et s'arrondir d'une minute à l'autre. Tarō lui présenta enfin l'entonnoir pour achever de l'engorger.

– “Un dernier effort, mon petit Jirō ! Tu te sens tout pataud, tu vas boire quelques chopes de bière et tu vas bien dormir pour bien digérer...

■ ■ ■

Dans la salle de luttes  matinée ensoleillée

  Jirō n'avait pas trouvé un moment de libre pour confier à son frère que Kazuō n'était pas toujours inconscient, uniquement attentif aux quantités de nourriture autour de lui... Il pouvait encore garder ces conversations nocturnes comme un secret. Tarō revenait avec du bois pour le feu.

– “Jirō ? J'ai des nouvelles sur notre dernier sanglier.
– “Vraiment ? Encore un homme d'affaires ?
– “Si tu veux... mais encore pire que les autres ! Il n'en fallait pas moins pour un porc aussi gras, aussi rude et aussi dangereux à chasser.
– “En effet. Il était presque aussi coriace qu'il était obèse !
– “C'était un homme politique. Je ne sais pas très bien ce qu'il préparait avec les deux autres, dans la forêt, mais tout le monde ne parlait que de lui aujourd'hui...
– “Pourquoi ?
– “Parce qu'il faisait parler de lui. Il avait des ambitions et des relations au sein du gouvernement. Les journaux le présentaient comme un futur premier ministre. Maintenant, ces discours ont changé du tout au tout...
– “Évidemment, puisqu'il a disparu.
– “Euh... C'est plutôt parce que l'enquête qui avait commencé pour les deux autres n'a cessé de révéler de nouveaux éléments de scandale.
– “Quels scandales ?
– “Comme souvent, quand ils parlent entre eux, je n'y ai rien compris. Je ne sais même plus ce que j'ai entendu... Corruption, fraudes fiscales et fraudes électorales, orgies, détournement de mineures, et j'en passe !
– “Ça fait déjà beaucoup...
– “C'était suffisant, surtout, pour que la police décide d'arrêter toute son enquête... Tout le monde est persuadé que ces trois sangliers  je veux dire, ces escrocs  se sont retrouvés dans les bois pour un règlement de compte, que la situation a mal tourné, d'une manière ou d'une autre, et que les cadavres sont quelque part dans un accident de terrain.
– “Finalement, ce n'est pas mal comme déductions... Et leurs âmes si basses, si pesantes, si replètes, sont toujours dans notre garde-manger.”

  Jirō avait ranimé les feux, dans la cuisineTarō retirait ses vêtements pour la douche et pour la lutte.

– “C'est vrai !” dit-il en s'étirant. “À ce propos, que fait Kazuō ?
– “À ton avis... Tu ne l'entends pas qui s'empiffre ?”
– “Il mange si voracement, et presque sans s'arrêter... C'est comme une rumeur de branches brisées dans la forêt. Je m'y suis habitué.”
– “Avec tout ce que je viens de lui préparer, il a de quoi s'occuper toute la matinée pour se remplir la panse...
– “Très bien ! À la douche, mon petit Jirō ! Et puis, un peu d'exercice et un peu de repos te feront le plus grand bien !

  Tarō n'avait jamais été en meilleure forme physique. Vif comme l'éclair, il dominait nettement dans la lutte, même lorsque Jirō était capable de le soulever en le prenant dans ses bras... C'était toujours le plus jeune, bien dodu et lourdement musclé, qui tombait dans le sable.
  Après une quarantaine de combats, très brefs mais très agressifs, le pauvre Jirō n'en pouvait plus. À bout de souffle, tout en sueur, il était si pataud qu'il ne pouvait même plus se relever  d'autant plus qu'à la fin de chaque combat, son frère le faisait mordre dans d'épaisses tranches de rôti et lui faisait avaler plusieurs gorgées de bière. Le beau garçon en était naturellement étourdi...

– “C'est bien !” rugissait Tarō. “Je suis fier de toi.
– “Fier ?” Jirō s'étirait lentement, durement éprouvé. “Je n'ai fait aucun progrès ! Je suis toujours aussi mauvais pour la lutte...
– “Pas du tout. Si tu n'avais pas progressé, je ne progresserais pas !
– “J'ai fait des progrès ? Moi ?” 
– “Mais oui... Tu es plus lourd que tu ne l'as jamais été ! Tu as toujours été bien bâti, avec une carrure plus épaisse, plus trapue que la mienne. Et avec toute cette masse de muscles, tu es assez dodu et sur la bonne voie pour redevenir bien en chair, en bonne pâte...”

  Dans la salle de bains, Tarō s'amusait encore à taquiner son petit frère.


– “Tu exagères...” protestait doucement Jirō, avec un sourire. Je ne suis pas assez dodu. Pas encore...”
– “Mais tu as bien repris du poids, depuis que nous sommes revenus de la chasse. C'est la première fois que tu t'empâtes aussi tôt, et aussi bien. C'est pour ça que je suis fier de toi !
– “C'est vrai... J'ai bien grossi. Je me trouve bien en chair et lourdaud. Et surtout, je commence à me sentir gras.” 

  Tarō porta encore une large tranche de jambon jusqu'à ses lèvres, pour que Jirō dévore avec appétit — et pour lui faire boire encore une grande chope de bière.

– “C'est bien, Jirō. Mange ! Mange, et bois...”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore... Encore !”
– “Hmmmph...”
– “Encore ! Allez, montre-toi un peu plus vorace !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est toute cette bonne viande rouge qui te tient au corps. Ce régime te profite bien ! Tu travailles très dur, du matin au soir... Tu as besoin de boire beaucoup de bière, et de manger beaucoup de viande ! Mange !” 
– “Hmmmph... Hmmmph... Hmmmph...
– “Encore... Encore ! Il faut t'engraisser, Jirō !”
– “Hmmmph...”

  Pendant que Tarō passait le plus clair de son temps dehors, occupé à des travaux dans le jardin, dans les bois ou autour de la maison, Jirō se retirait dans la cuisine et préparait encore une abondance de nourriture, dans un état de douce ébriété qui lui permettait de garder le sourire.
  En apportant encore d'énormes bols et des plats toujours débordant de nourriture dans la salle à manger, il se répétait ce que son frère venait de lui rappeler.

– “Je suis un loup... Je suis un loup, un méchant loup... Personne n'aime les grands méchants loups... Et personne ne m'aime, parce que je suis un méchant loup...”

  À peine avait-il passé le seuil de la chambre de Kazuō, Jirō laissa glisser son kimono jusqu'au sol, le long de son corps souple, athlétique et dodu, avec un sourire d'un charme irrésistible.

– “Tu dois avoir faim, mon gros Kazuō...”

■ ■ ■

Dans la chambre de gavage  soleil couchant

  Kazuō s'empiffrait toujours... Pour le distraire, ou dans l'espoir d'attirer son attention, Jirō lui raconta le conte du chasseur et du bodhisattva” en dansant devant lui, presque nu.

– “Mukashi mukashi [昔, “Il était une fois”]...”

  Il y a longtemps  à une époque où les fantômes, les démons et les animaux sorciers hantaient encore les montagnes et les forêts  un très vieux prêtre vivait dans un petit ermitage où il consacrait tout son temps à la méditation, à l'étude et à l'enseignement des livres sacrés, avec un jeune disciple pour toute compagnie.
  On disait que le vieil homme, sage et instruit, devenait chaque jour un peu plus aveugle et qu'il devait se faire assister pour lire et chanter les prières. Le petit temple qu'il habitait se trouvait loin de tout village. Dans cette solitude, il était impossible de se procurer par soi-même de quoi subsister. Cependant, un grand nombre de paysans des environs, pieux et respectueux, venaient à son aide en lui offrant régulièrement de quoi renouveler ses provisions de riz et de légumes.
  Parmi ces braves gens qui s'aventuraient parfois dans la montagne, un chasseur nommé Hiroshi Tsurumaru [鶴丸 弘] venait déposer un panier contenant toutes sortes de bonnes choses à manger, simples mais saines et bienvenues. Le vieux prêtre le traitait comme un ami.
  Hiroshi était un jeune gaillard plutôt fruste, renfermé sur lui-même. Il parlait peu, mais il visait bien... La chasse et les nuits passées à veiller dans les bois l'avaient rendu un peu sauvage. Le prêtre s'amusait parfois de ses réponses rogues, murmurées entre ses dents, mais il appréciait aussi sa naïveté naturelle et son gros bon sens paysan.
“En fait, mon jeune ami...” lui disait-il. “Votre esprit est tout ensemble tranchant et rond, comme un couteau à beurre !”
  Hiroshi ne comprenait pas, mais il n'y pensait bientôt plus.
  Un jour où il était venu déposer son aumône dans le temple, le prêtre le fit appeler jusque dans la chambre où il priait.
“Mon ami...” lui dit-il. “Je voudrais vous faire connaître les merveilleux événements qui se sont produits ici, récemment. Vous n'ignorez pas que, pendant des années et des années, j'ai récité les sūtras et médité jour et nuit. Peut-être cette faveur qui m'est faite est-elle due aux grâces que pouvaient me valoir de si ardentes et sincères dévotions ? Je n'oserais l'affirmer. Ce qui est incontestable, pourtant, c'est que Fugen Bosatsu est venu visiter ce temple, par trois fois déjà, monté sur son éléphant blanc et rayonnant de lumière !”
“Aha ?” répondit Hiroshi. “Merveilleux, en effet...”
“De mes faibles yeux, je l'ai vu ! Moi si usé, racorni et déchiré comme les pages d'un livre trop souvent lu et relu, j'ai pu contempler le bodhisattva Samantabhadra, le pleinement vertueux... le parfaitement auspicieux... Oui ! Son Excellence universelle, Fugen Bosatsu [普賢菩薩, traduction en japonais du nom de ce bodhisattva en sanskrit, littéralement l'“homme sage dans l'action] qui m'annonçait en termes éclatants l'ascension vers le nirvāṇa...
“Aha ?” répétait Hiroshi. “Aha...”
“Restez ici pour cette nuit, mon ami. Joignez votre prière aux nôtres, et vous pourrez voir et adorer le Bouddha.”
“Vraiment...” répondit le chasseur. “En effet, ce serait un rare privilège que d'assister à une si sainte apparition... Je serais trop heureux et trop honoré de rester avec vous pour cette nuit.”
  Après avoir salué le vieux prêtre avec gratitude, Hiroshi considéra un peu plus attentivement l'intérieur du sanctuaire. Il avait écouté poliment, sans interrompre le récit de son hôte, mais il se demandait si ce miracle qu'on venait de lui promettre était possible. Et plus il y songeait, moins il en était convaincu...
  Il y avait un jeune garçon dans le temple, qui assistait aux cérémonies, mais le chasseur ne l'avait jamais vu. En le rencontrant pour la première fois, il fut étonné de se trouver en présence d'un adolescent d'environ quinze ans qui bâillait dans la cuisine, à côté de la salle des prières.
  Ce garçon se nommait Kenji [謙次] et il était remarquablement potelé, joufflu et grassouillet. Son kimono, tout élimé, ne se fermait plus autour de son ventre rond... Il était assis devant de nombreux petits bols de riz qui entouraient un vaste bol de bouillon où mijotaient des légumes, des nouilles et de gros morceaux de poisson frit.
  Alors que son estomac lui semblait déjà lourdement rempli, Hiroshi vit l'adolescent se repaître encore comme un goinfre... Il n'était pas difficile de comprendre d'où venait cette abondante nourriture. Lorsque les dieux avaient agréé toutes les offrandes des paysans et des paysannes, le prêtre laissait le soin à son assistant de débarrasser l'autel. Comme, par ailleurs, il mangeait très peu et pratiquait souvent le jeûne lors de ses méditations, son jeune compagnon n'avait qu'à se servir et se préparer de succulents repas, bien arrosés de sauces et même de saké !
  Ses seules occupations devaient être de cuisiner, puis de manger, boire et dormir... Hiroshi le voyait encore bâiller, en réprimant un rot, pendant que le prêtre récitait les prières de la journée. Dans ces conditions, il n'y avait rien d'étonnant à voir ce garçon, qui avait dû être maigre et chétif lorsqu'il avait été recueilli dans le temple, devenir si rondelet, paresseux et bien replet... Le chasseur profita de l'occasion pour l'interroger.
“Le prêtre m'a confié que Fugen Bosatsu viendrait visiter votre temple, pendant la nuit, monté sur son éléphant ?
“Oui...” Kenji opina, en bâillant encore, mais il semblait sérieux.
“Est-ce que, toi aussi, tu l'as vu ?” 
“Trois fois, déjà...” confirma le garçon. “Et son éléphant blanc.”
  Hiroshi se retira dans un coin de la salle des prières, les bras croisés. Il ne mettait pas en doute la sincérité du prêtre et de son assistant — ils n'avaient pas manqué de voir ce qu'ils déclaraient avoir vu... Pourtant, leurs témoignages laissaient toujours le chasseur dans le doute.
  Un peu avant minuit, le vieux prêtre annonça qu'il était temps de se préparer pour la venue de Fugen Bosatsu. Les panneaux de bois du petit temple furent ouverts sur le ciel nocturne, et tous s'agenouillèrent  ils attendaient l'arrivée du dieu... Hiroshi se tenait en retrait, cependant.
  Une étoile dans le ciel se mit à briller avec plus d'intensité. L'étincelle de lumière blanche se mit à grossir, et semblait s'avancer doucement vers le temple, illuminant bientôt tout le versant de la montagne. Elle se présentait déjà sous une forme plus précise, celle d'un être divin monté sur un éléphant immaculé comme la neige. 
  En un instant, l'éléphant et son cavalier radieux s'arrêtèrent devant le prêtre et son assistant émerveillés, paradant et saluant dans une gloire d'étoiles filantes.
  Le vieil ermite, prosterné, commençait à réciter l'invocation sacrée avec une ferveur débordante, les yeux brillants de larmes...
  Alors Hiroshi se dressa soudain, derrière lui, son arc à la main — une flèche s'élança en sifflant vers le bodhisattva lumineux, et disparut dans sa poitrine jusqu'à l'empennage. Aussitôt, la lueur blanche s'éteignit et la vision disparut comme un éclair, accompagné d'une rumeur plus terrible que le grondement du tonnerre. Il n'y avait plus rien devant le temple que la nuit ténébreuse...
“Misérable !” s'écria le prêtre, en pleurant d'horreur et de désespoir. “Oh, le plus criminel et le plus endurci des hommes, honte sur vous ! Malheur à vous !... Qu'avez-vous fait ?”
  Le chasseur accueillit patiemment les reproches du vieil homme, sans protester, sans montrer ni regrets ni colère. Il lui répondit doucement.
“Très respecté seigneur, sage et saint, veuillez m'entendre... Vous avez cru que des grâces, obtenues par toutes vos récitations des sūtras et vos longues méditations, vous ont accordé l'honneur de contempler Fugen Bosatsu, face à face... Mais, s'il en était ainsi, ne devait-il pas seulement apparaître devant vous, au lieu de se rendre visible à mes yeux et aux yeux de cet enfant ? Si bienveillant, si clairvoyant que vous soyez, vous avez été facilement aveuglé. Tâtez un peu le ventre de ce gros garçon ! Il ne s'est jamais soucié que de se remplir la panse. Vous vouliez nourrir et enrichir son esprit, lorsqu'il s'appliquait uniquement à engraisser son corps... Comment serait-il digne d'adorer cette apparition majestueuse ? Oh ! vous avez raison, je suis le pire d'entre nous... Je suis un chasseur, fruste et ignorant, et je passe mon temps à tuer de pauvres bêtes pour me nourrir. Le Bouddha n'a-t-il pas en horreur tout ce qui porte atteinte à la plus modeste forme de vie ?”
“En effet...” bredouillait le prêtre. “En effet...” 
“Permettez-moi d'affirmer que ce qui nous est apparu ne pouvait pas être Fugen Bosatsu, mais quelque trait de magie destiné à vous égarer, peut-être même à vous faire périr, l'un et l'autre... Ainsi, je vous prie d'abord d'attendre l'aurore. Nous irons dans les bois, tous les deux, et je vous prouverai la vérité de ce que je viens de dire.” 
  Au lever du soleil, le chasseur et le prêtre s'aventurèrent ensemble dans la forêt... Ils retrouvèrent l'endroit au-dessous duquel l'apparition s'était dressée. Non sans peine, ils découvrirent un mince filet de sang. Ils suivirent cette trace pendant une centaine de pas — elle les conduisit jusqu'au cadavre d'un énorme kyūbi no kitsune [九尾の狐, un “renard à neuf queues”] : la flèche de Hiroshi l'avait traversé de part en part.
  Sage, instruit et pieux, le vieux prêtre n'en était pas moins devenu la victime des sortilèges d'une puissante yōko [妖狐, une “femme-renarde”] alors que le jeune chasseur, ignorant et sceptique mais doué d'un solide bon sens, avait déjoué ces ruses au premier coup d'œil et détruit, d'une seule flèche, une redoutable illusion.

■ ■ ■

Dans la salle de lutte  matin calme d'automne

  Kazuō n'avait pas besoin d'être encouragé pour s'empiffrer. Tarō portait tous ses efforts et son attention vers son petit frère... Depuis quelques temps, Jirō était soumis à un régime strict, avec quatre grands repas et quatre gavages quotidiens, à base de légumes sautés avec des crevettes et du poisson cru, en friture ou en soupes onctueuses avec beaucoup de sauces, d'énormes omelettes, beaucoup de riz et de pâtes, de beignets, de bananes et de fruits frais ou caramélisés.
  Ces plats extrêmement nourrissants étaient toujours largement arrosés de bière. Jirō en faisait une consommation presque démesurée, pressé par son frère qui le gavait souvent directement à l'entonnoir.

– “C'est bien !” rugissait Tarō. “Encore, encore... Mange !
– “Hmmmph... Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore un petit effort, mon gros Jirō ! Ouvre grand, et avale !
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Très bien ! Encore un peu de bière, pour bien te remplir la panse...
– “Hmmmph...”

  Tarō ne manquait jamais de taquiner son frère et de le harceler encore avec trop de bière et trop de nourriture, pour l'encourage à s'empiffrer plus que de raison et pour le pousser à se surpasser aussi bien à table que dans les combats.

 Ton petit ventre tient le coup, Jirō ?” demandait-il en le pressant à deux mains. Il y a encore de quoi le remplir... Tu as vu, ce matin, avec quelle facilité je te soulève et je te porte à bout de bras ! Tu ne peux pas lutter, tu n'es pas assez lourd... Je pourrais te prendre par la taille et te lancer à l'autre bout de la pièce comme une panière de linge. Tu as besoin de grossir et de prendre de la masse... Il faut vraiment te gaver pour t'engraisser, sinon tu ne feras jamais le poids face à moi !
 Hmmmph... Hmmmph...
 Encore de la viande ! Encore du poisson frit ! Encore des beignets !
 Hmmmph...
 Encore des saucisses, mon gros ! et encore du lard !
 Hmmmph... Hmmmph...
 Il faut que tu deviennes bien épais, bien balourd et plus tendre qu'une motte de beurre plantée dans la neige... Mange!
 Hmmmph... Hmmmph...
 Remplis-toi bien les joues et laisse un peu ton ventre s'épanouir !
 Hmmmph...
 Si tu n'avales pas suffisamment de viandes pour devenir bien dodu et bien bouffi, je vais t'engraisser comme un vrai porcelet!
 Hmmmph... Hmmmph...
 Encore un beignet, mon gros Jirō ! et encore une banane !
 Hmmmph....

  Jirō dévorait si gloutonnement que la peau de son ventre, si douce et si tendue, semblait parfois sur le point d'éclater, tard dans la nuit, à une heure où les deux frères auraient dû se coucher.

– “BUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...”

  Lorsque leur repas était englouti, Tarō prenait son petit frère dans ses bras et lui massait doucement le dos et les épaules, pour le réconforter.

– “Je suis vraiment fier de toi, Jirō !
– “Tu ne m'avais jamais appelé “mon gros”, jusqu'à ce soir...
– “C'est vrai. C'est que tu deviens vraiment bien en chair, et obèse !” 
– “Oui...” Jirō était un peu rêveur, sous ces caresses. Tarō ?
– “Oui, mon gros Jirō ?
– “Ça me plaît que tu m'appelles “mon gros Jirō”, mais... Tu sais...
– “Oui ?
– “Tu as pris beaucoup de poids, toi aussi... Tu es vraiment très musclé, tu as fait de beaux progrès mais tu t'es fortement épaissi, toi aussi.
– “Je ne mange pas autant que toi, mais tu as raison... Je dévore ! Et je me suis bien aperçu, moi aussi, que j'étais plus trapu et plus lourd.
– “Nous avons vraiment un appétit de loups... Un appétit féroce !
– “Tu as raison !” Tarō riait de bon cœur. “Nous n'avons jamais aussi bien mangé. Il faut dire que notre garde-manger n'a jamais été aussi rempli de toutes sortes de bonnes choses, appétissantes et nourrissantes !

  Les deux frères pouvaient entendre Kazuō qui s'empiffrait toujours dans la pièce à côté, toujours plus obèse et plus goinfre... Jirō devinait que Tarō pensait à ce garçon gros et gras comme à leur prochain festin pour l'hiver. De son côté, Tarō savait que cette perspective était pénible pour son petit frère, qui frissonnait sous ses caresses.

– “C'est vrai, la nourriture n'a jamais été aussi abondante ! Et nous n'en avons jamais profité aussi grassement que depuis que Kazuō est entré dans notre maison...” 

■ ■ ■

Dans la chambre de gavage  nuit noire

  Kazuō s'empiffrait toujours... Jirō lui apportait encore de quoi le régaler, après avoir débordé de créativité au-delà des ressources du Kāmasūtra [कामसूत्र, le traité des “aphorismes du désir”] depuis le coucher du soleil.


– “J'ai encore bu trop de bière, ce soir...” soupirait-il.

  Les deux jeunes hommes étaient confortablement obèses, pour mieux apprécier la fraîcheur de la nuit. Fier de se présenter nu, ventripotent et lourdaud devant Kazuō, Jirō raconta et dansa pour lui le “conte du rikishi et de la jeune fille dans l'eau”. 
  Il avait besoin de se dépenser physiquement, et de s'échauffer encore un peu avant de bondir comme un tigre sur sa proie bien en chair.

– “Mukashi mukashi [昔, “Il était une fois”]...”

  Il n'y a pas si longtemps  alors que les fantômes, les démons et les animaux sorciers étaient presque tous tombés dans l'oubli  un oyakata [親方, un maître de lutte sumō] avait fondé une nouvelle école, dans un quartier pauvre de la capitale.
  Il se nommait Gorōji Gondazaemon [権太左衛門 五郎次]. Grand et fort, bien charpenté, le corps harmonieusement arrondi, épaissi et musclé, les yeux noirs et le regard aussi doux que sa poigne était ferme, il inspirait immédiatement confiance.
  Avec un instinct très sûr, il recruta d'abord quatre jeunes disciples, tous âgés de quatorze à quinze ans, et les fit progresser très vite grâce à une discipline de fer, sévère mais juste et jamais brutale. En peu de temps, les quatre lutteurs débutants dans cette heya [部屋, écurie de lutteurs sumō, littéralement la “pièce” où ils combattent] étaient devenus assez imposants et redoutables... On les voyait commencer à monter dans le classement, dès leurs premiers tournois.
  Dès sa deuxième année, l'écurie de Gorōji attira de nombreux jeunes garçons, désireux d'apprendre et de se perfectionner auprès d'un maître dont ils n'entendaient que des louanges. Le nombre de lutteurs se trouva multiplié par trois  puis encore multiplié par deux, l'année suivante. La réputation de l'écurie était bien établie.
  Une des raisons d'un tel succès tenait au sens de la discipline stricte de maître Gondazaemon. Les jeunes recrues étaient mieux traitées que dans toute autre école ou écurie, mais ils devaient se plier au règlement sans discuter, en montrant leur volonté de bien faire et de progresser.
  Tout manquement aux règles établies par le maître, lisibles sur chaque mur de la salle commune et apprises par cœur, était passible de lourdes punitions, la plus terrible étant évidemment l'exclusion...
  L'autre clef du succès pour ces jeunes lutteurs, si durement éprouvés mais dociles et méritants, était la qualité de vie que leur assurait Gorōji au quotidien. À la différence des autres écuries, où les lutteurs étaient tenus de toujours vivre en commun et de suivre le même programme du matin au soir, les garçons disposaient tous d'une chambre individuelle et d'un peu de temps libre pour se délasser dans la soirée — chacun selon ses goûts... Il leur fallait se lever avant l'aube, pour prendre une douche froide et s'entraîner tous ensemble avec la plus grande vigueur, mais dans un bon esprit, sans agressivité inutile... À midi, au lieu de prendre un énorme repas en commun, en se battant à nouveau pour obtenir les meilleurs morceaux de viande ou de poisson, chaque garçon recevait sa propre ration de chankonabe [ちゃんこ鍋, ragoût très nourrissant pour les lutteurs sumō].
  L'une des règles définies par Gorōji était que les lutteurs n'auraient pas à se nourrir par eux-mêmes  mais qu'ils seraient gavés, midi et soir... Depuis qu'il avait formé quelques disciples, c'était une tâche qu'il avait confiée à l'un d'entre eux, qui montrait des résultats plutôt décevants depuis qu'il avait été blessé lors d'un combat truqué et mal arbitré. On ne souhaitait pas qu'il en soit pénalisé... Par la suite, on prit l'habitude dans l'école de confier le poste de cuisinier au dernier du classement, soit à titre temporaire, soit définitivement.
  À la mort de Gorōji Gondazaemon, ses élèves pleurèrent longtemps. On décida de prolonger son enseignement, de rendre hommage à ses idées visionnaires et de former de nouvelles recrues selon ses principes stricts mais généreux, et couronnés de succès.
  La discipline, cependant, devait se relâcher un peu...
  Un jour, une nouvelle recrue se présenta. Il se nommait Tsuzuki [都筑]. On l'accueillit avec bonté, mais aussi avec intérêt. Le garçon, visiblement pauvre et sans aucun parent dans la capitale, était plutôt maigre mais il n'était pas frêle. Il était plus grand que la moyenne, bien bâti, souple et, pour tout dire, magnifiquement beau. Il était aussi agréable à entendre, poli et discret. On devinait qu'il n'était pas moins intelligent.
“Prenons-le toujours à l'essai...” disait-on. “Nous verrons bien, lorsqu'il se sera un peu épaissi et renforcé.”
  Tsuzuki se sentait heureux et honoré d'être admis comme rikishi [力士, littéralement “noble homme fort”]. Sans attendre, il se montra un lutteur de bonne tenue, mais aussi bon camarade, sympathique et toujours de bonne humeur. Son charme naturel en faisait un adversaire encore plus redoutable, puisqu'on hésitait toujours à le frapper. Dans les nombreux combats que Tsuzuki perdait, on le saisissait plutôt pour le soulever ou le pousser hors du cercle.
  Très tôt, il était devenu le meilleur ami d'Akira [明], un sekitori [関取, un lutteur déjà confirmé, relativement bien placé dans le classement de la compétition] qui avait reçu tant de coups dans sa courte carrière qu'il avait renoncé, découragé. Akira était donc devenu le cuisinier de l'écurie Gondazaemon. Son rôle était de préparer les repas quotidiens pour bien gaver les quarante-quatre rikishi dont il avait la responsabilité, midi et soir. Au moins prenait-il son nouveau rôle à cœur...
  Comme tous les lutteurs de haut niveau qui avaient été formés dans cette écurie, Akira était très imposant et obèse. Il mesurait presque deux mètres de haut, mais son poids dépassait déjà les 150 kilos lorsque sa carrière était à son zénith... Réduit au rôle de cuisinier, il s'était empâté assez largement et il approchait les 200 kilos.
  Depuis le premier jour où ils s'étaient croisés, Akira et Tsuzuki avaient ressenti une grande affection l'un pour l'autre... On avait évidemment confié le gavage de ce nouveau lutteur au cuisinier de l'écurie — qui ne demandait pas mieux ! De son côté, Tsuzuki écoutait les conseils que lui prodiguaient ses camarades. On lui avait recommandé de se rapprocher d'Akira, qui le prendrait sous sa protection pour le faire progresser plus rapidement dans le classement. 
  Tsuzuki s'en était très bien trouvé. En quelques mois, gavé avec une rigueur obstinée mais bienveillante, le pauvre garçon trop maigre avait pris une soixantaine de kilos. Il avait grandi et bien grossi. Akira insistait sur l'importance de ces gavages pour son engraissement, mais il n'avait presque pas à le presser ou à le forcer : le beau garçon montrait un appétit féroce, et il se laissait gaver avec un plaisir gourmand !
  Lorsque l'entraînement et les combats du matin étaient achevés, Akira l'appelait O-kamo-chan [お鴨ちゃん, “mon petit canard”].
“Suis-moi dans la cuisine, mon petit canard... pour que je t'engraisse !”
  Discipliné, volontaire et obstiné, Tsuzuki dévorait, luttait, s'engraissait et progressait, à la grande satisfaction du maître et de ses camarades, qui l'encourageaient en le voyant prendre des muscles et du ventre...
  Au début de sa deuxième année, il fut pesé comme les autres lutteurs de son âge : chacun d'entre eux, à son arrivée, avait dû répondre à un questionnaire et se fixer des objectifs en termes de force et de poids, de performances et de discipline... On tenait à s'assurer que les promesses de ces jeunes rikishi, timorés ou téméraires, étaient bien tenues.
  Parmi ses camarades, Tsuzuki était le seul qui avait dépassé tous les objectifs qu'ils s'était fixés, et ces objectifs n'étaient pas modestes... En une année, il était devenu plus grand et plus fort — surtout plus lourd, et plus gros. Akira l'avait bien engraissé ! Souriant, joufflu et bien en chair, ce jeune lutteur était plus séduisant que jamais... Tout son entourage lui annonçait une brillante carrière, semée d'innombrables victoires.
  Pendant les deux années qui suivirent, Tsuzuki fut le champion et l'idole vivante de toute son école. À dix-sept ans, il était un sekiwake [関脇, le troisième plus haut rang de la lutte sumō] très prometteur. Du haut de son mètre quatre-vingt sept, il avait fière allure et pesait pas moins de 165 kilos. Akira s'appliquait à le maintenir en bonne forme, en le gavant deux fois par jour et mieux qu'un canard gras.
  Comme Tsuzuki devenait un jeune homme de plus en plus séduisant et toujours aussi charmant, le cuisinier en était venu à souhaiter satisfaire beaucoup plus que son bel appétit. Ambitieux et vorace, le jeune lutteur n'hésitait pas à supplier son ami de le suralimenter “encore un peu plus” que ses camarades plus âgés, pour “faire le poids”...
  Sur toute la durée du printemps avant ses dix-huit ans, le beau garçon se mit ainsi à l'engrais afin de s'alourdir et de s'arrondir à vue d'œil.
“Encore un peu, mon petit canard... Tu vas bientôt peser 180 kilos !”
  Lorsque les journées devinrent plus brûlantes et plus étouffantes, avec l'approche de l'été, les lutteurs de l'écurie Gondazaemon goûtèrent un repos nocturne bien mérité... On leur accordait même quelques libertés, lorsqu'ils n'étaient pas occupés à s'entraîner pour des combats.
  Tsuzuki s'accordait une promenade dans les rues paisibles, au cœur de la capitale, jusqu'au naka no hashi [中の橋, le pont de l'intérieur].
  Il goûtait la fraîcheur du fleuve après ses repas du soir, toujours plus copieux. Akira regrettait de ne pas pouvoir le gaver toute la nuit, comme un vrai porcelet. Sans y penser, ou en songeant seulement à son ami, le cuisinier s'était mis à manger un peu plus, de plus en plus tard, lui aussi, et il commençait à s'empâter rondement !
  Un matin, de jeunes lutteurs vinrent lui parler... Ils s'inquiétaient pour Tsuzuki, depuis qu'ils avaient constaté qu'au lieu de rentrer un peu avant minuit, comme ils y étaient habitués, il devait prolonger ses promenades nocturnes plus loin en ville et il ne rentrait dans sa chambre que peu de temps avant qu'ait sonné la cloche du réveil.
“Aha ?” répondit Akira, également surpris.
  Dans un premier temps, les lutteurs se contentèrent d'observer Tsuzuki plus attentivement, tout en restant des plus discrets... Leurs soupçons étaient fondés. Après son gavage du soir, le beau garçon s'aventurait par les rues autour de l'école, comme la plupart de ses petits camarades. Repu à point, il aurait dû revenir au plus tôt pour se coucher, dormir et bien digérer jusqu'à l'aube. C'était important pour son engraissement.
  Ce comportement leur semblait un peu étrange. Bien entendu, les amis de Tsuzuki lui prêtaient une relation amoureuse en ville. La discipline un peu plus souple de l'école, durant cette période estivale, les invitait à se montrer indulgents. On ne fit pas de commentaires.
  Il fallait se rendre à l'évidence, pourtant... Ces errances noctambules devenaient inquiétantes ! En quelques jours, Tsuzuki apparut de plus en plus pâle et moins endurant à la lutte. Plus étonnant encore, malgré son appétit resté sain et glouton, le beau garçon ne grossissait plus — il leur semblait même qu'il commençait à maigrir...
  Alarmé, Akira le questionna mais il ne put obtenir que des réponses évasives et vagues, qui augmentèrent encore son inquiétude.
  Sans hésiter, les amis de Tsuzuki se saisirent de lui, avant l'aube, pour le mener jusqu'à la balance, où ils purent vérifier que son poids avait nettement diminué. Le pauvre garçon ne pesait plus que 140 kilos !
“Oho...” murmura Tsuzuki, tout aussi étonné. “C'est grave, et j'ai faim.” 
“Là n'est pas la question !” protestait Akira, très en colère.
  Il décida de le prendre à part, et invita les autres lutteurs à se rendre dans la salle d'entraînement pour commencer leur journée.
“Tsuzuki, nous avons compris que tu sortais toutes les nuits, depuis une semaine ou deux, pour ne rentrer qu'au petit jour... Et puis, tu as l'air malade et fiévreux. Je te sens affaibli et assoupi. Enfin, je comprendrais que l'amour te fasse perdre deux ou trois kilos de graisse, mais tu en as perdu plus de trente ! C'est vraiment préoccupant...”
“L'amour ?” murmurait Tsuzuki, rêveur.
“Oui, enfin... Si ce n'est pas une histoire d'amour, qu'est-ce que c'est ?”
  Le jeune homme était visiblement très embarrassé. Après un moment de silence, il sortit dans le jardin de l'école, suivi de son camarade... Lorsqu'ils se trouvèrent hors de portée de voix, il se confia enfin à lui.
“Je vais tout te raconter, Akira, mais il faut que j'insiste pour que tu me promettes le plus grand secret à ce propos.”
“Si tu y tiens...”
“C'est une affaire d'amour, en effet. Lors de mes promenades, depuis le début du printemps, je croisais parfois une femme qui se tenait penchée sur le naka no hashi. Elle portait un costume de brocard richement brodé d'argent, murasaki [紫, pourpre, noble et luxueux], comme une dame de la haute société... Je trouvais singulier qu'une personne si bien vêtue s'attarde dans notre quartier, à une heure si tardive. Pour autant, je ne me croyais pas en droit de l'aborder ou de l'interroger. Elle se tenait sans inquiétude. Je ne la voyais que de dos, et je ne faisais que passer... Un soir, alors que j'allais passer mon chemin, je me suis senti saisi par la manche  c'était elle qui s'accrochait à moi. Je me retournai alors, et je vis qu'elle était jeune et belle. “Voulez-vous m'accompagner jusque sous ce pont ?” me dit-elle. Sa voix était agréable et douce. Elle me souriait. Il n'était pas possible de résister à son sourire. Je marchai donc à ses côtés, puis je la suivis jusqu'au bord du fleuve... Elle me disait qu'elle m'avait remarqué, allant et venant dans les environs. “Je souhaite que vous deveniez mon époux... Si vous m'aimez, nous serons très heureux ensemble.” Alors, elle me prit par la main en m'invitant à plonger avec elle sous les eaux.”
  Akira retenait sa respiration, en écoutant le récit de son ami.
“Je ne savais pas comment lui répondre, mais elle était si séduisante qu'elle m'entraîna dans l'eau. “Vous n'avez rien à craindre, tant que vous restez avec moi...” Je ne sais comment, je me sentis plus faible qu'un enfant. J'étais comme ceux qui, dans leurs rêves, s'efforcent de courir ou même de voler sans remuer un bras ou une jambe sous les draps. Elle pénétra dans les eaux sombres, et je la suivis dans ces profondeurs. Je n'y voyais plus, je n'entendais plus, je n'éprouvais qu'un vague bien-être dans cet égarement, jusqu'au moment où je me trouvai marchant à ses côtés, à nouveau. Nous nous tenions sur le seuil d'un palais immense, baigné de lumière. Je n'avais pas froid. Je n'étais ni trempé, ni mouillé... Nous traversions des salles vides mais richement meublées, des salons de cérémonie de mille tatami, jusqu'à la chambre nuptiale. Tout ce qui nous entourait semblait merveilleusement accueillant et confortable. Elle m'invita enfin à m'asseoir devant elle, et me fit part de ses intentions. De mon côté, je n'osais pas lui poser de questions... Sur un signe de sa main, des servantes me présentèrent un somptueux repas.”
  De plus en plus inquiet, Akira écoutait en silence.
“Elle m'invita d'abord à manger. En fait, elle m'invita plutôt à beaucoup manger. “Vous êtes un rikishi des plus prometteurs, Tsuzuki. Je n'ai pas pu assister à l'un de vos combats, mais j'ai entendu parler de vous. Vous êtes grand et fort. Vous êtes plutôt dodu... mais il faut vous engraisser encore.” Je lui demandai si elle souhaitait me voir progresser en tant que lutteur. Elle eut un petit rire charmant, puis elle fit signe à ses servantes qui prirent place autour de moi, et qui commencèrent à me gaver. Je ne sais pas combien de temps dura cet énorme repas. Comme c'est toi qui t'occupes de gaver les lutteurs, dans cette école, tu sais que j'y suis parfaitement habitué, mais je dois dire que la manière dont j'étais nourri m'étonnait... J'avais l'impression d'avaler des thons entiers, des bols de riz hauts comme des toits de temples. Oui, elles m'auraient fait éclater comme une bulle... Puis, lorsqu'on me trouva rassasié, ce fut notre nuit de noces. De très bonne heure, elle me réveilla et me dit “Vous êtes vraiment mon époux, à présent. Nous nous sommes unis pour un terme de sept fois sept existences, mais il est indispensable que notre mariage demeure secret. Si vous restez avec moi durant la journée, ce serait la mort pour nous deux ! Je vous en supplie, revenez cette nuit mais ne dites pas un mot de notre union, à personne. Vous me retrouverez sur le pont, dans la soirée... Votre attente ne sera pas longue, et nous serons heureux l'un et l'autre, l'un pour l'autre, toutes les nuits.” Je lui ai promis le secret. Lorsque je suis rentré dans ma chambre, la cloche n'avait pas encore sonné... Depuis cette nuit, je la rencontre et je la quitte de la même manière. C'est étrange, n'est-ce pas ?”
  Akira n'avait aucune intention de sermonner son camarade.
“Tsuzuki, mon pauvre Tsuzuki...” dit-il en le prenant dans ses bras. “Je ne croyais pas que de telles horreurs étaient possibles. Ne t'en fais pas. Je ne dirai rien de ce que tu m'as confié, mais tu dois bien comprendre que tu es victime de quelque manigance cruelle. Comment cette femme et ses servantes t'ont-elles fait perdre autant de poids, lorsque tu me dis qu'elles t'ont gavé toute la nuit, chaque nuit ?”
“Je ne sais pas. Je ne comprends pas...” Tsuzuki, toujours aussi rêveur, était comme égaré dans sa rêverie. “Je t'assure que mon épouse est très attentive à ce que je sois bien nourri. Elle tient beaucoup à ce que je sois gavé, pour me recevoir dans sa chambre lorsque je suis bien repu, mais elle m'encourage aussi à poursuivre mon entraînement à l'école, et ma carrière professionnelle en tant que rikishi.”
“C'est important pour elle que tu sois... bien gras ?”
“Oh ! oui... Elle tient beaucoup à moi, et elle veut me voir progresser.”
“C'est important pour elle que tu t'engraisses ?”
“Oh ! oui... Beaucoup ! Elle m'y encourage.”
“Elle t'en a parlé tant que ça ?”
“En vérité, elle ne m'a jamais parlé d'autre chose... Je l'entends encore me dire “Mange, mon beau Tsuzuki ! Tu n'es pas encore assez rondelet à mon goût...” Et “Tsuzuki ! Tâche de t'empiffrer un peu plus vite... Il faut que tu t'épaississes comme un porc !” C'est comme ça qu'elle m'aime.
  Akira se contenta de hocher la tête. Il doutait pas du récit de son jeune ami. Tsuzuki n'avait jamais menti, à qui que ce soit, depuis son premier jour dans l'écurie Gondazaemon. Il n'avait pu lui dire que la vérité, mais cette vérité ouvrait sur de sinistres perspectives... Son aventure n'était probablement qu'une illusion provoquée par une puissance maléfique, à des fins criminelles. Cela le fit frémir.
  Dans un premier temps, le cuisinier rappela le lutteur à ses devoirs : Contre toute attente, il avait maigri au lieu d'engraisser ! Il était urgent de le gaver, avant de chercher un moyen de le sauver... Akira entraîna Tsuzuki dans la cuisine. Il entreprit de lui faire boire beaucoup de bière et beaucoup de saké, tout en le forçant à ingurgiter beaucoup de riz et beaucoup de poisson, pendant plusieurs heures...
  Bien repu, Tsuzuki s'endormit naturellement. Akira resta auprès de lui, dans sa chambre, pour veiller sur son sommeil... À son réveil, il le tira encore par la main jusque dans la cuisine, où il le fit s'asseoir pour le gaver lourdement de gâteaux et de pâtisseries. Lorsque la nuit tomba, le beau rikishi en était tout étourdi. Akira était très fatigué, lui aussi.
  Le lendemain matin, on s'aperçut que Tsuzuki avait, inexplicablement, passé la nuit dehors, une fois de plus ! Il venait de rentrer par la petite cour de l'école, et il était plus pâle que jamais... Akira, furieux, le saisit par les épaules et le porta jusque dans sa chambre : le pauvre garçon venait de s'évanouir.
  On appela un médecin, et on lui fit boire quelque chose de chaud.
“Tu as encore passé la nuit... près du pont ?”
“Oui...” répondit Tsuzuki, très faible. “Elle m'attendait...”
“N'en dis pas plus.”
  Akira invita tous leurs camarades à sortir, en annonçant que Tsuzuki avait besoin de calme et de repos. Le médecin qui s'occupait souvent des petits bobos et des soucis de santé des lutteurs de l'écurie Gondazaemon les rejoignit bientôt. C'était un vieux docteur, savant et attentionné.
“C'est curieux...” dit-il. “Ce garçon me semblait parfaitement sain, bien dans sa peau et bien en chair, la dernière fois que je l'ai vu.”
“Cette mésaventure est toute récente...”
“Mais...” s'exclama le docteur, après l'avoir examiné avec soin. “Ce jeune homme n'a presque plus de sang ! C'est comme de l'eau claire qui coule dans ses veines... Je comprends pourquoi il est si pâle et si affaibli.”
  Horrifié, Akira lui fit part de la perte de poids de son ami.
“Ce beau garçon me semble toujours bien musclé, mais sensiblement moins dodu et moins enveloppé, en effet... Son état est critique ! Il sera difficile de le sauver. Il est transi de froid, comme s'il avait passé toute la nuit dans l'eau.”
“Eh bien...” Akira n'hésita pas longtemps. “Il y a de ça...”
  Malgré la promesse qu'il lui avait faite, il raconta tout ce que Tsuzuki lui avait confié. La direction de l'école en fut informée aussitôt, et tous ses camarades vinrent le voir pendant sa convalescence.
  Le vieux médecin avait recommandé le repos absolu et un régime aussi riche que possible en viandes rouges, en poissons gras, en œufs et en riz complet. Il s'agissait de rendre des couleurs à ce malheureux garçon... Akira se retroussa les manches et imposa quatre gavages quotidiens à son ami, qui retrouva d'abord son appétit vorace, puis de bonnes joues roses, puis un embonpoint des plus avenants. Bien corpulent et souriant, le jeune homme inspirait aussitôt la sympathie.
  Lorsque l'automne acheva de disperser les dernières feuilles rouges sur le fleuve, Tsuzuki put se lever... Il était un peu moins rudement musclé, mais toujours vigoureux et souple. Il avait magnifiquement engraissé, à la grande joie de ses camarades, et il pesait plus de 180 kilos.
  Comme il était désormais considéré sain et sauf, la direction de l'école lui annonça qu'il serait puni sévèrement pour ses promenades nocturnes. Son aventure était connue... On n'avait pas pu empêcher les rumeurs de se répandre, et la carrière de Tsuzuki était brisée alors qu'il allait s'élever dans le classement. La réputation de l'écurie Gondazaemon était en jeu. On se montra donc impitoyable envers lui, pour faire un exemple.
  Cependant, lorsque l'exclusion de Tsuzuki fut déclarée et publiée, la direction le convoqua pour lui proposer de rester au sein de l'école, en tant que second cuisinier, pour soulager Akira d'une part de sa tâche, et pour lui témoigner sa gratitude par la même occasion... Tsuzuki accepta cette offre avec empressement.
  Tout sourire, l'ancien rikishi avait encore un secret à cacher. Pendant sa convalescence, Akira et lui étaient devenus de plus en plus proches. Il lui avait fait promettre de le porter à nouveau à 180 kilos, puis à 200 kilos, peut-être même encore davantage...
  En tant que cuisiniers de l'écurie Gondazaemon, ils devaient partager les mêmes espaces de travail et dormir dans la même chambre. Ce point du règlement leur convenait parfaitement puisqu'ils dormaient dans le même lit, qu'ils avaient fait en rassemblant plusieurs futon, des coussins et des couvertures. Immédiatement à côté des cuisines, il n'avaient que quelques pas à faire pour se régaler de bons petits plats et se gaver l'un et l'autre, même pendant la nuit.
  Un matin d'hiver, le vieux docteur vint leur rendre visite. Il se réjouit de trouver Tsuzuki si bien portant, très sain et très lourd, bien en chair avec beaucoup de lard... Le beau garçon lui confirma qu'il avait toujours bon appétit, et qu'il était bien décidé à s'engraisser pour devenir plus dodu et confortablement bedonnant pour son ami. Akira et lui l'avaient mis dans la confidence. Il savaient que le médecin, bienveillant et très discret, les encouragerait à être heureux ensemble.
“Surtout, pas d'exercices inutiles...”
“Oh, non ! du repos et des gavages... C'est tout ce qui m'attend.”
“Et plus de promenades nocturnes ?” dit le docteur en clignant de l'œil.
“Certainement pas !” répondit Tsuzuki en riant, de bon cœur. “Mes nuits sont déjà bien occupées... J'ai besoin de dormir pour prendre du poids, et me réveiller plus potelé dans les bras de mon Akira.”
  Cependant, l'allusion à cette mauvaise rencontre sur le pont avait piqué la curiosité de son compagnon.
“Je me suis longtemps demandé... Qui était-elle ?”
“Qui elle était, je ne saurais le dire...” répondit le docteur. “D'ailleurs, ça n'a plus aucune importance puisqu'elle est morte. Vous vous demandez plutôt ce qu'elle était.”
“Elle est morte ?”
“Oui, je peux vous l'affirmer. Je vous dirai même que j'ai vu son cadavre, au bord du fleuve, près du naka no hashi.”
“On vous avait appelé pour la sauver ?”
“Oh ! non... Personne n'a rien vu. Et qui s'en souciait ? Mais moi, lorsque j'ai songé à ce que vous m'aviez raconté, je suis allé y voir d'un peu plus près. Alors j'ai vu...”
“C'était donc une créature fantastique ?”
“Fantastique ? Comme vous y allez, jeune homme ! C'était une créature, en effet. Vous n'étiez pas sa première victime, hélas !” 
“Quelle horreur...”
“Elle hantait la rivière depuis des temps immémoriaux... J'ai compris en considérant vos symptômes. Ce montre se régale de la chair des beaux garçons, surtout de la douceur de leur graisse, et elle boit leur sang.”
“Une femme-serpent ?”
“Une femme-dragon ?”
“Non, non ! Si vous l'aviez vue comme moi, sous ce pont, à la lumière du jour, elle vous aurait paru bien méprisable, bien répugnante...”
“Quelle sorte de créature était-ce donc ?”
“Une grenouille, jeunes gens. Une grosse grenouille, très laide...”

  Pour achever son conte, Jirō but une grande chope de bière, à longs traits... Enfin, tout en sueur après un si grand effort, si soutenu, il rota longuement, grassement et en imitant le coassement d'un crapaud.

– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...

■ ■ ■

Dans la maison  soleil couchant

  Tarō avait bien observé le ciel, en travaillant dans la forêt.

– “Le temps est menaçant... La neige va bientôt tomber.

  Jirō l'écoutait sans répondre.

– “Tu frissonnes sous la cascade, malgré ton ventre bien rebondi. Tu ne t'es pas suffisamment épaissi.” Tarō n'avait pas besoin d'insister. “L'hiver approche... Et cette nuit est une nuit de pleine lune.
– “Oui, Tarō.
– “Et Kazuō ?
– “Il est occupé à se goinfrer, tu sais bien...
– “Kazuō est bien obèse. Il est assez gros et gras.

  La voix de Tarō restait très douce... Il voyait bien que son petit frère, baissant la tête et détournant le regard, avait le cœur brisé.

– “Je vais préparer le thé...” murmura-t-il, résolu.
– “Tarō ?
– “Je sais ce que tu vas me dire, JirōÇa ne me fait pas plaisir d'avoir à le prendre en chasse... Mais c'est ce que nous devons faire, et c'est ce que nous allons faire. Kazuō n'est pas à plaindre. Il a bien profité, avec tout ce dont tu l'as nourri et gavé.
– “Tarō...
– “Et puis, tu l'as encore bien régalé avec tes histoires, tes poèmes, tes danses, et tout ce dont tu l'as fait jouir encore, toute la nuit.
– “Tu savais ?
– “Mon petit Jirō, je ne suis pas si bête... J'ai bien compris que tu passais toute la soirée à le gaver à ce point pour le faire sortir de sa torpeur, et partager un moment d'intimité sur l'oreiller. J'avais bien deviné la raison de tes sourires, de ton humeur enjouée... Ça ne pouvait pas s'expliquer seulement avec toute la bière que je te faisais boire.” 

  Jirō était très embarrassé. Tarō le prit dans ses bras.

– “C'est aussi bien comme ça... Tu l'as bien engraissé. Kazuō est bien en chair, ventru, bouffi et joufflu à souhait. Nous allons nous régaler !
– “Tarō ? S'il te plaît...
– “Écoute-moi, Jirō... Malgré ton bel embonpoint, tu sais aussi bien que moi que tu n'es pas assez gras pour cet hiver... La neige va tomber en gros flocons, en bourrasques. Le lac et le pont seront couverts de givre. La cascade ne sera qu'une colonne de glace. Et tu frissonnes déjà...
– “Ce n'est pas le froid qui me fait frissonner.

  Tarō était prêt à pousser un long cri de loup, sur le seuil, pour annoncer leur nuit d'Inoshishigari [猪狩り, la “chasse au sanglier”] avec un plaisir sauvage, mais il était sensible à la détresse de son petit frère.

– “Sois raisonnable, Jirō... Kazuō a déjà puisé trop largement dans nos provisions ! Si nous le laissons nous quitter, nous n'aurons même plus assez de nourriture pour survivre... Et avec son appétit, s'il restait avec nous, il aurait bientôt achevé d'engloutir ce que nous avons mis de côté dans la réserve.
– “C'est vrai...
– “On ne peut pas vivre longtemps avec un porc, tu le sais bien.
– “Oui, Tarō... Jirō soupira profondément. Tu as raison.
– “Et puis... Tu as faim, mon petit Jirō ! Tu as besoin de plonger tes crocs dans une belle pièce de viande rouge, bien juteuse, bien épaisse...

  Le beau garçon blond, mis en appétit, ne répondit pas mais il laissait passer sa langue sur les lèvres.

– “C'est vrai...
– “Je pense bien !” murmura Tarō, avec un sourire carnassier. “Cela fait des jours et des semaines que tu n'as plus mangé que du poisson, des crevettes, des œufs et des légumes, pendant que je me régalais avec toute la viande... Je me demandais si tu allais en réclamer.
– “Non, non...” Jirō tâtait son ventre bien rebondi. “J'étais assez repu.” 
– “Mais maintenant que je t'en parle, tu as faim !
– “Oui, Tarō...
– “Tu ne veux pas faire de mal à notre gros Kazuō. Je le sais. Alors, je t'ai préparé un thé noir, comme pour moi, pour réveiller le loup qui dort en toi... Mais j'ai préparé un mélange qui te laissera plus somnolent.
– “Pourquoi ?
– “Parce que tu es plus fort que moi... Lorsque nous luttons, tu manques un peu d'adresse ou d'agilité, mais tu pourrais m'assommer d'un coup de poing ! Tu ne l'as jamais fait, parce que tu te bats loyalement, mais s'il s'agissait de protéger Kazuō ? Et lorsque tu es changé en loup, tu es à peine moins vif que moi. Tu es plus lourd, plus imposant et plus puissant que moi... Enfin, je ne veux pas que tu m'empêches de bondir sur notre proie, cette nuit. Tu me comprends.
– “Oui...
– “Je ne veux pas t'imposer de me suivre non plus, si tu ne veux pas...
– “Je ne t'ai jamais laissé chasser seul, Tarō.
– “C'est vrai... Tu t'inquiètes toujours pour moi, quand je suis dehors.
– “Tu t'inquiètes pour moi aussi... La preuve !
– “Évidemment. Tu es mon petit frère, Jirō. Je tiens à toi, et je t'aime.

  Tarō lui tendit la coupe de thé.

– “Bois cette tasse de ténèbres, et puis... dors.”

■ ■ ■

Dans la forêt  pleine lune, nuit d'orage

  Sous les arbres, l'obscurité demeurait si dense que Kazuō ne savait pas dans quelle direction se tourner. Lui-même se sentait si rond et si épais qu'il éprouvait quelque difficulté à trouver son chemin.
  Il n'avait pas encore croisé d'esprits ou de fantômes...
  Lorsqu'il avait enfin repris conscience, gavé à bloc et lourd comme un rocher, Tarō et Jirō l'avaient aidé à se lever pour le mener doucement jusque sur le seuil de leur maison, puis sur le petit pont qui avait craqué lugubrement, gémi et protesté sous son poids.
  La nuit résonnait d'une lointaine rumeur d'orage. Par instants, un éclair déchirait le ciel, et le tonnerre grondait — courant longuement par toute la montagne, comme une caresse sur l'échine d'un fauve.
  Kazuō avançait lentement, pas à pas, lourd et déjà un peu essoufflé... Ses pieds nus s'enfonçaient profondément dans la terre, dans la mousse et les feuilles mortes trempées de pluie. À chaque pas, il sentait son gros ventre bondir et rebondir de toute sa masse.

– “Que faire ? Je suis trop gras et trop lourdaud pour m'aventurer dans les ténèbres...” soupira Kazuō“Jirō m'a tellement bien rassasié !

  Il n'avait pourtant pas un instant à perdre. Pendant qu'il errait sur cette pente de la montagne, deux loups sauvages  ou plutôt deux flèches de muscles, de poils et de crocs, l'une blonde et l'autre brune — s'étaient lancés à sa poursuite pour le prendre en chasse... et le dévorer.
  La lumière de la pleine lune était son seul point de repère. Elle brillait, de plus en plus proche, à mesure qu'il s'avançait dans sa direction, en évitant de trébucher pour ne pas rouler comme une boule jusque dans la vallée... Kazuō devait avoir atteint une clairière.

– “C'est curieux...” se disait-il“Où sont passés tous ces grands arbres qui me faisaient si peur ? Je ne vois plus que des arbustes...

  L'air pur et frais de la nuit l'invitait à reprendre son souffle. La pluie le caressait, en coulant à longs traits sur son visage et tout son corps.
  Kazuō respirait profondément. Il se sentait largement obèse, massif et pesant comme une montagne posée sur la montagne, mais il se sentait imprégné d'un calme étrange, d'une sérénité parfaite, qu'il n'avait jamais connue jusqu'à ce moment — et qui contrastait formidablement avec sa situation, lorsqu'il était la proie de deux loups affamés !
  L'orage s'était aussi rapproché du sommet de la montagne. Il voyait les éclairs, autour de lui, qui dansaient en se figeant soudain dans des poses crispées, dramatiques...  
   Riant comme un enfant à ce spectacle tout en étincelles, Kazuō dressa l'oreille. Il venait d'entendre craquer des brindilles et des branches... Il devinait une présence qui l'entourait vaguement, comme une haleine fauve. C'était un souffle régulier mais respirant avec effort, comme celui d'une puissante bête sauvage... Il y avait de quoi trembler de peur.
  Et pourtant, Kazuō n'avait pas peur... Il n'aurait su expliquer pourquoi, en devinant l'approche d'une créature qui devait être immense, et dont l'échine semblait toute hérissée de pointes, il se trouvait bien disposé à se défendre ou à se battre avec acharnement.
  En s'efforçant de prévoir d'où pourraient surgir les loups, il portait ses regards dans l'obscurité des bois, dont les arbres noueux s'étendaient à ses pieds  mais Kazuō était si gros qu'il n'avait plus vu ses pieds ou ses genoux depuis quelque temps...
  Il sentait que son ventre, toujours bien rempli et lourdement rebondi, l'invitait à pousser un long rot sonore.

– “GRRRRRRRRRRRRRAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAWRRRRRRRRRRRRR !!!

  Toute la forêt frémit, et semblait vaciller autour de lui... La montagne grondait en écho de cet appel nocturne de Kazuō, saisie d'étonnement. Il était surpris lui-même en entendant un grognement aussi puissant, aussi rauque et aussi grave...
  Il ne comprenait plus ce qu'était devenu le monde dans la nuit. Tout semblait soudain si petit, si réduit, si fragile pour un gros garçon comme lui — avec cette vaste carrure, avec ce ventre si énorme et si empâté qu'il rebondissait contre ses genoux, à chaque pas, en frottant la cime des plus grands arbres... La lune était à portée de main, comme un fruit. S'il n'avait pas été aussi pataud, il aurait pu se saisir d'un éclair comme d'une ficelle, mais ils étaient plus fins autour de lui que les fils d'une toile tendue par une araignée. Il dominait toute la montagne de sa silhouette, si ronde et si obèse qu'il en plongeait plus de la moitié dans son ombre !


  Il devenait pénible pour Kazuō de faire encore un pas sur cette pente, tant il se sentait lourd, bedonnant, joufflu et bouffi à en éclater...
  En baissant les yeux, il aperçut enfin les loups qui couraient dans la forêt — ils ne lui semblaient pas plus menaçants que des furets, ou des belettes... Pourtant, Kazuō les avait vus immenses, vigoureux et féroces.
  Il les voyait maintenant comme en arrêt, interrompant leur course et leur chasse, terrassés par la surprise et l'effroi... En fait, les deux loups s'en retournaient déjà. Ils fuyaient devant lui, pris de panique... Toute la faune de la montagne semblait saisie d'un long frisson de terreur.
  Kazuō hésita un instant avant de s'asseoir dans cette haute clairière. Il considéra la ligne d'horizon, dont le bleu sombre se ravivait peu à peu, en attendant que le soleil se lève.

– “J'étais bien rassasié... mais, maintenant, j'ai faim !

■ ■ ■

Devant la maison  soleil levant

  Un peu essoufflé, lent, pesant et pataud, Kazuō se présenta devant le petit pont. La maison semblait endormie, en son absence. Il grogna pour s'éclaircir la voix, et appela rudement.

– “Kaimon [開門, en ancien japonais : “Ouvrez”] !

  Les planches de bois résonnaient sous ses pas. Épais, lourdaud, Kazuō entra dans la maison. À peine avait-il poussé la porte, et passé le seuil, qu'il vit les deux frères prosternés devant lui... Tarō et Jirō pleuraient à chaudes larmes, se lamentaient et se confondaient en supplications. Tout penauds, ils l'accueillirent en le couvrant de caresses.

– “Comment avons-nous pu nous tromper à ce point ?... s'écriait Tarō, désolé. “Comment avons-nous pu te confondre avec le plus commun du commun des hommes, et te traiter comme un gros porc !”
– “Comment avons-nous pu te prendre pour un porc...” ajoutait Jirō en soupirant, inconsolable. “Alors que tu es un ours !”
– “Nous sommes impardonnables...
– “Nous ne sommes pas seulement les plus méchants des méchants loups, mais les plus bêtes de toutes les bêtes sauvages !

  Les deux frères loups n'avaient jamais passé une plus mauvaise nuit... Kazuō les voyait répandre des torrents de larmes — comme s'ils avaient commis un crime et qu'ils allaient être punis impitoyablement.

– “Kazuō, Kazuō... Peux-tu nous pardonner ?
– “Que pouvons-nous faire pour toi ?

  En les voyant l'embrasser ainsi, passionnément, Kazuō comprit qu'il était revenu mûri et changé après cette nuit de pleine lune dans les bois. Il était toujours très obèse, bien bedonnant, gros et gras à point, mais plus grand que jamais... Il ne dépassait pas Tarō d'une tête, mais plutôt de trois ou quatre têtes !
  De son côté, Jirō avait encore subi les effets de sa métamorphose en loup, svelte et souple... Son beau ventre rond, si dodu et si appétissant, avait encore fondu comme du beurre au soleil, et il était plus rudement musclé que son grand frère.
  Kazuō reprit sa place dans la salle à manger, qui lui paraissait plus accueillante que jamais. Il était si grand que son front atteignait le cadre des portes, et si largement épaissi qu'il occupait toute la place devant le foyer. Entouré de gros coussins bien moelleux, il trônait véritablement, de toute sa masse.

– “Dites-moi, d'abord... Qu'avez-vous à vous faire pardonner ? Si j'ai bien compris le sort qui m'attendait dans cette forêt, vous m'avez sauvé d'une mort certaine et monstrueuse, en m'accueillant dans votre maison. Vous avez toujours travaillé dur pour pouvoir vous chauffer, vous vêtir et vous nourrir — mais vous m'avez tout de suite entouré de caresses, de couvertures confortables. Tout le monde vous avait rejeté, poursuivi et chassé — vous m'avez ouvert les bras, et invité à partager vos jeux, vos plaisirs simples et quotidiens... Personne ne vous aimait — vous m'avez comblé d'attentions, d'affection et de délices sensuelles...
– “Mais nous t'avons engraissé comme un porc !” protestait Tarō.
– “Je ne suis pas d'accord. Vous m'avez invité à bien manger, je me suis régalé... Je ne me doutais pas alors de ce que cela pouvait signifier, pour moi, comme il était important de bien manger.

  Les yeux toujours brillants de larmes, Tarō et Jirō vinrent entourer leur ami de plus près, en l'écoutant attentivement.

– “J'avais un gros appétit de vivre, et je ne vivais pas. Quelque chose en moi réclamait le grand air pour respirer largement, profondément, et je restais prisonnier dans des cadres étroits, étriqués, mesquins. Le monde autour de moi était si petit, si rabougri, qu'il m'imposait d'être maigre et chétif... Avec vous, j'ai découvert que le monde était grand et beau, qu'il m'encourageait à m'épanouir et à devenir plus fort, plus imposant, gros et gras  bien en chair, et bien dans ma peau.
– “Oui, Kazuō...
– “Vous ne m'avez pas traité comme un gros porc. C'est moi qui me suis empiffré pour m'engraisser comme un ours... Je comprends maintenant pourquoi j'avais toujours faim de toutes sortes de bonnes choses, bien nourrissantes. L'hiver approche, et je me préparais à hiberner avec vous, dans ce terrier si douillet.
– “Alors, Kazuō... Tu souhaites rester ici, avec nous ?
– “Bien sûr.

  Il se sentit soudain serré très fort, entre les bras des deux frères.

– “Mais si vous tenez à vous faire pardonner, je sais ce que vous devez faire. Toi, Jirō ? Tu vas nous préparer d'énormes festins, plus savoureux que jamais... Je veux manger encore beaucoup de tes bons petits plats, qui font bien grossir.
– “Autant que tu voudras, Kazuō !
– “Et toi, Tarō ? Tu vas prendre soin de moi, de la maison, et surtout de ton frère qui est beaucoup trop mince ! Il faut que tu le gaves comme un petit canard, plusieurs fois par jour, pour l'engraisser comme il faut.
– “Compte sur moi, Kazuō !

■ ■ ■

Dans la chambre  temps de pluie

  Allongé sur d'épaisses couvertures et des coussins bien ronds, après un bain chaud, Kazuō ne pouvait presque plus avaler une bouchée. Pendant plusieurs jours et nuits, Tarō et Jirō n'avaient pas cessé de lui remplir le gosier avec d'énormes quantités de viandes et de lard, en l'abreuvant de bière et en le régalant encore de beignets et de fruits caramélisés.
  Tout en le gavant sans retenue, les deux frères l'adoraient comme une idole, comme un ours qui les dominait magnifiquement par sa taille et son poids, son énorme corpulence et sa masse abondante et grasse. Ils le couvraient de câlins et de baisers... Ils lui murmuraient des mots doux à l'oreille, caressaient son ventre bien rond et lui faisaient l'amour toute la nuit — passionnément, sauvagement !
  Kazuō, paresseusement, n'avait qu'à se laisser porter, gaver comme un porc et bercer contre leurs corps aussi bien nourris, épais et musclés. Un soir, il leur demanda ce qui motivait un tel traitement de faveur.

– “C'est parce que nous t'aimons, Kazuō...” murmura Jirō.
– “Nous t'adorons, c'est bien normal.
– “Mais je ne fais rien dans la maison.
– “Comment, tu ne fais rien ?” Tarō se dressa soudain“Mais, Kazuō... sans toi, nous n'aurions plus de maison !
– “Plus de maison ?
– “Sans toi, il n'y aurait plus de forêt ? Peut-être plus de montagne.
– “Je ne comprends pas.
– “Tu es un ours, Kazuō ! Un ours énorme, parfaitement gros et gras... Tu ne te rends pas compte ?
– “Euh... non.

  Les deux frères échangèrent un regard désemparé.

– “Tu n'as pas compris pourquoi nous étions si stupéfaits de découvrir que tu étais un ours, cette nuit de pleine lune ?
– “Pourquoi nous t'avons pris pour un porc, et traité comme un porc...
– “Les ours ont pratiquement disparu de cette île. Cela faisait des siècles que cette montagne ne s'était pas trouvée en présence d'un ours aussi imposant que toi !
– “Ou aussi bedonnant que toi !
– “Les esprits d'ours sont les plus rares dans la nature, qui les adore et protège tout ce qu'ils touchent... Tout le monde a dû te voir, cette nuit, lorsque tu te dressais plus haut que son sommet. Grâce à toi, toute la montagne et toutes les forêts qui la recouvrent sont redevenues sacrées, intouchables !
– “Maintenant, tous les esprits de la forêt t'implorent de les protéger.
– “Mais... comment ?” demanda Kazuō.
– “Comme un ours, évidemment.
– “Que dois-je faire, alors ?
– “Juste ce que tu as fait. Manger, boire, dormir. T'empiffrer, jouir et bien profiter de la vie... et surtout, surtout... t'engraisser comme un ours !

  Kazuō sourit. Bien repu après un copieux petit-déjeuner, il sentait une vague parcourir tout son corps, qui lui donnait de l'appétit pour un autre festin savoureux et plantureux.

– “Au travail, Jirō ! Je veux me remplir la panse de beignets d'ananas, et de bananes flambées avec beaucoup de crème...

  Le beau garçon blond ne tardait jamais à le régaler, au-delà de toute espérance... En quelques minutes, Kazuō fut entouré de plats et de bols débordants de friandises. Pendant qu'il s'empiffrait, Tarō n'oubliait pas ses devoirs et gavait son petit frère de beignets, de compotes de fruits très sucrées et de crèmes.

– “Mange toi aussi, Jirō ! Il faut que tu t'engraisses...
– “Hmmmph... Hmmmph... Oui, Tarō.

  Bien docile, Jirō avalait avec gourmandise.
  Kazuō s'amusait toujours à les voir ainsi, tout en se régalant. Une idée lui passa soudain par la tête, comme Tarō forçait Jirō à boire encore une chope de bière malgré l'heure matinale.

– “Comme tu gaves ton petit frère, Tarō... On croirait que tu veux le voir devenir gros et gras comme un ours, lui aussi !
– “Tu ne crois pas si bien dire, Kazuō !

  Jirō, la bouche pleine, se tourna vers son frère.

– “Comment ça ? Qu'est-ce que tu voulais dire ?

  Avec un profond soupir, Tarō se leva. En voyant Kazuō avec une part de tarte dans chaque main — et Jirō qui lui tendait encore un gros beignet, tout en dévorant une épaisse tranche de porc caramélisé, à belles dents, il sourit.

– “J'aurais dû te dire la vérité depuis longtemps, mon petit Jirō.
– “Quelle vérité ?
– “Celle qui nous a permis de vivre, ou de survivre, dans cette petite maison... en attendant que Kazuō se joigne à nous...
– “Je ne comprends pas.
– “Jirō, tu n'as pas connu nos parents... Tu étais trop petit quand notre mère est morte. C'était une superbe louve, belle, indépendante, fière et sauvage... Elle formait le plus heureux et le plus fidèle des couples avec un grand loup des montagnes, fort et féroce. Je t'ai souvent parlé de lui, mais je n'en avais presque aucun souvenir, parce qu'il est mort peu de temps après ma naissance.
– “Mais, Tarō...
– “Il faut que je t'explique, maintenant. Lorsqu'elle s'est trouvée seule à errer par le monde, avec moi, elle a rencontré un homme du Nord qui nous a défendu contre des assaillants. Il nous a invité à vivre avec lui, et elle est tout de suite tombée amoureuse. C'était l'homme le plus fort et le plus imposant, mais aussi le plus gentil que j'ai jamais rencontré. Jirō, c'était lui, ton père... C'était un grand ours polaire et tu lui ressembles beaucoup, à tous points de vue.
– “Alors, moi aussi... je suis un ours ?
– “Pas tout à fait, mais tu n'es pas un loup comme moi. Tu es beaucoup trop doux et beaucoup trop gentil. Tu es trop généreux et trop câlin pour être seulement un loup...
– “Est-ce que ça veut dire que... je ne suis pas ton frère ?
– “Si, Jirō. N'en doute pas. Tu es mon petit frère, et je t'aime.
– “Je suis... à moitié ours ?
– “Et la montagne a reconnu en toi le souvenir du bel ours blanc qui était ton père. C'est ainsi que nous avons pu nous établir dans cette maison.

  Jirō en était tout rêveur.

– “Je comprends pourquoi je ressentais à ce point le besoin de dormir, dès que l'automne menaçait, pourquoi je voulais manger comme quatre et prendre du ventre... J'essayais de mieux me préparer à hiberner. Mais pourquoi était-ce toujours si difficile ?
– “C'est parce que tu es trop sensible, mon pauvre petit Jirō. Sensible à la douleur comme à la douceur, à la chaleur comme au froid...” murmura Tarō, attendri. “Tu as toute la finesse et la souplesse d'un jeune loup, mais tu voudrais être pataud et bien en chair, bien nourri et rembourré comme un gros ours.
– “C'est vrai !

  Kazuō les observait, les mains croisées sur son énorme ventre.

– “Tarō a raison.” dit-il. “Tu es trop lourdement musclé, trop dodu et trop ventru pour un petit loup... Mais, pour un ours, tu es trop fin, trop frêle et trop mince ! Ça me fait de la peine de te voir toujours aussi... svelte.
– “Qu'est-ce que je pourrais bien être, alors ?” demanda Jirō.

  Le beau garçon blond souriait  Kazuō le trouvait plus séduisant, plus appétissant et plus irrésistible que jamais...

– “C'est tout simple, Jirō...” suggéra Kazuō, après un soupir“Tu es un ourson. Il ne te reste plus qu'à grandir un peu pour devenir un ours.
– “Juste grandir un peu ? Mais je veux beaucoup grossir !

  Jirō se jeta dans les bras de son frère.

– “Tu voudras bien me gaver encore ? Comme un petit ours ?
– “Bien sûr !” répondit aussitôt Tarō, en riant.
– “Kazuō va nous apprendre ce que c'est qu'un ours, un vrai gros ours ! Et tu vas pouvoir lutter comme un grand ours et un petit ours, chaque matin, pour faire de beaux progrès...
– “Oui, Jirō ! Si tu arrives à réveiller pleinement l'ourson qui dort en toi, tu vas devenir obèse, magnifiquement dodu et rondelet à souhait !
– “Compte sur moi, Tarō ! Et puis... que fait-on de Kazuō ?

  Le gros garçon sentit les deux frères le caresser de regards brûlants.

– “Même pour un ours, nous allons le rendre énorme...” murmura Tarō.
– “Oui, énorme...

  Jirō s'approcha de Kazuō, et le prit dans ses bras — vigoureusement, avec une tendresse feutrée dont les câlins et les caresses promettaient de se changer bientôt en étreinte passionnée... Le beau garçon était tout ému, tout en sueur, et ses yeux verts étincelaient.
  Il murmura doucement à son oreille :

    kokoro no tsuki wa        心の月は                   “Dans mon cœur, la lune 
    kumorazarikeri              雲らざりけり              était sans nuages...”

■ ■ ■

Dans la maison  soleil couchant

  En quelques jours, laissé seul avec Kazuō pendant que Tarō était parti chercher de nouvelles provisions, de village en villageJirō apprit tous les secrets qui font de l'homme un ours en le révélant à lui-même... La seule différence entre Kazuō et lui tenait à ce que Jirō n'était pas du tout paresseux. Le beau garçon blond débordait d'enthousiasme et d'énergie en déployant toujours des trésors d'activités, depuis la cuisine jusque dans la chambre, si heureux d'être un ourson qu'il entendait bien en profiter le plus largement et le plus sauvagement possible !
  À tout moment, de jour comme de nuit, Kazuō pouvait s'attendre à de nouveaux assauts de tendresse, à des luttes sensuelles, à des orgies de viande rouge ou à des concours de gourmandise, à d'autres jeux encore plus imprévisibles, à des sursauts jusqu'au fou rire complice ou à de longs moments d'intimité partagée, d'une insondable douceur.
  À tous points de vue, Kazuō se sentait comblé. Plus encore, il sentait que ce parfait ourson s'épanouissait auprès de lui, si heureux de prendre exemple sur un ours aussi énorme... Jirō mangeait plus gloutonnement que jamais. Il buvait plus de bière qu'il n'en avait jamais bu... Enfin, et surtout, Jirō s'engraissait presque à vue d'œil ! En quelques jours, il était redevenu gentiment obèse.

– “Et quand le paysage sera tout recouvert de givre, moi... je serai bien rembourré de lard !
 “Oui, Jirō. Comme un vrai petit ourson, très douillet, très doux...”

  Le bon garçon ronronnait en se blottissant contre Kazuō.

 “Rapproche un peu ce plateau de beignets...”
 “Tu as encore faim ?
 “Évidemment, Jirō. Toujours ! Mais c'est pour te gaver... Mange !”
 “Hmmmph... Hmmmph...
 “Je ne peux pas te laisser avoir faim, toi non plus.
 “Hmmmph... Hmmmph...
 “Allez ! un petit effort, mon petit ourson... Mange plus vite !
 “Hmmmph...
 “Je veux voir ton ventre rempli à éclater, Jirō. Tu as encore beaucoup à manger, si tu veux devenir un vrai gros ours comme moi...”
 “Hmmmph... Kazuō...”
 “Oui ?

  Jirō le tenait enlacé, soupirant d'aise, la bouche pleine.

 “Nous allons nous faire gronder... Tarō nous avait mis en garde. Il ne nous restera bientôt plus rien à manger, dans nos réserves. Et depuis qu'il est sorti, nous n'avons fait que nous gaver, tous les deux !”

  Ils entendaient justement des pas sur le pont, et la porte qui s'ouvrait. Tarō était de retour du village, avec des provisions.

 “Jirō ? Kazuō ? Nous sommes sauvés !”
– “Tu nous as ramené de quoi... BUUUURRRRP... manger ?
– “Mieux que ça ! Nous sommes sauvés. Nous sommes riches...
– “Riches ? Mais comment ?

  Tarō venait de retirer son manteau couvert de neige, et ses vêtements trempés de sueur. Il se tenait devant ses compagnons, presque nu, près du feu. Il devait reprendre son souffle.
  Le beau jeune homme, athlétique et lourd, portait un large seau de bambou avec un couvercle de bois clair. Il en versa le contenu aux pieds de Kazuō. C'étaient de pleines poignées de pièces d'or.

– “Nous sommes riches, parce que cet or est à nous !
– “Comment est-ce possible ?
– “C'est grâce à Kazuō.”
– “Grâce à moi ?
– “Oui ! Je n'ai jamais vu les boîtes à offrandes déborder à ce point. Tout le monde t'a vu dans la forêt, cette nuit, comme nous le pensions, Jirō et moi... Ou plutôt, tout le monde t'a vu sur la montagne ! Les commères de village ne parlent plus que de ça. Et tous les journaux ont signalé le phénomène, mais ils se perdent en commentaires.
– “Le phénomène ?”
– “C'est ce qu'ils disent...” Tarō riait en voyant la grimace de Kazuō. “Les journaux ont présenté cette affreuse nuit d'orage comme un phénomène météorologique sans précédent... Ils ne comprennent pas ce qu'ils ont observé, confirmé par tous les témoignages. Un énorme nuage sombre, avec deux étoiles comme des yeux bleus plus brillants que la pleine lune, et des griffes et des crocs...”

  Tous les trois éclatèrent de rire.

– “Des griffes ? Et des crocs ?
– “Ils m'ont pris pour un nuage ?
– “Un nuage lourd d'orage, alors !
– “Pourquoi pas un nuage couvert de fourrure ?
– “Un nuage de lait dans un thé noir...
– “En tous cas, les vieux de tous les villages ne s'y sont pas trompés. La forêt en a retenti. Et puis, la montagne n'a pas seulement grondé : elle a grogné ! La nature a repris ses droits sur les environs... Tous les ponts à proximité du petit temple en ruine se sont hérissés d'épines, et ils sont recouverts de ronces.

  Kazuō jouait avec une pièce d'or que lui avait tendu Jirō.

– “Tout de même, comment peut-on recueillir de telles offrandes ?
– “Nazoraeru [擬える, littéralement “imiter”]...” dirent les deux frères.
– “Qu'est-ce que c'est ?
– “Mais, Kazuō... C'est le principe même de toute offrande. Un paysan pauvre ne peut pas donner plus qu'un bol de riz ou quelques légumes. Une jeune fille qui rêve d'être libre mais qui ne peut pas racheter sa liberté ne peut donner qu'une petite pièce. Un prêtre errant ne peut offrir qu'une modeste prière. Cela ne fait rien. Tout ce qui compte, c'est qu'en exprimant son souhait le plus sincère d'élever un temple aux esprits, le temple s'élève. En aspirant à la liberté avec une petite aumône, la jeune fille est libre et les esprits la comblent de richesses. Le paysan qui offre de bon cœur une petite part de ses récoltes se voit récompensé par une moisson abondante et une vie paisible...”
– “Alors, tout cet or nous vient de quelques pièces de monnaie ?
– “Oui, mais les personnes qui nous ont fait ces offrandes souhaitaient vraiment que nous soyons immensément riches. Pour elles, de bonne foi, il s'agissait surtout de satisfaire le grand esprit d'ours de la montagne !
– “Un grand esprit ? je ne sais pas...” Kazuō réprima un léger rot. “Mais un gros ours, assurément ! Et un ours qu'ils veulent revoir bien gras...
– “D'ailleurs...” ajouta Jirō. “L'or, c'est très gentil de leur part, mais ça ne fait pas grossir. Ça ne se mange pas.
– “C'est vrai !” répondit Tarō, avec un clin d'œil complice. “Pourquoi ne vas-tu pas vérifier ce qu'il nous reste de bon à boire et à manger, dans la cuisine et dans nos réserves ?

  Jirō ne s'absenta pas longtemps. Ses deux compagnons l'entendirent pousser un grand cri de surprise, émerveillé... Il faisait de grands bonds de joie, en rentrant dans la salle à manger, avec une vigueur et une souplesse étonnantes pour un garçon de sa corpulence.

– “Tu avais raison, Ta ! Nous sommes immensément riches... Tous les fourneaux et toutes les marmites sont remplis jusqu'au bord de bonnes choses à manger, qui mijotent sur le feu. La remise déborde tellement de provisions que la porte ne ferme plus... Et si nous ne vidons pas très vite notre citerne de bière, la bonde va sauter !
– “Qu'est-ce que tu attends pour te remplir le gosier ? À table, Jirō !
– À table !” rugit le bel ourson blond, les mains sur son ventre.

  Pendant qu'il entassait une énorme quantité de nourriture dans des plats, son frère s'était assis derrière Kazuō pour lui masser doucement le dos et les épaules.

– Jirō a bien grossi, pendant que j'étais absent.”
– “Il a un appétit féroce !” répondit Kazuō, en riant. “Il est plus grand et plus solide aussi, comme toi... À ce régime, il ne va pas tarder à devenir un parfait gros ours.
– “Bien dodu et bedonnant, comme il l'a toujours rêvé ?
– “Certainement, et peut-être encore plus gras ! C'est une bonne pâte.
– “Une bonne patte d'ours ?” plaisantait Tarō. “Tu sais, Kazuō...” 
– “Oui ?
– “J'ai pris beaucoup de poids, moi aussi. Je ne sais pas si ce serait juste de dire que j'ai grossi, mais mon tour de taille est plus large aujourd'hui que ne l'était mon tour d'épaules quand je t'ai rencontré.
– “C'est vrai...
– Ça aussi, c'est grâce à toi... J'ai toujours rêvé d'acquérir une carrure bien épaisse, athlétique et puissante ! Quand nous étions petits, Jirō se désolait de ne pas pouvoir devenir gras et je désespérais de prendre de la masse. Je voulais devenir un loup féroce et musclé, un grand méchant loup très imposant... Jirō a toujours fait de son mieux pour me nourrir copieusement, et pour se gaver. Il nous manquait seulement la présence d'un ours comme toi, pour que la nourriture nous profite pleinement, pour que nos ventres soient tellement remplis que nous ne pouvions plus rien avaler. Avec toi, nous avons commencé à prendre du poids pour de bon ! Et nous sommes devenus bien lourds, maintenant...”
– “Et vous avez bien fait !

  Tarō vint se blottir contre son dos, pour lui murmurer à l'oreille.

– “Prends soin de mon petit frère... Je te fais confiance, mais il n'est ni tout-à-fait un loup, ni tout-à-fait un ours. Je pense, comme toi, que Jirō est un ourson. Ce n'est pas aussi facile pour lui, et c'est tout nouveau. Il est plus sensible que toi et moi... Il ne demande qu'à aimer. Il faut être gentils avec lui pour l'aider à grossir, comme c'est son plus grand désir.”
– “Nous allons en faire un gros ourson, lourd et bien en chair...
– “Tu en seras largement récompensé, Kazuō ! Avec un ourson comme lui en cuisine pour te préparer tous les bons petits plats que tu aimes, la nourriture va tellement te profiter que tu vas t'engraisser à vue d'œil !”
– “Tu crois ?
– “J'en suis sûr ! Et puis, tu n'as pas remarqué comme Jirō te dévore des yeux, même pendant qu'il te gave comme un porc ?”
– “C'est vrai...

  Kazuō était encore tout rouge et troublé quand Jirō vint l'entourer de plats et de plateaux  pour quelque nouveau festin qui lui mettait déjà l'eau à la bouche.

– Kazuō ?

  Jirō apportait encore un plateau avec un petit bol de riz et un verre de bière, pour le mettre en appétit... Les deux frères se tenaient debout devant leur idole. 

– “Eh bien, Kazuō ? Tu as l'air tout rêveur...
– “Qu'est-ce que nous pouvons faire pour toi, mon gros ?
– “Ce que vous pouvez faire pour moi ?
– “Oui, Kazuō.”
– “Tout ce que tu voudras...”


  Kazuō soupira, et sourit malicieusement.

– “Vous serez deux niō [仁王], deux kongō-rikishi [金剛力士, divinités gardiennes des temples ou des sanctuaires, représentés sous la forme de géants très musclés et imposants] auprès de moi.
– “Oui, Kazuō !” répondirent les deux frères, enthousiastes.
– “Je veux vous voir devenir bien lourds et bien en chair, l'un et l'autre, chacun selon sa nature. Faites un effort, et tâchez de grossir un peu !
 “Oui, Kazuō.”
 “Mais d'abord, il faudra bien m'engraisser !” conclut-il avec un sourire.
– “Oh ! oui, Kazuō...”

  Les deux frères ne demandaient pas mieux.
  La tempête de neige dura plusieurs jours et nuits... Lorsque l'obscurité se dissipa enfin, Tarō ouvrit les panneaux devant le balcon. Le lac était entièrement gelé. La tourmente avait cessé. Le soleil faisait scintiller les aiguilles de pins, dans les branches
  Jirō préparait un plantureux petit déjeuner. Tarō aidait Kazuō à rouler jusque sur le seuil du balcon, pour respirer un peu d'air frais avant de se remplir la panse de pâtisseries et de friandises.

– “Il fait froid... Nous ferons bien de rester sous les couvertures.
 “Sans oublier de nous gaver, d'abord !” ajouta Jirō.

  Kazuō, devant le paysage de neige, récita un ancien poème.

    yuki fureba                     雪ふれば                  “Quand la neige tombe,
    fuyugomori seru            冬ごもりせる             les herbes et les arbres 
    kusa mo ki mo               草も木も                    engourdis par l'hiver
    haru ni shirarenu           春にしられぬ             font éclore des fleurs
    hana zo sakikeru               花ぞさきける             inconnues du printemps...”

  Et les trois gros garçons se rendormirent, lourdement repus.
  Tarō et Jirō restaient toujours blottis contre Kazuō, de part et d'autre de son énorme ventre, sous la couverture, en le couvrant de caresses et de baisers plus brûlants que la braise. 
  Il neigeait toujours autour de la maison... Lorsque le soleil se leva, les flancs de la montagne et la cime des arbres, l'eau gelée de la cascade et la surface du lac brillaient d'un même blanc immaculé, comme autant de miroirs sous un ciel de brumes, si uni et si paisible que le paysage avait disparu  comme esquissé d'un trait aussitôt effacé sur la page.

終わり [fin]

Notes : En japonais, un nom de famille comme Kurokumasaki (黒熊崎) se traduit par “la pointe de l'ours noir”. Kazuō est bien un esprit d'ours, comme Tarō est un pur esprit de loup.
  LChōjū-giga [鳥獣戯画, “Caricatures d'animaux”] est un ensemble de dessins où sont représentés, entre autres, des lapins et des renards, des grenouilles et des singes dans des situations de la vie courante ou des parodies de cérémonies du temple et de la cour du Japon impérial au XIIe siècle.
  Les quelques mots de Tarō, lorsqu'il tend la coupe de thé à son frère, sont extraits d'un des Trente-trois sonnets composés au secret (début du sonnet n°7) de Jean Cassou, écrits en prison et publiés en 1944. 
  Le poème dont Jirō cite les deux derniers vers est du moine bouddhiste et historien Jien (慈円). Il est inclus dans le Shin kokin wakashū [新古今和歌集, le “Nouveau recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui”, anthologie compilée en 1205].
  Le poème cité par Kazuō est de Ki no Tsurayuki (紀貫之). Il est inclus dans le Kokin wakashū [古今和歌集, le “Recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui”, anthologie de 1111 poèmes compilée en 905 et dont la traduction intégrale en français est disponible depuis cette année (2023, mieux vaut tard que jamais !) aux éditions Les Belles Lettres].

1 comment:

  1. J'adooooooooore ! Ça m'avait manqué de te lire ! Et quel dénouement et révélation ! Je suis fan ! 💖

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