“L'âme du loup pleure dans cette voix
qui monte avec le soleil qui décline
d'une agonie on veut croire câline
et qui ravit et qui navre à la fois...”
Paul VERLAINE
Sagesse — III, 9
Dans la chambre — avant les premiers rayons de soleil
– “Kimi no onii-san [君 の お兄さん, “ton grand frère”] ?”
– “Mais bien sûr !”
Jirō ne pouvait pas s'empêcher de rire.
– “Tarō est mon frère. C'est lui qui s'est occupé de moi, depuis que nous sommes enfants... J'étais trop petit lorsque notre mère est morte. Je ne m'en souviens pas, et Tarō n'a qu'un vague souvenir de notre père. C'est lui qui m'a élevé, tout seul.”
Kazuō ne savait plus quoi dire. En le voyant ainsi, rouge et confus, Jirō s'allongea doucement sur lui avec un grand sourire.
– “C'est pour ça que je suis si mal élevé. Tu comprends...” murmura-t-il en tâtant le ventre de son compagnon, toujours aussi coquin.
Repu à point, Kazuō appréciait les caresses de son jeune ami.
– “Je comprends... Vraiment, c'est un soulagement !”
– “Tant mieux, Kazuō.”
– “Je croyais que Tarō était... beaucoup plus qu'un frère pour toi.”
– “Tarō a toujours été tout pour moi.” murmurait Jirō, plus caressant que jamais. “Sans lui, je ne serais pas là... Et tu ne serais pas ici non plus, avec nous.”
– “C'est vrai...”
– “Nous n'étions pas à l'étroit, dans cette maison. Nous sommes à l'abri, mais c'était un peu triste lorsque Tarō était parti chasser ou chercher des provisions... Il s'inquiète, lui aussi, lorsque je pars pour quelques jours à la pêche. Heureusement, tu t'es joint à nous.”
Kazuō rougissait encore. Jirō le serrait fort entre ses bras.
– “C'est si important pour Tarō et toi ?”
– “Oh ! Oui. Tarō avait tellement besoin d'un partenaire pour progresser, en tant que lutteur... C'est toute son ambition. Il veut devenir très fort, vraiment très fort ! Ça fait un moment que je ne pouvais plus suivre.”
– “Tu te débrouilles bien, pourtant.”
– “Je fais ce que je peux...” admit Jirō en haussant les épaules. “Moi, je voudrais juste prendre du poids pour qu'il ait un adversaire plus gros et plus imposant à soulever, pour l'aider à mieux lutter plus tard... On était loin du compte. Il lui faudra bientôt un partenaire plus agile mais surtout plus grand et plus fort... et plus lourd !”
Jirō pressait gentiment les flancs de Kazuō. Ils étaient tous les deux bien musclés, mais aussi bien dodus. En se blottissant contre lui, le beau garçon blond posa ses lèvres sur son torse.
– “Et moi, j'ai besoin d'un partenaire vraiment gros... et gras !”
– “Jirō...”
En le couvrant de baisers, Jirō le faisait murmurer plus doucement.
– “En tous cas, je suis heureux de me trouver aussi bien avec vous deux, comme entre frères... Tu m'as ôté un grand poids !”
Soudain, Jirō se redressa — comme si Kazuō venait de le pincer.
– “Ah ? mais non, alors ! Ça ne va pas du tout. Il faut que je te nourrisse encore, beaucoup... et beaucoup mieux, pour te faire prendre du poids !”
Avec un sourire malicieux, il approcha encore un beau beignet d'ananas caramélisé jusqu'à ses lèvres, pour qu'il s'en régale.
– “Mange, mon beau Kazuō.”
– “Encore un beignet ? Je n'en peux plus !”
– “Il n'en reste plus que quatre. Ce n'est rien du tout ! Deux pour toi, et deux pour moi ? Tu vas manger ces beignets, pour me faire plaisir...”
Kazuō soupira, mais il savait qu'il ne pourrait pas lui résister.
– “Hmmmph...”
– “C'est bien. Encore...” Jirō le nourrissait d'une main, tout en mordant avec appétit dans un autre beignet. “Encore un autre !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
En réponse aux protestations étouffées de son ami, Jirō caressait son estomac et murmurait doucement à son oreille. Il n'en prenait pas moins un autre beignet pour le forcer à l'engloutir en quelques bouchées... Il se montrait aussi attentif devant ce bel effort que sensible au plaisir qu'ils éprouvaient tous les deux, dans un tel moment.
Le dernier beignet restait encore dans le plateau, près du lit.
– “Encore un autre, Kazuō. Encore !”
– “Hmmmph...”
– “Mange, mon gros ! C'est moi qui te ferai plaisir, ensuite...”
■ ■ ■
Dans la maison — soleil couchant au sommet de la montagne
Kazuō se prélassait paresseusement au soleil, allongé sur les coussins et les tatami, entouré de tous les bols et de tous les plats qu'il avait déjà nettoyés pendant son repas de midi.
En se retenant de pousser un autre long rot sonore, il soupira.
Jirō avait encore passé toute la journée à ne lui proposer que des jeux gourmands ou excitants, et il n'avait pas pu se dérober. Depuis que Tarō était parti au village pour ramener des provisions, c'est à peine s'il était sorti de sa chambre... Il ne s'était levé de son lit que lorsque Jirō l'avait entraîné sous la cascade, chaque matin, pour une bonne douche fraîche.
Après quelques exercices physiques, sans beaucoup d'efforts de sa part dans la salle de sport, suivis d'un moment de repos dans leur salle de bain, Kazuō avait consacré tout son temps à manger avec appétit, ou à laisser Jirō le nourrir en le couvrant de caresses... Il travaillait toujours autant dans la maison et les repas, riches et copieux depuis le premier jour, se prolongeaient jusqu'à s'enchaîner pratiquement sans lui accorder de pauses ! À tout moment, ce beau garçon se présentait devant lui, nu et luisant de sueur, en portant un grand plateau dans chaque main.
Kazuō se sentait lourdement rassasié, malgré la sieste qu'il venait de s'accorder pour permettre à son estomac de se détendre un peu.
Ils étaient déjà venus à bout des provisions de viandes et de poissons, depuis un moment... Jirō préparait beaucoup de riz, de légumes poêlés et de nouilles sautées, d'omelettes aux champignons et aux pommes de terre, avec beaucoup de crèmes glacées, de fruits et de pâtisseries.
Toujours aussi déterminé, attentif et enjoué, le jeune cuisinier insistait sur les bienfaits d'une alimentation très abondante, naturellement riche en sucres lents et en féculents, chargée en graisses et en sauces.
Il montrait l'exemple en mangeant toujours de bon appétit — et sans le moindre soupçon de “bonnes manières”... Jirō se comportait comme un incorrigible glouton mais il servait son compagnon si généreusement que les quantités de nourritures qu'il ingurgitait semblaient bien modestes en comparaison des festins dont Kazuō se régalait sans aucune retenue.
– “Tu prépares déjà le dîner ?”
– “Bien sûr.”
Comme chaque soir, Jirō allait et venait depuis la cuisine, où il nettoyait les plats pour les remplir à nouveau. À la seule pensée de son prochain repas, qui durerait encore longtemps après le coucher du soleil, Kazuō sentait son ventre frissonner, gémir et protester.
– “J'ai encore beaucoup trop mangé, aujourd'hui...”
Jirō ne se contentait pas de préparer de grands plats, savoureux et copieux. Il disposait des fleurs et des fruits dans le tokonoma, et portait un troisième coussin près du feu.
– “Tarō ne va pas tarder à rentrer. Il doit avoir faim !”
Le retour de Tarō était bienvenu... Kazuō se sentait soulagé. Il n'aurait pas à s'empiffrer autant que s'il passait encore une nuit seul avec son frère. Jirō était la gentillesse même, toute la journée, mais il était aussi le plus fougueux et le plus passionné des amants. Lorsque la nuit était tombée, c'était presque un autre jeune homme que Kazuō tenait entre ses bras... Jirō n'avait de cesse de l'enivrer pour le faire jouir, débordant de charme jusqu'au vertige — et de le gaver pour mieux l'engraisser.
En quelques jours, Kazuō avait grossi et pris peut-être autant de poids que depuis le jour où Tarō l'avait trouvé dans la forêt. Son ventre s'était alourdi et doucement arrondi, à la grande joie de son compagnon. Après un autre long soupir de contentement, il se leva et s'étira lentement. Jirō lui suggéra d'attendre et de se reposer dans la salle de bain.
– “Tu as raison, je suis encore tout couvert de sauce et de miettes...”
– “Et il reste de la bière dans ta barbe !” murmura Jirō en couvrant son cou et ses joues de baisers sensuels et de coups de langue gourmands.
– “Je suis vraiment si sale ?” protestait Kazuō en riant.
– “Au contraire.” Le beau garçon le serrait plus fermement contre lui. “Tu deviens de plus en plus... appétissant.”
■ ■ ■
Dans la salle de bain — soleil couchant
Confortablement assis dans le grand bassin vaguement éclairé par les lanternes de papier, entouré d'une épaisse vapeur parfumée, avec de l'eau très chaude jusqu'au-dessus des épaules, Kazuō somnolait encore.
Il entendit Tarō appeler son frère, de loin, devant la maison.
– “Tadaima [ただいま, “Je suis rentré”] !”
Il entendit aussi Jirō qui accourait pour lui ouvrir et l'accueillir.
De toute évidence, Tarō revenait chargé de provisions et de victuailles. Après les avoir entendus déposer ce lourd fardeau dans la cuisine, dans le long silence qui suivit, Kazuō devina que les deux frères se tenaient embrassés en se répétant que l'éloignement les faisait trop s'inquiéter l'un pour l'autre et en se promettant de ne jamais s'absenter longtemps.
Il tendit l'oreille pour mieux entendre leur conversation.
– “Tu es tout trempé de sueur !” riait Jirō. “Tu dois avoir froid...”
– “Et toi, tu es tout chaud et couvert de farine comme un petit pain.”
– “Tu dois avoir tellement faim !”
– “Toi aussi, Jirō ! Mais, dis-moi...”
La voix de Tarō se faisait plus forte, plus impatiente. Kazuō n'avait plus à retenir sa respiration pour les entendre clairement.
– “Qu'est-ce que ça veut dire, Jirō ? Tu n'as pas du tout grossi !”
– “Pas du tout ? Oh... un peu, quand même...”
– “Pas du tout.” Tarō devait tâter l'estomac de son frère. Kazuō entendit comme une claque sonore. “Tu m'avais promis que tu allais bien manger, pendant que je serais absent...”
– “Oui.”
– “Et que tu allais te gaver, avec Kazuō...”
– “Oui.”
– “Eh bien, alors ? Je m'attendais à te retrouver un peu plus rond et un peu plus dodu, avec un poids plus conséquent. C'est à peine si tu t'es un peu épaissi, au niveau des flancs... Rien du tout !”
– “Tarō...”
À en juger d'après ses réponses, Jirō devait être tout penaud.
– “Tu sais ce qui t'attend, mon petit Jirō... Tu vas devoir partir pour nous pêcher de beaux poissons. Et tu vas encore passer des nuits dehors, à moitié nu dans l'eau du lac et des rivières... Tu ne tiendras pas le coup si tu n'entretiens pas cette bonne couche de graisse !”
– “C'est vrai...”
– “Il faut t'engraisser comme un lardon, Jirō. Tu en as bien besoin !”
– “Oui, Tarō.”
– “Et moi qui espérais pouvoir m'entraîner bientôt avec un partenaire un peu plus gros, et surtout plus lourd !”
– “Oh... Pour ça, ne t'en fais pas.”
– “Comment ça ?”
– “Lorsque tu verras Kazuō, tu me remercieras. Tu ne pouvais pas rêver d'un meilleur partenaire pour faire des progrès, bien lourd et bien gros.” Jirō ajouta en souriant, avec malice. “Et magnifiquement gras !”
■ ■ ■
Dans la maison — nuit de brume
En effet, l'impatience ou la colère que montrait Tarō en retrouvant son frère pratiquement tel qu'il l'avait laissé, seul avec Kazuō, se changea en réjouissances partagées lorsqu'ils le rejoignirent dans la salle de bain.
Le repas du soir était déjà prêt, mais Jirō dut passer encore quelques moments dans la cuisine pour en augmenter les quantités, l'enrichir et l'assaisonner avec beaucoup de sauces. Lorsqu'il prit place auprès de ses compagnons, ils partagèrent le plaisir de s'empiffrer largement, tous les trois, bruyamment et avec empressement — si heureux d'être ensemble pour se comporter aussi mal...
Surtout, Tarō avait imposé à Jirō de se servir trois ou quatre fois plus que d'habitude, et de se remplir l'estomac très vite, autant que possible. Il se retrouvait ainsi à manger autant que Kazuō, qui se régalait toujours sans faire le moindre effort... Tarō gardait l’œil sur l'un et l'autre, même pendant qu'il mangeait sa part, toujours aussi voracement.
– “Allez, Jirō ! Mange un peu plus vite... Mange !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Bois encore un peu de bière... Et finis ta chope !”
– “Hmmmph...”
– “Il faut vraiment t'empâter, mon petit Jirō...”
Après une quarantaine de bols de riz, quatre énormes omelettes aux pommes de terre et aux champignons, une vingtaine de bols de bouillon crémeux et huit grandes chopes de bière, Jirō ne pouvait presque plus rien avaler. Il sentait son ventre rond prêt à éclater...
– “Encore une chope de bière !” rugit Tarō.
Déjà bien éméché, Jirō accepta et but à longs traits, goulûment.
– “BUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRP...”
Tarō semblait déjà plus satisfait. Il s'approcha de son frère.
– “Allez, mon petit Jirō, on passe aux desserts... Mange !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore un bon gros beignet... Encore... Encore !”
– “Hmmmph...”
– “Et quelques bananes, maintenant ! Ouvre grand...”
– “Hmmmph...”
– “C'est bien, Jirō ! Encore un effort... Avale !”
– “Hmmmph...”
– “Encore un beau beignet d'ananas ! Il faut beaucoup manger, Jirō...”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Il faut que tu manges bien, pour bien grossir !”
– “Hmmmph... Hmmmph... Oui, Tarō.”
– “Et pour prendre du poids ! Et pour t'épaissir !”
– “Hmmmph... Oui, Tarō... J'en ai besoin.”
– “Mange, mon petit Jirō ! Encore... Encore...”
– “Hmmmph... Hmmmph... Je veux m'engraisser... comme Kazuō !”
■ ■ ■
Dans la maison — soleil levant
En se réveillant, Kazuō se sentit retenu doucement par Tarō, qui tenait à le garder dans ses bras... Ils venaient de passer la nuit ensemble, dans sa chambre.
– “Tu as bien dormi ?”
– “Grâce à toi...” répondit Tarō. “Je peux me passer d'un bon lit douillet, pendant quelques nuits, mais je ne pourrai bientôt plus me passer de ce beau gros coussin sur pattes.”
Ils pouvaient entendre Jirō qui dormait et ronflait, toujours ivre, allongé près de la terrasse, après avoir été lourdement nourri, et gavé plus que de raison. Il avait dû avaler encore une douzaine de pâtisseries et boire deux chopes de bière, encouragé avec insistance par son frère et Kazuō, avant de sombrer dans le sommeil.
– “Mon pauvre petit Jirō...” murmurait Tarō. “Il faut que je prenne encore soin de lui, pour qu'il prenne du poids.”
– “Tu veux dire notre pauvre petit Jirō !” corrigea Kazuō. “Nous sommes d'accord. Maintenant, c'est à nous de prendre soin de lui.”
– “Oui, Kazuō... Ce qui me fait plaisir, c'est de constater comme il a bien pris soin de toi aussi !”
Tarō caressait les flancs de son compagnon, généreusement arrondis.
– “J'ai grossi tant que ça ?”
– “Pas encore... mais tu as pris du poids, tu as pris du ventre. Tu deviens pesant et imposant. Je suis fier de toi !”
Kazuō soupira. Il avait fait de beaux progrès, en effet : Jirō n'avait pas négligé leurs exercices physiques de chaque matin, ce qui l'avait poussé à se renforcer, à s'assouplir et à s'épaissir pour devenir plus massif... Il était sensiblement plus grand que Tarō, maintenant, et il avait bien pris du muscle par tout le corps, harmonieusement.
Cependant, Jirō s'était montré particulièrement attentif à le nourrir en abondance de bons petits plats, et à le gaver de friandises jusque très tard dans la nuit, en l'abreuvant de toutes sortes de jus de fruits et de boissons fortes...
Le bel embonpoint de Kazuō témoignait pleinement de toute l'attention et des petits soins qu'il lui avait accordés.
– “Je n'y suis pour rien. Jirō cuisine tellement bien !”
– “Je comprends...” souriait Tarō, en tendant les bras pour caresser son ventre. “Et tu ne pouvais pas lui résister.”
Kazuō rougit en songeant aux autres qualités irrésistibles de Jirō... Ce beau garçon blond, si paisible et si gentil, était comme un chaton câlin et un peu maladroit, dans la journée — mais qui se changeait soudain en tigre sauvage, exubérant et insatiable, toute la nuit !
– “Que veux tu ? Il a toujours été comme ça... Jirō ne sait pas se retenir. Quand il fait le ménage, il ne reste pas l'ombre d'un grain de poussière. Quand il cuisine pour deux, il y en a pour huit... Quand il se consacre à une tâche, il se donne tout entier, sans retenue, et jusqu'à en tomber de fatigue. Il faut croire qu'il ne sait pas compter, mais quand on aime ?”
– “Oui, on ne compte pas...” conclut Kazuō, toujours très rouge.
Tarō proposa de lui servir le petit-déjeuner au lit, sans déranger Jirō qui dormait toujours — et qui devait avoir besoin de digérer. On l'entendait ronfler comme un tigre bien repu de gibier, à l'abri quelque part dans la jungle... Étendu au soleil sur les tatami, son kimono largement dénoué, ouvert et en désordre, il murmurait dans son sommeil.
– “Encore... à manger...”
Il était impossible de décider s'il avait faim, s'il réclamait encore ou s'il encourageait ses compagnons à se remplir l'estomac.
– “C'est tout lui, ça !” riait Tarō. “Mais il a raison. Il faut bien manger...”
– “Et lui ?”
– “Laissons-le dormir. Ne t'en fais pas, il ne perd rien pour attendre. Dès qu'il sera réveillé, je vais le gaver comme un bon petit canard !”
En quelques minutes, la chambre se trouva envahie de grands plats et de bols remplis de friandises.
– “Il y a quelque chose qui ne va pas ?” demanda Tarō.
– “Non...” hésitait Kazuō, en prenant un beignet dans chaque main. “Je me disais juste que vous ne vous ressemblez pas du tout... Enfin... que vous ne vous ressemblez pas tellement, Jirō et toi.”
– “Oui, peut-être... Pourquoi ?”
– “Quand je pense que c'est ton frère...”
– “Hai, boku no otōto-chan [はい, 僕 の 弟ちゃん, “Oui, mon petit frère”].”
Tarō se retenait d'éclater de rire. Au contraire, il baissa la voix.
– “Tu as raison. En fait, Jirō n'est que mon demi-frère...”
– “Ton demi-frère ?”
– “Oui... mais il ne le sait pas, lui-même. Mon père était mort avant sa naissance... Notre mère a rencontré un autre homme, dont elle est tout de suite tombée amoureuse. Un vrai coup de foudre ! Il venait d'une île lointaine, dans le Nord du pays, et il était très blond. Lorsque Jirō est né, j'étais juste en âge de me dire qu'il serait mon petit frère. Peu de temps après, notre mère a perdu cet homme avec qui elle voulait refaire sa vie. Et quelques années plus tard, elle nous a quitté aussi... Jirō n'avait plus que moi pour le protéger. Alors j'ai décidé que je serais toujours là pour lui, que je serais vraiment son grand frère.”
– “Je comprends...”
Kazuō se trouvait embarrassé. Il s'était montré indiscret... Cependant, Tarō semblait bien disposé pour partager ces secrets avec lui.
– “Je ne me doutais pas non plus que vous étiez orphelins.”
– “C'est comme ça...” Le beau garçon brun se contenta de hausser les épaules. “Tu comprends mieux pourquoi nous sommes si pauvres aussi.”
– “Oui. Vous me l'avez dit tous les deux, dès le début...”
– “Même lorsque nous vivions avec nos parents, nous n'avions pas de maison et nous n'avions pas d'argent. Et puis, lorsqu'ils n'étaient plus là, nous avons remonté tout le cours de la namidagawa [涙川, “la rivière des larmes”], Jirō et moi, sans personne pour nous porter secours.”
Tarō déroula pour lui le récit, brossé en bref, de leur enfance... Tout en l'écoutant attentivement, Kazuō dévorait des omelettes aux pommes de terre sautées, du riz, des beignets d'ananas rôtis et des prunes servies dans des crêpes au sirop.
– “Je préfère ne plus y penser. C'est mieux ainsi, mais...”
La perte de leur mère les avait laissés désemparés, d'autant plus que le monde qui les entourait leur était résolument hostile.
Adolescent, Tarō devait être déjà bien bâti, sinon athlétique — et prêt à se battre à la moindre occasion. Elles ne manquaient pas ! Ils n'avaient nulle part où aller, mais on ne les accueillait nulle part autrement que par des regards inquiets ou furieux, des gestes de refus revêches, des injures ou des menaces.
Dans des villes ou des villages de peu d'importance, on refusait de les laisser entrer lorsque la nuit tombait... Ils ne trouvaient personne pour leur offrir l'hospitalité, même un bol de soupe claire.
– “Ou bien on nous proposait du travail, pour la journée, mais lorsque nous avions fini nos corvées, on nous jetait dehors !”
– “Tout le monde se montrait aussi dur envers vous ?”
– “Oui. Et encore plus durs envers Jirō... Impitoyables.”
Avec ses cheveux blonds, ses sourcils blonds et ses yeux verts, on le traitait de gaijin [外人, étranger] — en lui réservant d'autres insultes plus blessantes, par la suite. Les enfants se moquaient de lui. Les paysans lui jetaient des pierres, et les poursuivaient tous les deux jusqu'au bout de leurs champs pour les battre à coups de poings ou à coups de bâton.
Pour survivre, Tarō et Jirō avaient été longtemps réduits à vagabonder ainsi, par les chemins de montagne et dans les bois, en se faisant passer pour des monogurui gaki [物狂い 餓鬼, des “enfants insensés”, de jeunes mendiants qui simulaient la folie pour récolter des aumônes].
– “On nous disait “Va te perdre dans les bois, si tu ne t'y retrouves pas !” et on nous chassait, tout simplement.”
Comme les habitants des villages et ceux des campagnes les avaient déclarés “inutiles au monde et à la société”, ils s'étaient réfugiés de plus en plus haut, jusqu'au sommet de la montagne, dans des clairières de plus en plus éloignées des terres cultivées.
Ayant enfin trouvé un terrain où s'abriter, qu'ils jugèrent favorable pour bâtir d'abord une cabane puis une maison, à la rencontre de la cascade et du petit lac, entre les arbres et la pente rocheuse, ils avaient construit leur ermitage de leurs mains, en ajoutant une pièce après l'autre...
Kazuō pouvait à peine se représenter ce qu'il avait dû leur en coûter d'efforts, de patience et de volonté pour arriver à s'établir ainsi. Avec ses chambres, ses cuisines, son grand salon où ils prenaient leurs repas, la salle de sport et la salle de bain, le chemin de planches qui bordait le lac en terrasse depuis le pont donnant sur l'entrée de la maison, jusqu'à la cascade à l'autre bout du bâtiment, les sols de tatami soyeux et tout le réseau d'eau chaude ou fraîche, ils avaient édifié une véritable résidence de plaisirs, digne des plus nobles seigneurs d'un âge révolu.
Combien de temps avaient-ils consacré à ces travaux ? Il n'aurait pas pu le dire. Il lui était assez pénible d'imaginer comme ils avaient souffert du froid, de la faim, des injures, des coups et de la solitude...
– “Heureusement, nous avons ce toit sur nos têtes maintenant.”
– “Vous l'avez bien mérité. Vraiment, vous ne manquez de rien.”
– “On pourrait toujours répliquer que nous manquons de tout...”
– “Comment ça ?”
– “Nous avons toujours faim, par exemple.”
Kazuō rougit, la bouche pleine.
– “C'est vrai...”
– “C'est surtout Jirō qui a faim. Et puis, moi, je veux surtout devenir très fort et remporter des tournois de lutte. Pour lui, c'est autre chose...”
– “Pourquoi ?”
– “Quand nous étions enfants, Jirō se trouvait trop petit, trop chétif... et trop maigre ! Il enviait les enfants des paysans riches, paresseux, gâtés et grassouillets. Il devait se battre aussi, très souvent. Je ne pouvais pas toujours être là pour le défendre... Ça l'a beaucoup marqué. Depuis des années, il ne rêve que d'une chose : devenir plus fort et plus épais, mais surtout gros et gras !”
– “Vraiment... gros et gras ?”
– “Oui, bedonnant et bien dodu ! C'est sa seule ambition dans la vie.”
Jirō se tournait vers eux, toujours allongé, sur le point de se réveiller... En le voyant, Kazuō se sentit attendri, satisfait et rassasié. Un sentiment de bien-être, intense et diffus, s'emparait de lui.
– “Tu ne crois pas que j'ai déjà trop mangé ?”
– “Trop mangé ?”
Tarō le regardait avec étonnement. Il ne comprenait pas.
– “Qu'est-ce que ça veut dire, trop manger ?”
– “Eh bien...”
– “Ne t'inquiète pas, Kazuō... Lorsque Jirō nous aura rejoints, il pensera d'abord à bien te nourrir, et il se préparera un bon repas ensuite.”
– “C'est vrai. Il cuisine toujours comme ça...”
Kazuō entendait justement le plus jeune frère se lever, et faire quelques pas pesants en direction de leur chambre. Au lieu de leur annoncer qu'il avait faim, comme ils pouvaient s'y attendre, Jirō leur dit :
– “Bonjour... Eh bien ! ce n'est pas encore cette nuit que j'aurai pris du ventre comme il faudrait... J'espère que vous avez faim, les dormeurs ? Je vais vous préparer des crêpes et des coupes de fruits glacés.”
Tarō souriait, en clignant de l'œil et en tendant un dernier beignet à son ami, toujours affalé sur les coussins et les couvertures.
Kazuō songeait à ce qu'avait dû être leur vie — rude et solitaire, à la dure. On ne pouvait pas les aimer sans les connaître, mais on ne pouvait pas les connaître sans les aimer...
– “Encore un beignet ? Après tous ceux que j'ai mangés ?”
– “Oui... et avant tout ce que tu vas manger, encore !”
– “Hmmmph...”
– “Régale-toi, et ne t'inquiète de rien.”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Tu vois ? moi, je m'inquiète toujours pour Jirō. Surtout lorsque je dois le laisser seul. Et même lorsqu'il reste avec toi, j'ai toujours peur... qu'il ne prenne pas assez de poids !”
■ ■ ■
Dans la maison — matinée de brume de chaleur
Pendant quelques jours, Tarō imposa un régime plus consistant et plus abondant à son frère. De toute évidence, et malgré ses efforts pour bien se nourrir, ses repas du midi et du soir ne suffisaient pas pour le faire grossir. Chaque matin, après avoir préparé les plats, avant la douche et les échauffements dans la salle de sport, Jirō était obligé d'engloutir un petit-déjeuner complet, très copieux, arrosé de lait entier... Tarō en avait ramené de grandes jattes, exprès pour lui.
Le beau garçon blond en restait tout étourdi, et il luttait plutôt contre le sommeil, dans la salle de sport. Kazuō n'était pas oublié dans ce régime, où le petit-déjeuner avait pris une place si importante... Il était presque aussi bien nourri que Jirō, dès son réveil ! Dans ces conditions, Tarō ne rencontrait guère de résistance dans les combats.
À la fin du repas du soir, il venait se placer derrière son petit frère pour le forcer à ingurgiter toujours plus...
– “Mange, Jirō... Il faut bien te remplir l'estomac. Mange !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore des abricots secs et de la crème fraîche ! Encore... Encore...”
– “Hmmmph...”
– “Et de bons gros beignets d'ananas... Régale-toi.”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore du lait ! Presse-toi un peu, et bois !”
– “Hmmmph...”
– “C'est bien, mon petit Jirō ! Ouvre grand...”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore ! Il faut beaucoup manger... Je veux te voir faire du lard.”
Kazuō s'était d'abord étonné devant l'insistance de Tarō, mais il en était venu à comprendre son impatience... Lorsqu'ils avaient enfin achevé leur repas, tard dans la nuit, Jirō tombait de fatigue — la bouche pleine et le ventre plein, tellement rond et la peau tellement tendue qu'ils pouvaient croire qu'il allait éclater. Lorsqu'il se réveillait, le lendemain matin, c'est à peine s'il paraissait avoir un peu grossi...
En fait, Jirō paraissait plus massif et plus épaissi, mais plutôt alourdi au niveau des muscles des bras et des cuisses, des pectoraux et des fesses. Naturellement bâti en force, il avait seulement l'air plus pataud et plus endurant que jamais... C'était suffisant pour que Tarō le prenne dans ses bras, longuement, soucieux de réconforter son petit frère.
– “C'est bien, tu as repris un peu de poids.”
– “Rien du tout... Je ne suis pas assez dodu. Il faut vraiment me gaver !”
Jirō était encore plus désolé que son frère, en tâtant son ventre.
– “Pourquoi je n'ai pas encore une belle bedaine, bien ronde ?”
– “Tu as besoin de manger autre chose que des fruits et des gâteaux.”
– “Oui... Je suis quand même prêt à passer quelques nuits dehors, alors je vais pêcher de beaux poissons, des poissons gras ! J'en ramènerai des quantités, je les ferai frire et je préparerai des plats très nourrissants... avec beaucoup de sauces, pour bien nous engraisser !”
– “Je compte sur toi...” Tarō posa un baiser sur son front. “Reviens vite ! Kazuō compte sur toi, lui aussi.”
Sur le seuil de la maison, Jirō embrassa son frère et Kazuō, avant de partir. Il lui murmura tendrement à l'oreille :
– “J'aimerais tellement pouvoir prendre du ventre comme toi...”
■ ■ ■
Devant la maison — dans la soirée, ciel chargé d'orage
Jirō était sans doute plus habile ou plus agile qu'il paraissait... Lorsqu'il fut de retour, quatre jours plus tard, il portait tant de paniers d'osier sur son dos, remplis de magnifiques poissons d'étangs et de rivières, qu'il y avait de quoi nourrir ses compagnons et les régaler pour quelques jours.
En son absence, Tarō et Kazuō s'étaient entraînés comme ils en avaient pris l'habitude — en commençant très tôt par des échauffements, pour s'encourager mutuellement à la lutte, puis en se restaurant avec de bons repas frustes mais savoureux, et en prolongeant le corps-à-corps jusque dans leur lit pour toutes sortes de desserts...
Comme promis, Jirō s'était mis au travail immédiatement. Son retour fut fêté avec un véritable festin, le soir même. Tarō insistait pour qu'il se régale largement de poisson frit, de crevettes et de nouilles sautées, en s'abreuvant d'autant de bière. Jirō s'empiffrait et buvait toujours jusqu'à tomber de sommeil... Kazuō songeait que, peut-être, Tarō encourageait son frère à boire si largement pour pouvoir profiter des dernières heures de la nuit, seul avec lui. Cette pensée n'était pas pour lui déplaire.
– “BUUUUUUUURRRRRRRRP...”
– “Encore une chope, Jirō ! Et reprends du poisson !”
– “Hmmmph...”
– “Mange, mange bien ! On va enfin arriver à te faire grossir...”
Avec la meilleure volonté du monde, Jirō se gavait pour prendre plus de ventre... Dans le même temps, c'est à peine si Kazuō s'était aperçu qu'il venait de finir son sixième plateau de sushi, avec encore un grand bol de nouilles sautées ! Il n'avait pas besoin de se forcer pour s'empiffrer.
Dans la matinée, Tarō annonça qu'il serait absent à son tour, pour trois ou quatre jours. Il leur fit remarquer que l'automne commençait à rougir et dorer le feuillage, autour de la maison... Il était indispensable, à son avis, de ramener encore des provisions — encore et encore !
Kazuō avait eu le temps d'observer Tarō. Il le comprenait mieux, et il devinait ce que signifiait ce besoin compulsif d'amasser des réserves de nourriture dans leur garde-manger : la crainte de manquer ne les avait pas quitté, depuis qu'ils étaient enfants... Jirō avait bien grandi et il était assez fort pour se défendre, mais la peur restait enracinée profondément et les anciens réflexes trouvaient toujours à s'exprimer, même dans l'âge adulte. Athlétiques et lourds, Tarō et Jirō s'encourageaient — pour l'un, à prendre de la force et du muscle — pour l'autre, à prendre du ventre et du poids. Des deux frères, Jirō était le plus pratique et peut-être le plus paisible, avec une confiance totale dans les capacités physiques de Tarō.
Pour ce dernier, cependant, la seule pensée que Jirō pourrait maigrir était insoutenable... L'angoisse qu'il éprouvait alors était bien réelle, et n'avait rien de ridicule. Même nourri en abondance, même gavé au point de s'évanouir, ce beau garçon blond si simple, insouciant et pataud, n'en était pas moins son “petit frère”. Et il devait avoir faim.
– “Je reviendrai avec beaucoup de bonnes choses pour Kazuō et toi.”
– “Reviens vite...” murmurait Jirō en l'embrassant tendrement.
– “Ne t'en fais pas. Et quand je serai de retour, tu vas manger !”
– “Oh ! oui, Tarō...”
– “Tu as faim !”
– “J'ai faim !”
Les deux frères riaient de bon cœur, dans les bras l'un de l'autre.
– “J'ai faim, et je veux un beau gros ventre comme Kazuō !”
■ ■ ■
Dans la maison — matinée chaude et ensoleillée
L'absence de Tarō ne pouvait avoir qu'une conséquence.
– “À table, Kazuō ! Je crois que j'ai une revanche à prendre.”
– “Une revanche ?”
– “Oui... Tarō a eu toutes les occasions de prendre soin de toi, et il s'est occupé de tout. Maintenant, c'est à mon tour de bien te régaler !”
Leurs activités quotidiennes avaient pris un nouveau tournant, selon le programme établi par Jirō : après la douche, et les exercices physiques du matin suivis d'un long bain chaud, la lutte était remplacée par des jeux gourmands et câlins... Il n'était plus question de repas : Kazuō était régalé de bons petits plats, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus rien avaler ! Il était réveillé de sa sieste dès que son estomac grognait, sous les douces caresses de son compagnon.
À la différence de son frère, Jirō n'avait aucune discipline. Il s'empiffrait avec une telle insouciance qu'il pouvait se servir encore un bol de soupe de poisson avec du riz, après avoir avalé quelques pâtisseries.
Bien repu, il buvait une grande chope de bière. Il espérait avoir rempli sa promesse envers Tarō, en remplissant son ventre, et il se consacrait entièrement à Kazuō dès son réveil.
– “Debout, mon gros ! Assez dormi pour ce matin... Tu dois avoir faim.”
– “Oui, mon petit Jirō...”
Kazuō soupirait en le suivant jusque sous la cascade, sans se presser, doucement conduit par la main. Pour un garçon sérieux comme Tarō, la douche était une étape importante de la journée, avant l'entraînement et la lutte. Jirō était un enfant terrible, beaucoup plus coquin que son grand frère — et incorrigible. Il se sentait comme emporté dans un tourbillon...
– “Kazuō, tu me donnes faim, toi aussi... J'ai hâte de te nourrir encore et encore ! Lorsque ton gros ventre sera parfaitement rempli, je sais que je vais me régaler... Et toi, je veux que tu en profites encore plus !”
– “Jirō...”
Pendant plusieurs jours et nuits, les deux jeunes hommes ne firent que s'amuser sans malice, boire et manger en quantités peu raisonnables, multiplier les jeux sensuels et partager des moments intimes d'une telle intensité que la nuit en était illuminée, jusqu'à se gaver l'un et l'autre et jouer comme avec le feu... Kazuō pouvait à peine reprendre son souffle, parfois, lorsque Jirō ronronnait comme un jeune tigre prêt à bondir d'un moment à l'autre.
Si Tarō avait comparé Kazuō à un “beau gros coussin sur pattes”, son petit frère était un feu d'artifices perpétuel, avec ses yeux verts toujours scintillants de désir, comme des onibi [鬼火, des feux follets] au sommet de la montagne — de tout son corps, bien bâti et bien épais, monté sur ses cuisses puissantes et son bon petit ventre bien rempli.
Toujours gentil et câlin, Jirō était si exubérant que Kazuō en était pris de vertige... Il lui semblait passer, dans une même nuit, des profondeurs volcaniques de la terre jusqu'au déchirement soyeux des nuages, dans le ciel, en ayant goûté aux délices de tous les torrents et de toutes les forêts — prêt à éclater, comme une outre trop remplie, comme s'il venait de boire tous les océans d'une seule gorgée... Jirō était irrésistible, tout simplement. Kazuō se sentait débordé de toutes parts. Pouvait-il résister lorsque son compagnon ne songeait qu'à lui faire plaisir ?
La question qu'il lui posa, tard dans la nuit, l'étonna d'autant plus.
– “Kazuō, dis-moi... Tu es heureux avec nous ?”
– “Heureux ? Comment, avec Tarō et toi ?”
– “Oui... Est-ce que tu es content ? Je ne sais pas... satisfait ?”
Jirō ne lui demandait pas s'il était heureux “avec lui”. Après tout le bon temps qu'ils venaient de passer ensemble, il ne devait pas en douter !
– “Bien sûr, je suis plus que satisfait, plus que content... Je suis heureux avec Tarō et toi.”
Le beau garçon blond se blottit contre lui, en le serrant dans ses bras.
– “Moi aussi, je suis heureux avec toi.”
– “Jirō...”
– “Alors, j'espère que tu ne vas pas nous quitter. Nous en avons discuté, avec Tarō. Il m'a bien recommandé de prendre soin de toi, pendant qu'il nous ramenait des provisions, mais de te dire que nous serions tristes de te laisser partir, même si tu dois avoir envie de rentrer chez toi.”
– “Rentrer... chez moi ?”
Kazuō y pensait si peu qu'il n'aurait même pas pu donner son adresse à un passant, pour se faire indiquer le chemin... Depuis combien de temps s'était-il perdu dans les bois ? Il n'en avait aucune idée, mais il n'avait aucune intention de revenir à son ancienne vie !
Sans doute, Tarō et Jirō supposaient qu'il y était plus à son aise, mieux logé, mieux vêtu, mieux entouré — mieux nourri ? Non, tout de même...
– “Ne t'en fais pas, Jirō... Je ne souhaite pas vous quitter. Et puis, tu sais...” ajouta-t-il, en voyant que le beau garçon qui le tenait dans ses bras était réellement soucieux. “Je suis beaucoup trop gros pour rentrer chez moi !”
– “Comment ça, trop gros ?”
– “Oui... Ce n'était vraiment pas grand, chez moi.”
Kazuō amusa beaucoup Jirō en lui décrivant une sorte de minuscule terrier, où à peine un lapin ou un renard aurait pu établir son gîte. Le rire du jeune homme était si spontané, si réconfortant qu'il invitait à d'autres confidences, d'autant plus que les caresses sur son ventre rond n'avaient pas cessé.
– “Enfin, il faut reconnaître que j'ai beaucoup grossi...”
– “Beaucoup grossi ? Comment ça ?”
– “Tu ne trouves pas ?”
Jirō le regardait comme s'il ne comprenait pas. Kazuō avait lu ce même regard dans les yeux de Tarō, lorsqu'il lui avait suggéré qu'il avait “trop mangé”. Sur le moment, la ressemblance entre les deux frères devenait frappante. L'idée même d'excès devait leur être totalement étrangère...
Pour un fauve comme Jirō, c'était une évidence.
– “Tu as grossi, c'est vrai... Tu dois être fier !”
– “Heu... Fier, je ne sais pas, mais je me trouve bien gros.”
– “Oh ! oui, tu es bien gros...” ronronnait Jirō.
– “C'est que tu me nourris bien, et que je mange beaucoup. Dans la ville où je vivais, on m'aurait dit de moins manger... Beaucoup moins !”
– “Moins manger ? Mais pourquoi ?”
– “Je ne sais pas... Pour me faire maigrir.”
– “Mais Kazuō, qui serait assez cruel pour vouloir te faire maigrir ?”
La réaction de Jirō étonna Kazuō. Il voyait des larmes briller au coin de ses yeux, et il le sentait frissonnant d'indignation, presque de colère.
– “Je ne sais pas, Jirō... C'est ce qu'ils m'auraient dit.”
– “Ce sont des gens comme ça parmi lesquels tu vivais ?”
Kazuō éprouva soudain les sentiments que Jirō devait ressentir pour lui, dans toute leur force. À moitié allongé sur lui, le beau garçon blond le tenait fermement par les épaules, d'une poigne qui aurait pu broyer un jeune tronc d'arbre... Il rapprocha doucement son visage du sien.
– “Tu ne nous quitteras pas, Kazuō ! Je ne veux pas que tu t'en ailles...”
– “Mais non, je ne vous quitterai pas. Promis.”
– “Je ne veux pas que tu sois malheureux, ou maigre...”
– “Non, Jirō.”
– “Je veux que tu prennes plaisir à tout ce que tu fais...”
– “Oui, Jirō.”
– “Que tu te régales, largement !”
– “Oui, Jirō...”
À sa grande surprise, Kazuō vit son compagnon fondre en larmes et le serrer très fort contre sa poitrine, en le couvrant de baisers passionnés.
– “Ai shiteru [愛してる, “Je t'aime”] !”
– “Je t'aime aussi, Jirō... Je t'aime...”
Ils restèrent un long moment inextricablement enlacés.
– “Kazuō...” Le jeune homme le regarda droit dans les yeux, haletant, le cœur battant. “Tu ne dois plus jamais avoir faim ! Je veux satisfaire tous tes appétits. Je vais te gaver, te repaître et t'engraisser... Je veux que tu jouisses et que tu t'épanouisses pleinement !”
– “Oui, Jirō. Donne-moi encore à manger...”
– “Je vais bien te nourrir, Kazuō.”
– “Oui, Jirō. Et moi... je vais encore grossir !”
– “Tu auras toujours de l'appétit, mais tu n'auras plus jamais faim...”
– “Non, Jirō.”
– “Et tu nous expliqueras ce que tu voulais dire, lorsque tu auras “trop” mangé ou si tu penses avoir enfin “beaucoup” grossi...”
Rassuré, le beau garçon ne pouvait pas s'empêcher de se montrer aussi coquin qu'il pouvait être tendre. Même ses caresses lui brûlaient la peau.
– “Tu ne trouves pas que j'ai déjà beaucoup grossi ?”
– “Non, Kazuō.”
– “Tu veux encore... beaucoup m'engraisser ?”
– “Oh ! oui, Kazuō...” Jirō souriait mais il ne riait pas. “Lorsque ton poids ou ton tour de ventre aura doublé, par exemple... ce sera tellement plus simple pour Tarō et moi, s'il s'agit de te partager. Tu vois, pas de jaloux.”
Le regard qu'il lui adressa, en achevant sa phrase, était si profond et si lumineux que Kazuō se sentit fondre comme s'il avait été un mannequin sculpté dans du beurre...
– “Oui, Jirō... Pas de jaloux.”
La nuit s'annonçait plus chaude et plus vaporeuse que jamais.
– “Je suis si heureux que tu restes avec nous, Kazuō.”
– “Moi aussi, Jirō...”
– “Tarō ne sera pas moins satisfait de te garder comme partenaire.”
– “Comme partenaire ?”
– “Oui, dans la lutte...”
– “C'est vrai. Je suis son partenaire, si tu veux...”
Kazuō songeait, toujours doucement enlacé par Jirō.
– “Mais, pour toi... Qu'est-ce que je pourrais être ?”
– “Pour moi ?”
– “Oui, Jirō. Pour toi... Qu'en dis-tu ?”
– “Je ne sais pas. C'est vrai que je ne vous suis pas, dans la lutte...”
– “On pourrait juste dire que je suis ton ami ?”
Jirō le regarda malicieusement.
– “Boku no tomodachi [僕 の 友だち, “mon ami” ou “mon copain”] ?”
– “Oui...”
– “Tu sais, je n'avais pas vraiment d'amis, lorsque j'étais petit... Je me tenais plutôt à l'écart. J'étais méchant comme un chat sauvage.”
Après les confidences de Tarō à ce sujet, Kazuō savait à quoi s'en tenir.
– “Tu préfèrerais autre chose ?”
– “Oh ! oui...” Le sourire de Jirō redevenait irrésistiblement coquin. “Pour moi, Kazuō, tu es beaucoup plus qu'un simple copain !”
– “Euh... Jirō ?”
– “Tu es ma proie...”
■ ■ ■
Sur la terrasse, devant la maison — soleil couchant
Tarō était rentré, les bras chargés de paniers, en portant sur son dos de grandes caisses de bois remplies de victuailles. Son frère était là pour l'accueillir et l'aider à tout entreposer dans leur garde-manger.
– “Eh bien ! il me semble que tu as un peu grossi ?”
– “Oui, Tarō.”
Jirō, les mains sur les flancs, le laissa tâter son estomac.
– “C'est encore loin d'être suffisant, mais j'ai recommencé à grossir.”
– “Tu as dû beaucoup manger pour y arriver.”
– “Oh ! oui...”
– “C'est bien. Continue de t'empiffrer !”
Tarō le serra tendrement dans ses bras.
– “Tu dois avoir tellement faim, toi aussi...”
– “Oh ! oui... J'ai faim !”
– “Je vais te servir un bon repas. Tout est déjà prêt en cuisine.”
– “Et Kazuō, où est-il ?”
– “Dans la salle de bain.”
– “À cette heure-ci ? Mais que fait-il ?”
– “Kazuō ? Il dort...”
– “Comment ? Il dort encore ?”
– “Oh ! oui, le pauvre... Il est épuisé !”
– “Il a mal dormi ?”
Jirō adressa un clin d'œil complice et coquin à son frère.
– “Nous avons passé une très bonne nuit, au contraire, tous les deux ! Et je peux te dire qu'il est encore bien rassasié, en ce moment...”
– “Oh...”
Un nuage vaporeux se répandait dans le couloir depuis la salle de bain.
– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...”
Avec un grand sourire, Tarō rejoignit son partenaire de lutte dans l'eau.
– “Je suis ravi que voir que Jirō s'est bien occupé de toi !”
– “Oui...” répondit Kazuō, encore un peu somnolent.
– “Il faut te nourrir encore, pour que tu prennes du poids.”
– “Jirō se contente de bien me nourrir...”
Aidé par ses deux compagnons attentionnés, qui le soutenaient en le frottant avec leurs éponges et en l'enveloppant dans un vaste kimono, Kazuō sortit du bain. Après quelques pas, il s'assit dans la grande salle, où un repas copieux et appétissant les attendait.
Il se sentait lourd, vautré contre de gros coussins confortables.
– “Jirō me nourrit tellement bien...”
– “Et tu te régales !”
– “Il m'engraisse avec soin. Et moi... je deviens obèse.”
Kazuō se sentait entouré d'affection, et de douces attentions... Jirō le servait largement, et l'encourageait à s'empiffrer autant que lui. Sous la cascade, dans la salle de lutte ou autour du foyer, Tarō se montra aussi câlin et la journée s'écoula sans qu'ils voient le temps passer. Lorsque la nuit s'établit autour de la maison, claire et limpide, ils en étaient à peine aux desserts.
– “Kazuō ?”
– “Hmmmph...”
– “Nous allons devoir te laisser seul pour la nuit, demain soir.”
– “Hmmmph... Pourquoi ?”
– “C'est une nuit de pleine lune...” expliqua Tarō.
– “Oui, en effet.”
– “Par une telle nuit, nous allons chasser, Jirō et moi.”
Ce n'était pas la première fois que Kazuō restait seul à dormir dans la maison. Il l'avait presque oublié, pourtant... Les nuits passées avec Tarō ou avec Jirō étaient infiniment plus mémorables.
– “Oui, j'espère que nous arriverons à tuer un sanglier. Depuis quelques temps, j'entends des bêtes rôder dans les environs. Ce doit être un beau mâle, bien en chair, et qui ne se déplace pas seul... Ce serait une belle prise. Nous avons besoin de viandes !” insistait Tarō. “Il nous faut de la viande, de la bonne viande rouge...”
Toute la journée suivante, Kazuō resta paresseusement occupé à se gaver, en se prélassant sur les couvertures et les coussins que Jirō avait nettoyés. Il faisait si bon dans la chambre, ouverte à toutes les brises de l'été qui caressaient les arbres et les eaux du lac.
Tarō préparait encore un thé noir pour Jirō et lui... Dans la soirée, les deux frères sortirent de la maison, légèrement vêtus et armés pour la chasse au sanglier. Ils embrassèrent leur compagnon avant de passer le pont en direction des bois.
– “Oyasuminasai [おやすみなさい, “Bonne nuit”] Kazuō.”
■ ■ ■
Dans la chambre — nuit de pleine lune
Le vent s'était apaisé. La lumière de la lune rendait les cloisons de la chambre plus fines ou plus frêles, miroitantes... Kazuō n'arrivait pas à trouver le sommeil. Il lui manquait plus que des caresses sur son ventre bien rempli ou quelques mots murmurés, tendres et coquins.
Il lui manquait le poids d'une présence à ses côtés, la douceur d'un souffle chaud sur sa poitrine, la sueur légère et le parfum des cheveux qui reposaient parfois jusqu'à la base de son cou.
Dans ce silence nocturne, Kazuō distinguait seulement des rumeurs dans les feuillages de la forêt, au lieu de la respiration profonde de Tarō ou du ronronnement sauvage de Jirō.
Il lui semblait entendre des cris de bêtes, des mouvements de branches prises dans quelque course fantastique, des grognements de porc et des hurlements de loup très vifs, volontaires et violents...
Tout ce tumulte restait lointain, mais Kazuō en ressentit une sorte de terreur. Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent colorer la chambre d'une douce lumière cuivrée, il se sentit enfin mieux et s'endormit.
■ ■ ■
Dans la maison — matin de pluie
Kazuō se tourna vers la porte ouverte de sa chambre. Il était toujours allongé confortablement, délicieusement caressé par un souffle de vent, dans le silence somnolent de cette matinée ensoleillée... Il se sentait si lourd et rassasié que tout autour de lui semblait transparent, lointain et léger — comme si un abîme s'était ouvert entre le feuillage sombre des arbres, le lac miroitant et la petite maison solidement établie sur le flanc du rocher.
Ses terreurs nocturnes s'étaient dissipées... Le temps était clair. Assez tôt dans la matinée, Tarō et Jirō étaient déjà de retour.
Les deux frères faisaient peine à voir. Couverts de boue, d'herbes et de feuilles, trempés jusqu'aux os et frissonnant de froid, ils étaient encore tout penauds de se trouver sans gibier ni armes à ramener chez eux...
– “Qu'est-ce qui vous est arrivé ?”
– “Juste une mauvaise nuit...” dit Jirō, tristement.
– “Vous n'avez pas trouvé le sanglier que vous aviez vu ?”
– “Ah, pour ça ! nous l'avons trouvé...” répliqua Tarō, en colère. “Et nous l'avons vu... On ne pouvait pas l'ignorer. Quelle bête ! un vrai monstre !”
– “Un monstre ?”
– “On ne pourrait pas le décrire autrement. C'était bien un sanglier, mais d'une taille si énorme qu'on ne l'aurait jamais cru si on nous avait mis en garde. Et pourtant, nous avions deviné une chose...”
– “Quoi donc ?”
– “Il ne se déplaçait pas seul. Il y avait trois sangliers.”
– “Tous aussi énormes ?”
– “Plus ou moins, mais le plus gros était vraiment monstrueux.”
– “Et Tarō avait raison de croire que c'était un porc bien gras.”
– “Monstrueusement gras ! Mais âpre à la lutte...”
– “Nous n'avons pas pu le capturer, ni l'abattre.”
Furieux et découragé, Tarō était tout enveloppé de vapeur, tant la sueur coulait sur son front brûlant, son cou et ses épaules, fraîche comme de l'eau de pluie.
– “Et nous devions ramener de la viande pour notre ragoût !”
– “Nous repartirons en chasse, bientôt...” suggéra Jirō.
– “Oui, mais si ces sangliers vont s'établir plus loin dans les vallées ou les collines, il sera trop tard !”
– “Ils vont peut-être rester dans ces bois.”
– “Peut-être...” murmurait Tarō entre ses dents. “De si beaux sangliers, de bons gros porcs, bien gras... Toute cette bonne viande !”
– “Oui, Tarō.”
Jirō serrait doucement son frère dans ses bras, en essayant d'essuyer ses larmes. À l'occasion, il pouvait se montrer aussi réconfortant et aussi apaisant qu'il ne pouvait s'empêcher de provoquer le désir et l'appétit...
– “Le tranchant du couteau blesse aussi la main qui le tient. Nous avons tort de chasser ou de pêcher autant... mais nous avons faim.”
– “Oui... J'ai faim, et tu as faim... Et tu as besoin de grossir aussi !”
– “Oui, Tarō.”
Kazuō se sentait troublé de les voir si malheureux. Toujours embrassés, les deux frères se tournèrent vers lui en souriant, tristes et résignés, mais toujours malicieux.
– “Et toi aussi, Kazuō, il faut que tu engraisses !”
– “Oh ! oui, vraiment... Il nous faut de la viande rouge.”
■ ■ ■
Dans la maison — soleil couchant
Pendant quelques jours, Tarō exprima encore de la frustration et de la colère en songeant à cette chasse désastreuse. Son frère faisait tout son possible pour le distraire et lui rendre sa bonne humeur.
Pour enrichir les repas qu'il mitonnait avec soin, il allait encore pêcher de beaux poissons. C'était insuffisant pour apaiser Tarō, mais Jirō avait un dernier moyen à sa disposition, en le laissant le gaver chaque soir, de manière assez forcée, peut-être justement pour que son frère se sente mieux avant de dormir.
– “Allez, mon petit Jirō, encore du poisson frit... Mange !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore du riz... Encore, encore ! Beaucoup de riz...”
– “Hmmmph...”
– “Et une banane bien mûre, maintenant... Une autre...”
– “Hmmmph...”
– “C'est bien, Jirō ! Encore un effort... Ouvre grand !”
– “Hmmmph...”
– “Et un bon gros beignet de mangue ! Avale, Jirō...”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Il faut que tu manges, ou tu vas finir par perdre du poids !”
Malgré tous ces efforts et cette bonne volonté, Tarō n'était pas content. Kazuō ne pouvait pas lui donner tort : Jirō montrait l'exemple en se laissant gaver après avoir bien bu et bien mangé, il était gentiment dodu et son ventre présentait une belle rondeur — mais il n'engraissait plus ou presque plus...
– “Mange, Jirō... Il faut que tu manges !”
– “Hmmmph...”
Rien n'y faisait. Nourrir Jirō revenait à jeter de l'huile sur le feu...
Kazuō comprenait pourquoi le pauvre garçon avait tant de difficultés à engraisser. Tarō pratiquait la lutte à un niveau très respectable, mais son frère l'accompagnait toujours dans ses échauffements et ses exercices physiques, et il portait souvent de plus lourdes charges que lui.
Surtout, pendant que Tarō et Kazuō enchaînaient une quarantaine de combats, il travaillait sans relâche et il ne ménageait pas sa peine, aussi bien en cuisines que dans toute la maison.
Il n'y avait rien d'étonnant à le trouver si lourdement musclé, si bien bâti et si épais. Son appétit était aussi justifié par toutes ses activités.
Cependant, Jirō devait avoir conservé les mêmes angoisses que son frère, les mêmes hantises, et la même crainte de manquer de nourriture depuis qu'ils étaient petits.
Dans son cas, cela se traduisait par un besoin, profondément enraciné en lui, de nourrir les autres avant de se nourrir... C'était un véritable réflexe. Kazuō ne s'en était pas aperçu tout de suite : même lorsqu'il lui montrait comment s'empiffrer sans retenue, Jirō se jetait seulement sur la part du repas dont il pensait, avec raison et d'un coup d'œil infaillible, que Tarō et lui ne mangeraient pas.
Pour rien au monde il n'aurait privé son grand frère de la nourriture dont il avait besoin. Tarō devait prendre du poids, lui aussi ! Pour Kazuō, il était certainement prêt à se sacrifier afin de pouvoir encore le gaver et l'engraisser... Il agissait ainsi, tout simplement, et il n'en parlait pas.
Lorsqu'ils passaient la nuit ensemble, pendant que Tarō était parti dans la forêt pour tendre des pièges, en préparant leur prochaine chasse, Jirō régalait Kazuō si généreusement que son ventre gémissait et grognait en signe de protestation...
– “Encore un bon beignet d'ananas...”
– “Hmmmph...”
– “Régale-toi, mon beau Kazuō...”
– “Hmmmph, Jirō... Je n'en peux plus ! Mon ventre est tellement rempli que tu vas le faire éclater. Je n'ai fait que manger, toute la journée...”
– “Tu as bien fait...” ronronnait Jirō en caressant son ventre.
– “Hmmmph...”
– “Encore un effort... Un bonne part de gâteau à la crème ?”
– “Je ne sais pas si je peux encore avaler une bouchée...”
– “Ouvre grand !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “C'est bien... Il faut que tu manges, Kazuō.”
– “Vraiment, je ne peux plus rien avaler ou mon estomac va éclater !”
Jirō vint se blottir contre lui, souple comme un grand félin, et caressa son ventre d'une main en mordant soudain dans la part de gâteau qu'il lui proposait.
– “Fais-moi plaisir, Kazuō... Mange encore un peu.”
En l'entendant soupirer, Jirō s'allongea sur Kazuō en tenant ses épaules dans ses mains, et approcha ses lèvres de son visage avec la part de gâteau qu'il tenait entre ses dents. Aussitôt, Kazuō ouvrit la bouche et avala goulument, sans réfléchir...
Sa bouchée s'achevait sur le plus gourmand des baisers.
– “Tu ne pensais pas que j'allais manger ta part de gâteau...”
– “Tu aurais pu la manger, vraiment.”
– “C'est en te régalant que je me régale.” Les yeux de Jirō étincelaient dans l'obscurité. “Et puis, Tarō m'a gavé comme un vrai porc, ce soir... Je me sens bien repu et bien lourd !”
Kazuō ne se privait pas de tâter ses flancs agréablement nourris, ses fesses bien musclées et rebondies, et ses cuisses vigoureuses.
– “Oui, tu es vraiment... bien en chair, Jirō !”
Le beau garçon blond, si sensible au moindre compliment, le prit dans ses bras pour le rassasier définitivement de baisers.
– “Fais-moi plaisir, Kazuō... Tu vas bien manger.”
– “Tout ce que tu voudras !”
– “Tu vas grossir encore, encore...”
– “Autant que tu voudras !”
Jirō n'était pas loin de ronronner. Kazuō souriait.
– “Tu veux vraiment que je m'engraisse... comme un porc !”
– “Bien sûr. Après tout...” murmurait Jirō. “Tu es ma proie.”
– “Je suis ta proie...”
– “Et je veux que tu sois bien en chair... gros et gras !”
■ ■ ■
Sur la terrasse, devant le lac — clair de lune
Jirō buvait trop de bière... Cependant, son heureuse nature le mettait dans les meilleures dispositions, lorsqu'il était ivre, pour en faire le plus divertissant et le plus enjoué des compagnons.
En fin de repas, même lorsqu'il s'efforçait de se gaver de bananes, Tarō et Kazuō l'encourageaient à boire encore deux ou trois grandes chopes, et à improviser un poème amusant devant eux.
– “Je ne pourrais pas vous chanter un tatohé uta [たとへ 歌, “chanson ou poème imagé”] convenable, ce soir...” protestait modestement Jirō, en buvant toujours, à longs traits. “Je n'ai aucun don pour vous proposer des jolies choses. Je suis vraiment trop fruste, trop rude, et je me sens tellement lourdaud en ce moment ! Je ne sais pas pourquoi.”
À peine avait-il achevé sa phrase qu'il poussa un énorme rot.
– “BUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRP...”
Ses compagnons éclataient de rire.
– “Trop lourdaud pour chanter, dis-tu ? On se demande bien pourquoi...”
Tarō le taquinait, assis à côté de lui, puis il le poussa d'un léger coup de pied pour le faire pencher et rouler sur le côté. “Alors tu vas danser... Danse, mon petit Jirō bien dodu !”
Le beau jeune homme blond se releva en souriant, un peu étourdi.
– “Danser ? D'accord, avec plaisir !”
Laissant son kimono à sa place, derrière lui, Jirō fit quelques pas sur le balcon. Il était bien enivré, presque entièrement nu — et désarmant de charme... Ses gestes manquaient d'élégance ou de raffinement mais ses pieds se posaient avec une grâce naturelle sur les lames de bois, pour les faire vibrer ou résonner sous son poids, et il était bien assez souple pour se lancer dans un étonnant sarugaku [猿楽, “musique de singe”, parade préfigurant l'ancienne comédie populaire japonaise]. Bondissant et dansant, il prenait parfois la pose pour marquer de brefs moments de repos et reprendre sa respiration.
Sans y prendre garde, ces attitudes mettaient tout son corps en valeur d'une manière presque fantastique, surnaturelle... Kazuō, frissonnant de désir, en était fasciné.
– “Je sais ce que je pourrais faire... Si je vous récitais un conte ?”
– “Un conte ?”
– “Un kaidan [怪談, un conte d'horreur ou de fantômes japonais] ?”
Kazuō se tourna vers Tarō, en l'interrogeant du regard.
– “Jirō aime les contes qui font frémir et frissonner de peur...”
En clignant de l’œil en direction de Kazuō, Tarō invita son jeune frère à se mettre en condition... Il se plaça lui-même, au bord du balcon, pour l'accompagner dans son récit dansé.
– “Quel dommage que nous n'ayons pas de taiko [太鼓, tambour] !”
– “Ce n'est pas grave...” répondit Jirō en frappant des deux mains sur son ventre, avec un claquement sonore. “Je marquerai le rythme sur ce gros tambour bien rond !”
Les deux frères riaient aux éclats. Tarō proposa plutôt des battements réguliers, de ses paumes, de ses pouces et de ses poings sur le seuil pour mieux s'accorder avec un long récit... Jirō se mit à genoux pour se concentrer. Après un moment de silence, il se mit à conter d'une voix grave, chaude et envoûtante, avec le plus grand sérieux.
– “Mukashi mukashi [昔, “Il était une fois”]...”
Avec d'admirables talents de conteur, Jirō évoqua pour Kazuō l'histoire de la jeune Aoyagi [青柳, prénom ancien signifiant “saule vert”].
Il y a longtemps — à une époque où les fantômes, les démons et les animaux sorciers hantaient encore les montagnes et les plaines — une jeune fille samouraï vint, accompagnée de ses parents, pour prendre possession d'une grande maison dans un quartier élégant et prospère.
Elle était si belle que tous les jeunes hommes qui l'apercevaient depuis la rue, en faisant le tour de son petit jardin, tombaient amoureux d'elle.
Bientôt, des dizaines de samouraïs de bonne famille assaillirent ses parents pour exprimer leur intention d'épouser la ravissante Aoyagi... Selon la coutume, la décision d'un fiancé pour la jeune fille à marier leur revenait, mais le père et la mère montraient un tel attachement pour leur enfant qu'ils firent savoir à tous ces soupirants qu'elle resterait libre de choisir son futur époux.
Ceux qui désiraient obtenir sa faveur avaient permission de la courtiser. Ainsi, de nombreux jeunes gens se présentèrent et furent introduits dans la maison — entourés de respect, tout en leur imposant de se tenir aussi bien à quelque distance respectueuse...
Chacun la courtisait, sans se décourager, avec d'immenses bouquets de fleurs et de beaux feux d'artifices, de suaves sérénades composées en son honneur, des cadeaux somptueux ou des promesses d'un amour qui se prolongerait sans se corrompre jusque dans leurs existences futures.
À tous ces amants empressés, Aoyagi répondait calmement... Elle les charmait, avec ses yeux profonds et clairs, son fin sourire et ses gestes délicats. Elle leur accordait toujours quelque espoir de la conquérir, mais elle leur imposait d'étranges conditions.
Chacun de ses soupirants devait, sur sa parole d'honneur de samouraï, en passer par trois épreuves pour lui montrer sa véritable valeur, et afin de lui prouver son amour — il leur était interdit de révéler à quiconque la nature de ces épreuves... Tous acceptèrent ces conditions.
Cependant, après avoir été mis à l'épreuve une première fois, nombre d'entre eux échouaient ou abandonnaient tout espoir de séduire Aoyagi. Pour ceux qui s'étaient soumis à la seconde épreuve, on ne les voyait plus... Presque toujours, ils quittaient la ville pour se rendre chez des parents ou des amis dans la campagne. Enfin, les rares jeunes hommes qui avaient participé aux deux premières épreuves avec succès fuyaient aussi sans retour, mais en laissant se répandre une rumeur inquiétante. Assurément, ils avaient dû être terrorisés mais on ne pouvait obtenir que de vagues insinuations, de la part de leurs proches — à quoi s'ajoutaient les plaintes amères et les récriminations de leurs familles...
Ceux qui ne savaient rien du mystère entourant Aoyagi murmuraient que la belle jeune fille devait être une kitsune otome [狐 乙女, “jeune fille renard”] qui dissimulait un cœur de démon, d'une cruauté monstrueuse, sous une apparence si pure et si charmante.
Lorsque tous les hommes de haut rang et des familles les plus en vue ou les plus riches eurent déserté la maison d'Aoyagi et de ses parents, un jeune marin entra dans le port et parcourut quelques rues en ville... Les habitants du quartier l'observaient, du coin de l’œil. Il ne manquait pas d'allure. Il semblait courageux, loyal et de bonne éducation — mais toutes ses possessions terrestres devaient tenir dans le sac qu'il portait sur son dos, ce qui fit naître quelques sourires acides et se dresser bien des sourcils narquois dans son sillage.
Or, il n'avait qu'à longer le jardin d'Aoyagi pour la voir sans avoir songé à la rencontrer. Il n'avait jamais entendu parler d'elle, dans ses voyages, mais il n'avait qu'à la voir pour en tomber amoureux — passionnément, éperdument... Il ne songeait déjà plus qu'à elle.
Apprenant son nom, il allait et venait en le chantant sur tous les tons, ou en le murmurant rêveusement.
Courageusement, il se présenta et fut reçu par les parents d'Aoyagi. Ce nouveau soupirant se nommait Saburō Fukakusa [深草 三郎, Saburō est un prénom traditionnel pour désigner le “troisième fils”]. Il venait d'avoir dix-neuf ans, et il semblait très peu fortuné... Pourtant, les gens de la maison lui firent bon accueil, et on lui laissa entendre que la jeune fille n'était pas restée insensible en croisant son beau regard bleu de mer.
Dans la soirée, Aoyagi lui apporta elle-même le modeste repas de l'hospitalité, le servit admirablement et lui dit qu'elle serait heureuse de le voir revenir. Saburō n'avait jamais été aussi heureux, et sa joie ne se trouva pas dissipée lorsqu'elle lui fit prêter le même serment que tous les précédents prétendants. Il y consentit, et elle déclara qu'il lui faudrait subir trois épreuves, et en sortir vainqueur pour la conquérir...
– “La première épreuve !” annonça Tarō, en frappant du plat des deux mains sur le seuil du balcon, pendant que Jirō effectuait un mouvement de danse, prenait la pose et reprenait son récit.
Saburō fut invité à se présenter en portant le joug sur son dos, avec deux grands seaux, comme un porteur d'eau... Le plus vieux serviteur de la maison lui ordonna de le suivre jusque dans le manège où les chevaux s'exerçaient ou paradaient, tenus en bride. Toute la journée, il assista les palefreniers dans leurs tâches domestiques. Il devait apporter de l'eau pour abreuver, brosser, rafraîchir et bouchonner les bêtes.
Le soir venu, le vieux serviteur appela Saburō et lui ordonna de se tenir debout sur l'escabelle de la charrette familiale. “Rien de plus simple !” se disait-il, même si le jeune homme ne pouvait poser qu'un pied à la fois pour rester en équilibre. Ce n'était pas si simple, puisqu'il devait toujours porter son joug et ses seaux. Lorsqu'il se fut placé au sommet du char, les serviteurs les remplirent d'eau jusqu'à ras-bord.
Les hommes dirent alors à Saburō qu'il aurait à veiller trois fois trente-trois nuits ainsi, sans qu'une goutte d'eau ne se répande. Il était libre de dormir ou de se reposer pendant la journée... S'il donnait satisfaction, il serait enfin reçu par la belle Aoyagi.
Dès lors, que ce fût sous l'averse ou la bourrasque, ou même pendant les nuits les plus sombres, il veillait debout sur son escabelle. Chaque matin, à l'aurore, les serviteurs venaient le soulager de son douloureux fardeau. Le pauvre jeune homme tombait de fatigue...
Cependant, Saburō était déterminé à remporter cette épreuve. Pas une goutte d'eau n'avait été versée sur le sable du manège. Même pendant les nuits de fortes pluies, où l'on ne pouvait s'assurer de sa discipline, l'épreuve n'en était que plus difficile !
Le vent ne pouvait le tenir éveillé toute la nuit. Le froid engourdissait bientôt ses membres. Et tout son corps était tendu, sans cesse, comme la corde d'un arc, dans cette impossible immobilité... La souffrance ou la frustration aurait pu le rendre fou, le faire s'évanouir — ou hurler comme un loup ! Et pourtant, il gardait le silence et honorait sa promesse. Toute la domesticité de la maison en était saisie d'étonnement et de respect.
Lorsque quatre-vingt-dix-neuf nuits furent passées, la centième nuit lui fut accordée pour s'entretenir avec Aoyagi.
“De tous mes prétendants, aucun n'avait montré tant de patience ou une telle résistance !” lui dit-elle, avec un léger sourire. “Je voulais d'un mari qui sût rester maître de lui, lorsque les circonstances l'exigeraient. Vous avez prouvé votre valeur. Mes parents approuveront notre union et je serais heureuse de vous voir remporter la deuxième épreuve, car je sens qu'alors je pourrai vous aimer...”
– “Quelle épreuve pénible !” s'écria Kazuō en frémissant.
Jirō avait observé une immobilité remarquable, pendant son récit. Ses gestes tendus, suspendus et athlétiques dans leurs courbes gracieuses, devinrent plus libres et plus proches de la danse, en suivant les courbes sensuelles de son corps bien en chair. Il était tout luisant de sueur, mais il reprit calmement le conte où il venait de le laisser.
Ayant remporté la première épreuve, Saburō fut autorisé à se rendre chez la nakōdo [仲人, la marieuse]. Dans son échoppe, la vieille femme l'invita d'abord à se dévêtir, car elle avait reçu comme consigne de le mesurer et de le peser avant d'aborder la deuxième épreuve.
Saburō ne se fit pas prier. À jeun et nu, en se tenant debout sous la toise, il était plus grand qu'il n'y paraissait au premier abord. Et il pesait vingt-quatre kanme [貫目, environ 3,75kg — soit un poids de 90kg] bien portant et vigoureux, comme on pouvait l'attendre d'un jeune marin déjà rompu à tous les exercices du corps.
Avec un soupir, la nakōdo lui dit alors que, s'il comptait se présenter pour la deuxième épreuve, Aoyagi lui imposait d'abord de fournir à ses parents un koku [石, environ 150kg] de riz complet, ainsi que cent sho [升, environ 180 litres] de bière, en une seule livraison d'autant de sacs et d'autant de jarres qu'il serait nécessaire...
Cela représentait une dépense exorbitante ! Nul n'ignorait que Saburō était trop pauvre pour l'envisager. Cependant, depuis qu'il résidait dans le quartier du port, son visage agréable, son tempérament intrépide et ses manières accommodantes lui avaient attiré la sympathie de très nombreuses personnes... On organisa une collecte, qui permit de réunir assez vite une bonne part des quantités de riz et de bière demandées. Saburō dut s'endetter considérablement pour compléter le chargement qu'il devait porter jusqu'à la maison d'Aoyagi et de sa famille. Il ne se décourageait pas, et il parvint enfin à frapper à leur porte avec toute la nourriture et toute la boisson qu'ils attendaient, comme convenu.
Cette démonstration de sa bonne volonté le fit accueillir favorablement. Les parents d'Aoyagi ne cachaient pas qu'ils étaient impressionnés. En lui adressant la parole comme à leur futur gendre, ils invitèrent Saburō à prendre un bain et à se reposer toute la nuit dans une eau bien chaude et dans une douce vapeur, imprégné de parfums apaisants.
Le beau jeune homme se croyait le prince d'un palais de rêves, d'or et de soie, tendu de blanc et de bleu, où la mer et le ciel se confondaient dans l'immortalité de quelque immense brume lumineuse !
Le lendemain matin, avant l'aurore, une vieille femme de la maison vint le réveiller en le rudoyant... Saburō fut poussé, de pièce en pièce, jusque dans une étable obscure et qui semblait à l'abandon. Là, un cuisinier en tablier blanc, robuste et obtus, le fit entrer de force dans un petit enclos, dans un coin du bâtiment, et referma la clôture de planches derrière lui.
Encore étourdi, le jeune homme se trouva soudain assis en tailleur sur un tatami, devant une table basse où un énorme plat de riz au safran l'attendait, avec du poulet au curry, des bananes, beaucoup de sauce et une immense chope de bière...
– “La deuxième épreuve !” annonça Tarō, en frappant à nouveau sur le seuil du balcon. Jirō posa ses poings fermés sur le sol et reprit son récit.
Le cuisinier lui avait dit “Mange !” sur un ton rogue, avant de le laisser seul, comme s'il s'était adressé à une bête dans l'étable. “Rien de plus simple !” se dit Saburō, qui avait faim après un réveil aussi brusque, et même s'il n'avait pas l'habitude d'un pareil festin.
Il se mit aussitôt à manger, de bon appétit. La sauce était savoureuse et très riche... Les bananes étaient bien mûres. Le poulet offrait de gros morceaux bien tendres. Tout le plat était rempli de riz complet, des plus nourrissant, et qui pesait lourdement dans son estomac ! Enfin, la bière devait avoir été tirée depuis peu de temps — rafraîchissante à souhait, mais plutôt forte pour un garçon comme lui...
Saburō en était à peu près à la moitié de son repas lorsqu'un groupe de trois cuisinières, acariâtres et revêches, ouvrit la clôture de son enclos et posa un nouveau plat débordant de riz complet, couvert de germes de soja sautés et de sauce caramélisée, avec une quarantaine de brochettes de bœuf toutes chaudes. La dernière portait encore une chope de bière.
Ces trois vieilles femmes, turbulentes et bavardes, lui adressèrent des reproches très vifs, en voyant qu'il n'avait pas encore fini de manger son premier repas de la matinée. Elles firent encore quelques commentaires cuisants, pour lui faire honte, en lui ordonnant finalement de boire et de manger “plus vite, plus vite”...
Lorsqu'il fut seul, Saburō considéra la nourriture dont il était entouré. Il essayait de comprendre exactement ce que tout le monde attendait de lui... Haussant les épaules, il se mit à manger à vive allure. Il s'efforçait de s'empiffrer de toutes ces bonnes choses, sans oublier de se régaler.
Avant que le soleil perce entre les quelques tuiles brisées du toit, son ventre était bien rempli mais les cuisinières se présentaient à lui pour la troisième fois... Elles prenaient les plats et les bols pour s'assurer qu'il avait tout ingurgité, puis elles lui ordonnaient de manger de nouveaux plats copieux et imposants, avec beaucoup de riz, d'énormes sashimi de saumon, de thon ou d'autres poissons gras — toujours accompagnés de beaucoup de sauce et de beaucoup de bière.
Lorsque le soleil fut sur le point de se coucher, le pauvre Saburō ne pouvait plus rien avaler, malgré tous ses efforts, ce qui lui attira encore d'amers reproches et des commentaires acerbes. Son ventre était sur le point d'éclater ! Le maître des cuisines revint le voir, l'air mauvais. Il se saisit de lui et le poussa jusqu'à la salle de bains où il avait passé une si douce nuit, la veille...
“Tu n'as pas assez mangé, aujourd'hui !” lui dit le cuisinier, hargneux, en lui donnant une claque sonore sur les fesses. “Il va falloir manger, si tu espères remporter cette épreuve !”
Saburō fut allongé sans ménagements sur une table de bois couverte d'un drap, dans la vapeur de la salle d'eau, où un mōmoku no hōji [盲目 の 僧, un moine aveugle] l'attendait.
C'était presque un adolescent... Il s'inclina respectueusement lorsqu'il entendit Saburō soupirer. Il se présenta et lui expliqua qu'il pratiquait le momiryōji [揉み療治, l'art du massage thérapeutique] selon les rites consacrés... On l'avait remis entre ses mains pour l'aider à se détendre, après cette dure journée.
À bout de forces, Saburō se laissa faire. Tout en l'enduisant d'huiles sur tout le corps, le masseur aveugle lui parla de manière douce, apaisante, et lui donna de précieux conseils.
“Les instructions que nous avons reçues sont très simples, mais très exigeantes, surtout en ce qui te concerne ! Tu vas devoir rester enfermé dans l'enclos, toute la journée, pendant quatre-vingt-dix-neuf jours... Avant que ce temps soit achevé, il faut que tu aies bu toute la bière que tu avais apportée dans cette maison, et que tu aies consommé tout le riz, accommodé comme il plaira au maître des cuisines ! Tu en as goûté un léger échantillon, aujourd'hui : beaucoup de poissons et de viandes, beaucoup de sauces, de curry et d'autres épices, beaucoup de lard...”
En l'entendant énumérer ainsi les plats, Saburō gémit. Pourtant, il ne perdit pas courage. Puisqu'il venait de comprendre le défi qu'on lui avait imposé, il était bien décidé à remporter cette deuxième épreuve.
Le lendemain matin, il prit place dans son enclos, assis devant la table basse — et il ne tarda pas à s'empiffrer pour affronter l'énorme quantité de nourriture qui lui était servie, jusqu'à la tombée de la nuit... Chaque gorgée de bière se prolongeait autant qu'il était possible, et il s'efforçait d'avaler de grandes bouchées, en poussant le riz jusque dans son gosier pour l'engloutir plus goulûment ! On ne lui accorderait pas un instant de répit, mais il avait compris que le temps lui était compté.
À la fin de cette journée, son ventre était bien rempli, bien rond et la peau tendue plus que de raison... Le cuisinier le considéra en grognant, d'un hochement de tête approbateur. Un massage était bienvenu, tant le pauvre jeune homme était repu à point !
“Tu as bien mangé, aujourd'hui...” lui dit son ami le masseur, alors qu'il enduisait son dos et ses épaules d'huiles. “Nous saurons bientôt si cela était suffisant, ou s'il te faudra faire encore un effort pour qu'il ne reste plus une goutte de bière au fond de la dernière jarre, et plus un grain de riz au fond du dernier sac.”
Pendant une semaine, Saburō ne fit que boire et manger sans retenue, assis dans son enclos et bien docile lorsque les cuisinières lui apportaient encore de grandes quantités de bœuf grillé avec des légumes sautés, de grandes quantités de poulet au curry et aux bananes, mijoté dans le lait de coco, et encore d'énormes plats de riz complet toujours préparé dans des sauces très riches, sucrées et salées, difficiles à digérer...
En se montrant aussi goinfre et relâché que possible, Saburō se sentait lourd. Il espérait avoir fait disparaître une quantité assez appréciable de provisions, mais son ami le masseur dut le détromper en lui faisant part de ses craintes concernant l'issue de l'épreuve.
“Le maître a grogné, aujourd'hui...” lui dit-il avec calme. “Et, d'après les murmures de nos cuisinières casanières, ce n'était pas un grognement de satisfaction ! Il va falloir faire un petit effort.”
Saburō poussa un soupir, mais il ne se découragerait pas.
Dès lors, il tâcha de mettre à profit tout le temps qu'il passait dans son enclos pour se goinfrer le plus possible, du matin au soir... Les plats se succédaient, copieux et nourrissants. Les cuisinières le traitaient comme un porc que leur maître aurait mis à l'engrais. Il se régalait largement de tout ce qui lui était servi, s'enivrait en buvant trop de bière et réclamait encore à manger ! Surtout, il ne laissait pas un grain de riz au fond d'un bol, à la fin de chaque repas.
Quelques jours passèrent, puis une semaine entière... Saburō semblait s'être peu à peu résigné à son sort. Une nuit, pendant l'un de ses longs massages quotidiens, son ami aveugle lui confia qu'il le trouvait un peu épaissi, plus tendre et plus onctueux sous ses paumes. Il lui demanda la permission de le tâter pour mieux s'assurer de ces progrès... Saburō ne demandait pas mieux. Il se leva et laissa son jeune ami palper, soupeser et presser tout son corps, avec des gestes précis et experts, entouré de vapeur où il transpirait à grosses gouttes.
“C'est ce que je pensais...” lui dit-il, en le tâtant patiemment. “Tu n'as pas tardé à engraisser. Tu étais plutôt mince, après la première épreuve. La différence est déjà bien sensible. Notre cuisinier doit commencer à te trouver un peu dodu. Nous allons bien te nourrir, et tu sais qu'il te reste d'énormes quantités de riz à engloutir. Si tu désires vraiment remporter cette épreuve, ton corps ne pourra pas rester si fin et si élancé !”
Saburō comprit que son ami le mettait en garde, sans lui adresser de reproches mais non sans finesse, contre les conséquences même de sa victoire, s'il se montrait à la hauteur de leurs attentes... Malgré tout, il lui répondit qu'il ne renoncerait pas.
Pendant plusieurs semaines, Saburō consacra tout son temps et tous ses efforts à bien se remplir le ventre — en se gorgeant de nourriture et en s'abreuvant de bière à longs traits. Assis devant la table basse, tout nu dans l'enclos, il se pressait pour avaler d'énormes quantités de riz, de viandes et de poissons, de légumes sautés, de beignets et de bananes.
Tous les plats étaient recouverts de sauces, grillés avec beaucoup de beurre ou remplis à ras-bord de bouillon gras... Il se comportait presque comme un porc : il mangeait bruyamment, et rotait sans s'excuser après avoir bu sa chope, d'une gorgée ! Les cuisinières se moquaient de lui et le pointaient du doigt, piaffant et caquetant après avoir déposé encore un plat débordant de riz et de poulet au curry. Elles n'étaient pas trop de trois pour les porter...
Saburō ne les écoutait pas. Il ne perdait pas de temps pour s'empiffrer, en saisissant de pleines poignées de riz et de viandes en sauces pour les porter jusqu'à sa bouche, des deux mains à la fois. Sans doute, les sacs de riz qu'ils avait apportés devaient disparaître, l'un après l'autre, dans la remise. Chacun de ses repas s'achevait sur de savoureux desserts, et un régime entier de bananes pour accompagner ses chopes de bière.
“Tu engraisses, Saburō. Tu es devenu tendre et tout potelé...” disait son ami pendant qu'il le massait, chaque nuit. “Et dans peu de temps, nous t'aurons si bien nourri que tu seras terriblement rond et bouffi !”
Un peu ivre, et bien rassasié, Saburō écoutait les recommandations de son ami, mais il se contentait de hausser les épaules... Assis dans son enclos, il ne songeait qu'à s'empiffrer, sans aucune retenue ! Cependant, les jours passaient. Ce que le masseur aveugle avait suggéré devait se vérifier : le jeune marin s'empâtait... Son visage émacié devenait joufflu, à mesure que sa barbe poussait, et il devenait si bedonnant qu'il devait définitivement renoncer à retrouver sa taille fine.
Autour de lui, les commentaires des cuisinières allaient bon train... Les serviteurs murmuraient. Le maître des cuisines se contentait de grogner, satisfait, lorsqu'il l'empoignait pour l'enfermer dans son enclos, à l'aube, et pour le faire sortir à la nuit tombée. Après quelques claques sonores, pour mieux le tâter sur tout le corps, il lui disait seulement de se remplir et de s'arrondir la panse — comme un vrai porc. Saburō passait tout son temps à se repaître et à s'engorger, de mieux en mieux, en gémissant de contentement... Il ne devait pas être possible de lui faire avaler encore une bouchée, lorsqu'il avait fini son dernier plat du soir !
Les jours passaient. Les quantités de nourriture augmentaient devant lui, à chaque nouveau repas. Seule sa détermination n'avait pas changé. Il faisait face, bien décidé à relever le défi, et il semblait s'être résigné à son sort, une fois pour toutes...
“Tu engraisses, Saburō. Tu es devenu tout pataud, onctueux et dodu...” disait son ami le masseur aveugle, chaque nuit. “Et dans peu de temps, nous t'aurons si bien nourri que tu seras terriblement lourd et replet !”
Ces recommandations étaient devenues inutiles. Pleinement repu, à la fin d'une longue journée, Saburō écoutait toujours son jeune ami mais il se contentait de hausser les épaules... et il poussait encore un énorme rot, qui résonnait à travers toute la maison.
Les semaines passaient. Le beau et séduisant marin, si svelte lorsqu'on l'avait enfermé dans l'enclos, était devenu monstrueusement obèse. On ne parlait plus que de lui, partout en ville. Depuis ses pommettes jusqu'à ses chevilles, et depuis sa nuque jusqu'à ses talons, tout son corps était bien en chair et rondelet, comme rembourré avec trop de viande...
Toujours attablé, tout nu et tout en sueur, les joues rouges, et la peau tendue au point qu'il semblait devoir éclater d'un instant à l'autre, son ventre ne cessait de gonfler, encore et encore — à vue d’œil, comme une bulle, avec chaque nouvelle bouchée qu'il ingurgitait !
“Je ne voudrais pas te bercer d'espérances illusoires, Saburō...” lui dit enfin son ami, tard dans la nuit. “Mais tu as bien mangé ! Tu t'es si bien engraissé que j'ai l'impression de pétrir de la pâte, en te massant ainsi... Les provisions de bière et de riz complet ont bien diminué mais il ne te reste plus beaucoup de journées à passer, enfermé dans ton enclos. Il te faudra faire encore un petit effort !”
Saburō ne demandait pas mieux. Il reprenait espoir. Sa détermination était restée intacte, inflexible comme l'acier, depuis qu'il avait accepté de se soumettre à cette épreuve. Cependant, son corps s'était bien épaissi et appesanti... Le jeune moine lui suggéra de l'accompagner, à l'aube, lorsque le cuisinier viendrait le chercher.
Son aide était bienvenue. Le plat de riz complet qui attendait Saburō, dans son petit enclos, était une véritable montagne couverte de viandes et de sauce au curry. Après lui avoir fait décrire cet imposant festin en quelques mots, le jeune moine invita Saburō, véritablement intimidé, à s'asseoir confortablement et à se détendre pour le laisser le gaver.
En le maintenant immobile, avec une main fermement posée contre sa nuque, il saisissait de pleines poignées de nourriture et il les enfournait dans le gosier de Saburō, qui grognait et gémissait, mais qui avalait tout ce qu'on le forçait à ingurgiter.
Avant la fin de la matinée, un serviteur prit le jeune aveugle en pitié... Son assistance fut acceptée avec empressement, et Saburō se trouva si bien nourri qu'il put quitter son enclos, à la tombée de la nuit, sans qu'il reste un grain de riz ou une miette de thon grillé dans les plats ! Il ne pouvait qu'apprécier sa dernière chope de bière, avant d'aller dormir. La peau de son ventre était plus tendue que celle du plus gros tambour de cérémonie, dans le temple voisin.
Les journées passaient... Les provisions diminuaient. Toute la ville et le port résonnaient de ses éloges, comme tout le quartier résonnait de ses rots... Saburō se laissait gaver, de bon appétit et de bonne compagnie, bien docile. Après un dernier plat de riz, le plus monumental qu'il ait dû affronter, il avait bien le droit de savourer quelques chopes de bière avec des bananes et des beignets de friture — jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de ce qu'on lui avait demandé d'apporter !
“Voilà un prétendant qui fait enfin le poids !” dit le cuisinier, fier de lui.
La victoire de Saburō fut annoncée en ville comme un événement de la plus haute importance. Tout le monde en était émerveillé... Alors qu'il se reposait pour reprendre ses esprits, on lui fit savoir que la belle Aoyagi souhaitait ardemment le revoir. Il était vraiment épuisé, cependant, et toujours si somnolent que le moine aveugle qui le servait recommanda qu'on le laissât d'abord dormir et digérer pendant quelques jours.
Lorsqu'il se sentit rétabli, la nakōdo lui déclara qu'elle devait encore le peser pour marquer la fin de cette épreuve... Saburō ne demandait pas mieux. Après s'être empiffré avec insistance pendant des mois, et après avoir été gavé pendant des semaines comme un canard gras, il devait bien avoir pris du poids — et du lard !
Les murmures se répandaient, comme en écho, en le voyant venir.
Sa silhouette élancée, fine et souple, s'était généreusement arrondie... Ses muscles rebondis et saillants étaient tout enrobés, comme englués, sous une épaisse couche de graisse. Il avait un peu taillé sa barbe, mais on devinait qu'il était joufflu à souhait. Il avait abandonné sa taille de tigre bondissant pour une belle bedaine d'éléphant, largement épanouie et qui se balançait mollement, à chaque pas... Adipeux et pataud, sa démarche était devenue plus lente et plus séduisante. Il se présentait d'autant mieux que tout le monde se souvenait de l'avoir vu famélique et malingre — et nerveux comme un coup de fouet. Il luisait de sueur, et il souriait. Tout son corps, magnifiquement bien en chair, respirait la santé.
Son appétit devait être insatiable, et cette bonne opinion que l'on s'en faisait l'aidait à paraître sous son meilleur jour. On l'avait mal jugé... Il était plutôt avenant, sympathique et de bonne mine. Un jeune homme dodu et lourdaud comme lui ne pouvait être qu'une “bonne pâte” !
Ce grand et beau garçon avait bien changé, en effet. En un peu plus de trois mois, Saburō avait grossi de plus de dix-huit kanme [presque 68 kilos, soit un poids de 160kg]...
La confirmation de cette nouvelle fut reçue avec joie par Aoyagi.
“De tous mes soupirants, aucun n'avait montré un tel appétit ou une telle aptitude à bien profiter !” lui dit-elle, avec un fin sourire. “Je voulais d'un mari qui prît goût à la vie et qui pût se surpasser, même en excès, lorsque les circonstances l'exigeraient... Vous avez prouvé votre valeur. Mes parents approuveront certainement notre union, pour le meilleur et pour le pire... Et je serais heureuse de vous voir remporter la dernière épreuve, car je sens qu'alors je vous aimerai passionnément !”
– “Quelle épreuve délicieuse...” murmura Kazuō, en frémissant de plaisir.
Avec beaucoup de talent, Jirō avait fait partager les émotions de son héros et les péripéties de son aventure à ses camarades. L'exercice était physiquement exigeant... D'un geste, il releva ses cheveux blonds qui retombaient sur son front, couvert de sueur. Il s'était appliqué à évoquer l'engraissement du personnage, son attitude courageuse et l'appréciable renommée que lui attirait son obésité, bien méritée.
Reprenant son souffle, il adopta une pose plus solennelle et sa voix se fit plus grave, dans la fraîcheur de cette nuit d'automne.
Dès lors, Saburō pouvait être considéré comme le fiancé d'Aoyagi, avec son consentement. Pendant quelques jours, il fut traité comme le nouvel homme de la famille, entouré d'attentions et de petits soins par toute la domesticité, admis à la table de ses futurs beaux-parents avec de grands égards et remarquablement bien nourri pour l'aider à mieux se reposer.
Durant ces repas, si chaleureux, qui lui permettaient de reprendre des forces, de s'établir dans un nouvel équilibre et même de prendre encore un peu de poids, il manquait seulement celle que Saburō désirait garder toujours auprès de lui pour que l'harmonie fût parfaite.
Aoyagi ne se montrait jamais dans ces occasions, où sa compagnie lui aurait procuré tant d'agrément. Ses parents évitaient d'aborder ce sujet. Elle restait retirée dans sa chambre, et ne retrouvait son fiancé qu'à une heure très avancée de la nuit...
Un soir, elle lui fit enfin savoir qu'il devrait se tenir prêt pour l'épreuve décisive, la dernière qu'elle lui imposait.
– “La troisième épreuve !” annonça Tarō, en martelant le seuil du balcon avec ses poings. Jirō respira profondément et, après quelques nouveaux pas de danse un peu lourds et patauds, volontairement appesantis, il se redressa paisiblement et reprit son récit.
Aoyagi revint après minuit, toute vêtue de blanc, comme une âme, et elle fit signe à Saburō de la suivre où elle irait, sans prononcer un mot. Ils se hâtèrent hors de la maison. Toute la ville dormait...
Le temps était lugubre. Il faisait un oborozuki yo [朧月 夜, “nuit de lune brouillée”]. C'était par une telle nuit que les fantômes, les démons et les animaux sorciers aimaient à se promener jusque dans les rues de la ville. Aoyagi montrait le chemin à Saburō, d'un pas rapide et assuré. Les chiens hurlaient sur leur passage, comme des loups. Ils parvinrent au-delà des dernières petites maisons, jusqu'à des collines ombragées par de grands arbres, où se trouvait un ancien cimetière... Aoyagi ouvrit la barrière qui grinça quelque peu. Elle entra — comme une ombre blanche et solitaire dans les ténèbres.
Le jeune marin marchait lentement derrière elle, pesant, silencieux et soucieux... Peu à peu, ses yeux s'étant habitués à cette obscurité, il la suivit — et soudain, il la vit !
Elle s'était arrêtée près d'une tombe fraîchement creusée, en lui faisant signe d'attendre. Les outils du fossoyeur traînaient encore, çà et là... En saisissant l'un d'eux, elle se mit à creuser furieusement, avec une hâte et une force étranges. Elle frappa le couvercle d'un cercueil, l'arracha d'un geste sec et révéla un cadavre — un petit cadavre d'enfant ! Alors, avec des mouvements frénétiques et démoniaques, elle arracha un bras du cadavre, blanc et potelé, le brisa et se mit à le dévorer avec délices.
Puis, jetant à Saburō l'autre bras de l'enfant mort, elle lui cria “Mange, si tu m'aimes ! Mange, car voici de quoi je me nourris !”
Or, il n'hésita pas un seul instant. Accroupi de l'autre côté de la tombe, Saburō mangea la moitié du bras en disant à sa fiancée “Oishii da yo [美味しい だよ, “C'est délicieux”]... J'en mangerai volontiers, chaque nuit !”
En effet, ce petit bras tout blanc et dodu était fait du meilleur kashi [菓子, pâtisserie] que l'on pouvait trouver dans la région. Alors, la jeune fille se releva d'un bond, en éclatant de rire.
“De tous mes fiancés, si fiers de leur courage et de leur volonté, tu es le seul qui ne se soit pas enfui... Je voulais d'un mari qui ne connût point la peur, ou qui saurait la surmonter. C'était l'ultime épreuve que je pouvais t'imposer. Tu viens de me prouver ta valeur. Mes parents approuveront mon choix et notre union. Tu es un homme, et je t'aime !”
Aoyagi vint s'asseoir à côté de Saburō, ouvrit largement les pans de son kimono et lui présenta toute une petite famille de poupées à figures d'enfants qu'elle avait confectionnées pour lui, en lui proposant de le gaver de ces pâtisseries jusqu'aux derniers grains de sucre... Son beau et gros fiancé ne demandait pas mieux — si bien que son ventre en était lourdement rempli lorsqu'ils rentrèrent dans leur nouvelle demeure, en tant que jeunes mariés.
– “Quelle épreuve terrible !” conclut Kazuō en riant, non sans un dernier frisson de terreur délicieuse. “Mais ça finit bien pour notre héros. C'est une histoire amusante, et riche d'enseignements...”
■ ■ ■
Dans la chambre — aux dernières heures de la nuit
Le récit dansé par Jirō, qui aurait pu épuiser complètement le conteur, et dont l'achèvement invitait les assistants à plonger dans un profond sommeil, les avait tous saisis d'un frisson voluptueux et frénétique.
Après avoir échangé un regard complice, Tarō et Jirō s'étaient placés de part et d'autre de Kazuō pour l'embrasser sur les deux joues, pour le caresser sur tout le corps et pour en apprécier toute la masse, bien en chair et repu comme il l'était après un repas si copieux et si prolongé.
Toujours plus coquin que son frère, Jirō ne se contentait pas de câlins et de doux baisers. Il couvrait le torse et le ventre de Kazuō de coups de langue et mordait ses tétons délicieusement, ses poignées d'amour ou le renflement dodu et douillet sous son nombril, toujours au plus sensible.
Avec quatre mains toujours appliquées à pétrir son corps comme une boule de pâte, qui ne cessaient de l'envelopper, de le saisir, de le chérir, de le dorloter, de le faire bondir et rebondir, Kazuō découvrait l'extase de se trouver le plus grand, le plus gros... et le plus gras.
Même lorsque Tarō et Jirō se tenaient enfin allongés, dormant à ses côtés, avec toujours une main sur sa cuisse ou doucement blotti contre lui, un frisson courait sur sa peau et se communiquait à ses compagnons jusque dans leur sommeil, peut-être jusque dans leurs rêves...
– “Décidément, je suis comblé...” songeait Kazuō. “Ils ont raison, tous les deux. La vie que nous menons ici ensemble est trop douce pour que nous n'en profitions pas pleinement. Au contraire ! ça me fera plaisir de pousser Tarō à lutter avec plus d'acharnement... et Jirō n'attend que la prochaine occasion pour me gaver comme un gros porc !”
■ ■ ■
Dans la maison — matin nuageux
Tarō et Jirō étaient enfin de retour. La nuit avait dû être terrible pour eux... Ils étaient encore tout terreux et boueux, avec des feuilles mortes dans leurs cheveux et des brins d'herbes dans les poils de leurs barbes, mais triomphants : chacun portait sur son dos la dépouille d'un énorme sanglier. Ce n'était pas un gibier ordinaire... Posées sur le sol, les bêtes étaient plus grandes que des hommes.
Kazuō pouvait les considérer sans danger. Tarō n'avait pas menti, et il n'avait même pas exagéré en présentant le sanglier qu'il avait abattu comme “monstrueux”, prodigieusement gros et gras... L'autre mâle n'en avait pas moins fière allure — et ils avaient dû se montrer redoutables, lorsqu'ils couraient encore dans les bois !
Il y avait bien là de quoi les nourrir pendant des mois. Tarō pouvait être enfin rassuré sur leur sort, en songeant à l'hiver qui approchait.
– “À table !” annonçait Jirō.
Rien ne pouvait mieux rassurer Tarō, ni lui causer un plus vif plaisir, que de voir son petit frère manger toujours plus copieusement, avec un appétit vorace — et de constater que ce régime à base de viande rouge, bien entrelardée, le faisait enfin engraisser de jour en jour...
– “Je te l'ai toujours dit. Tu as besoin de viande ! De la viande fraîche, de la chair bien épaisse avec du bon lard...”
– “Oui, Tarō.”
– “Mange, Jirō ! Régale-toi... Et tâche de t'empâter encore un peu !”
– “Hmmmph, hmmmph... Oui, Tarō...” répétait-il, la bouche pleine.
Pendant plus d'une semaine, les trois jeunes hommes se consacrèrent uniquement à se gaver du matin au soir. Jirō passait des heures devant ses marmites et ses fourneaux, et s'appliquait ensuite à manger presque autant que Kazuō.
Leurs repas étaient aussi complets qu'ils pouvaient le souhaiter. Tarō dévorait la viande qui lui était servie, à belles dents... Jirō ne se montrait pas moins vorace, en mangeant aussi bien du poisson, des œufs, du riz, des pâtes, des fruits et des pâtisseries.
Ses efforts étaient récompensés. Chaque matin, le beau garçon blond se levait en se tâtant le ventre, avec un sourire aux lèvres.
– “Tarō, je ne rêve pas ? Il me semble que j'ai engraissé...”
– “Oui, Jirō. Tu as grossi... Tu deviens dodu, et bien en chair.”
– “Bientôt, je serai vraiment gros !”
– “C'est certain, Jirō. Je te fais confiance, tu vas bien manger.”
– “Bien manger ? Mais je vais me gaver, plutôt !”
Tout fier de son embonpoint et de ses belles rondeurs, Jirō préparait des plats de plus en plus savoureux, et de plus en plus nourrissants, qu'il faisait mijoter longtemps pour mieux en régaler ses compagnons.
Sans surprise, Kazuō en recevait largement sa part. Si Jirō se montrait enfin mieux disposé à s'arrondir et à s'engraisser, il n'oubliait pas de bien nourrir et de gaver sa “proie”, aussi souvent que possible — et le ventre de Kazuō gonflait presque à vue d'œil !
De son côté, Tarō prenait du poids d'une manière étonnante, presque tout en masse musculaire, ce qui le rendait plus imposant mais toujours élancé, fin, souple et nerveux, lorsque les deux autres jeunes hommes devenaient de plus en plus empâtés et obèses...
Jirō s'amusait beaucoup à jouer de son côté “pataud”, lorsqu'il allait et venait en portant du linge ou divers ustensiles de cuisine ou de ménage, pendant que Tarō et Kazuō luttaient dans le sable.
– “Que c'est bon de sentir cette bedaine bien ronde et bien lourde, alors qu'on n'a pas encore mangé !” leur disait-il joyeusement.
– “Oui, Jirō.”
– “Entraînez-vous bien ! J'espère que vous avez faim...”
– “Oui, Jirō... Prépare-nous un bon repas.”
– “Vous allez vous régaler ! Moi, je vais me remplir la panse de poissons, de viandes, d'omelettes aux pommes de terre, de riz, de légumes et de nouilles sautées... et de crêpes encore, pour m'épaissir avec du lard !”
– “Oui, Jirō.”
Tarō ne se laissait pas distraire.
– “C'est pourtant vrai qu'il est lourd...”
Le rapport de forces n'était déjà plus le même, entre Tarō et Kazuō, pendant leur entraînement ou dans l'enchaînement des luttes... Dans la salle de sport, chaque matin, Kazuō était nettement plus gros, plus rond et plus gras. Il était aussi plus lent, mais il encaissait d'autant mieux les coups et Tarō trouvait là un adversaire à sa mesure, qu'il arrivait à peine à soulever ou à pousser hors du cercle — mais qui ne répondait presque jamais comme il aurait dû, ni assez vite, ni assez fort.
Leurs combats devenaient assez vite lassants ou languissants.
Pourtant, Tarō ne se décourageait pas et il restait concentré. Après leur dernière lutte, sous la douche, son adversaire du moment redevenait son partenaire, qu'il entourait d'affection et encourageait à persévérer.
– “Quand tu seras devenu un vrai champion, Tarō...”
– “Oui, Kazuō ?”
– “Tes admirateurs auront du mal à croire que tu t'entraînais seul avec un partenaire aussi lourd et aussi obèse que moi !”
– “Au contraire !” riait Tarō. “C'est tout à ton avantage, que tu sois bien lourd et obèse... Je te présenterai comme mon sensei [先生, “maître”], avant les tournois.”
– “Vraiment ? Il faut que je m'entraîne un peu mieux, alors.”
– “Oh, oui ! Pour commencer, tu vas bien manger.”
– “Je vais encore engraisser...”
– “Tu peux te le permettre, tu sais... Je ne progresserai plus, si tu ne pèses pas de plus en plus lourd. Et puis, je ne voudrais pas te frapper au point de te faire mal... Alors, une bonne couche de lard, bien épaisse ? Il n'y a rien de mieux pour te protéger !”
– “Tu as raison...” rougit Kazuō.
Toute la maison embaumait du fumet des viandes.
– “À table ! À table !” Jirō les appelait, depuis la cuisine. “Vous en mettez du temps, sous la douche... Venez vous gaver avec moi, tous les deux. J'ai faim mais je veux vous voir vous empiffrer, vous aussi !”
■ ■ ■
Devant la terrasse — crépuscule et brume sur la forêt
Kazuō se servait encore un grand bol de ragoût. Déjà bien rassasié, il tenait à récompenser Jirō qui venait d'achever le conte d'un guerrier des temps anciens, devenu pèlerin, qui devait déjouer les ruses de certains fantômes qu'il rencontrait dans la montagne... Son récit chanté, dansé avec entrain, et la grâce toujours un peu pataude du beau garçon blond et magnifiquement dodu, était palpitant et très amusant.
Dans la forêt, les cigales bruissaient doucement.
– “J'écouterais bien encore un autre conte...” dit-il, la bouche pleine.
– “Tout de suite ?”
Jirō, tout en sueur, avait besoin de reprendre son souffle.
– “Bois une bonne chope de bière...” suggéra Tarō.
– “Avec plaisir !”
En acceptant encore un bol rempli de viandes en sauce et de nouilles sautées, Kazuō montrait plus que de l'appétit... Son estomac était déjà bien rempli, mais Tarō et Jirō l'encourageaient vivement à s'engraisser.
– “Mange encore un peu, toi aussi...” disait Tarō à son frère.
– “Tout de suite... Ce conte m'a donné faim !”
– “C'est normal. Les journées commencent à décliner... Nous sommes déjà entourés de brume. Bientôt, le froid s'imposera et la neige tombera. Nous devons nous y préparer...”
– “Tu as raison.”
– “Alors mange, Jirō ! Régale-toi encore largement, avec Kazuō... Il faut accumuler d'importantes réserves de graisse pour affronter l'hiver.”
– “Oui, Tarō.”
Assis sur les tatami, les deux gros garçons s'empiffraient en silence.
– “BUUUUUUUUUUUUUUUUUURRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRP...”
– “Et si tu chantais quelque chose pour nous distraire ?” suggéra Jirō.
– “Pendant que vous dévorez toute cette viande pour faire du lard ?”
– “Oui...”
Tarō n'était pas naturellement porté à chanter ou danser. En refermant doucement, l'un après l'autre, les grands panneaux de bois autour de la maison, il récita d'une voix claire :
“頓て死ぬけしきは見えず蝉の声”
(Elles vont bientôt mourir,
les cigales — mais leur chant
n'en dit rien...)
■ ■ ■
Dans la chambre — avant les premiers rayons de soleil
Toujours aussi inquiet de ne pas disposer de provisions suffisantes pour surmonter un hiver qu'il prévoyait rigoureux, Tarō s'absentait souvent et revenait chargé de lourds paniers, de grandes caisses de bois, de pleines brassées de légumes, d'innombrables mesures de riz et de pâtes, de farine, d'œufs et de jarres de fruits et de bière. Jirō et lui entreposaient tout cela dans les réserves qu'ils avaient creusées profondément dans la roche, juste derrière leurs cuisines.
Satisfait, sinon rassuré, Tarō se reposait avec ses compagnons pour la nuit, mais il sortait bientôt couper du bois et il se rendait jusqu'aux plus proches villages pour le vendre et acheter encore et toujours plus à boire et à manger...
Jirō n'était pas en reste. Il pêchait régulièrement de beaux poissons, et récoltait avec soin les derniers légumes et les tubercules de leur jardin.
– “Ce dont vous devez faire provision, surtout...” insistait Tarō. “C'est de viande rouge et de graisse ! Alors je compte sur toi, Jirō, pour préparer de bons petits plats très copieux et très nourrissants... Mangez encore et encore, tous les deux, sans relâche ! Faites un effort, puisez largement dans les provisions mais je veux vous trouver plus potelés, plus replets, bien bouffis et bien en chair, à mon retour. Compris ?”
– “Je te promets, Tarō...” répondait Jirō en riant. “Nous allons bien nous engraisser, comme deux petits canards, comme deux vrais porcs !”
Dès le lendemain matin, avant l'aurore, Kazuō trouvait son compagnon devant son lit, prêt à mettre ce programme à exécution... Nu, athlétique et dodu, le ventre bien rempli après un solide petit-déjeuner, Jirō n'était plus seulement “désirable” ou “irrésistible”... Kazuō devinait qu'il avait déjà cédé, qu'il était déjà trop tard. Il désirait, d'avance, tout ce qu'il lui offrirait. La présence de Jirō dans sa chambre était plus évidente et plus nécessaire que l'air qu'il respirait.
– “Kazuō ? Tu as faim...”
Ce n'était pas une question.
– “J'ai faim ! Donne-moi à manger.”
– “J'ai fini de cuisiner. Je vais tellement te nourrir...”
– “Oui, Jirō.”
– “Je vais te gaver comme un porc.”
– “Oui, Jirō. Nourris-moi comme un vrai porc...”
– “Je vais t'engraisser... comme un gros porc !”
– “Oink, oink !”
Le beau garçon blond retira les couvertures, et posa un grand bol avec une douzaine de bananes sur le lit pour Kazuō.
– “On va commencer en douceur, avec quelques bananes.”
– “Oui, Jirō...”
Même choisies avec soin, et de belle taille, ces bananes restaient bien modestes, en effet, en comparaison de ce que le beau garçon présentait à Kazuō, pour le régaler encore longtemps.
– “Laisse-moi faire, Kazuō... Je vais bien te nourrir.”
– “Hmmmph... Oui, Jirō.”
– “Mange, mon gros... J'ai préparé de bons plats pour te régaler.”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Encore une banane... Encore !”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Je suis fier de toi, Kazuō... Tu es devenu bien obèse ! Et grâce à toi, je deviens doucement obèse, moi aussi...”
– “Hmmmph... Oui, Jirō.”
– “Je suis si heureux d'être tout rondelet... Je veux devenir énorme !”
– “Hmmmph...”
– “Régale-toi, mon beau Kazuō... Encore une banane.”
– “Hmmmph... Hmmmph...”
– “Je vais t'engraisser encore, Kazuō ! Encore, encore...”
– “Hmmmph... parce que... je suis ta proie ?”
– “Oh ! oui...” répondit Jirō, dans un même éclat de rire complice. “Parce que tu es ma proie ! C'est pour ça qu'il faut que tu deviennes bien gras.”
Kazuō se sentit saisi du plus étourdissant vertige.
– “Jirō... Fais-moi manger encore, encore !”
– “Autant que tu voudras, Kazuō...”
– “J'en ai besoin, Jirō. Je veux que tu me gaves comme un porc.”
– “Oui, Kazuō...”
La voix du jeune homme était aussi chaude et caressante.
– “Je veux que tu m'engraisses comme un gros porc !”
– “Oui, Kazuō...”
– “Je veux grossir pour toi, devenir énorme pour toi...”
– “Kazuō...”
– “Je suis ta proie.”
– “Oui, Kazuō... Tu es ma proie. Et je t'aime...”
– “Et quand je serai devenu énorme, obèse, gras à point ?”
– “Oui, Kazuō ? Eh bien, je vais te dévorer...”
Avec un sourire coquin, Jirō lui remit une banane dans chaque main, et posa un baiser sur ses lèvres, puis sur son cou, en descendant jusqu'à son nombril avec de petits coups de langue gourmands. Kazuō dévorait une banane après l'autre en voyant ces beaux cheveux blonds s'éloigner puis disparaître, comme les derniers rayons du soleil à l'horizon de son gros ventre. Puis, en retenant un profond soupir avec une autre bouchée de banane, il entendit Jirō rugir doucement comme un tigre...
■ ■ ■
Sur la terrasse, devant le lac — nuit de pleine lune
Pendant plusieurs jours et nuits, en compagnie de Jirō, Kazuō devait perdre connaissance de ce que pouvaient être les “jours” et les “nuits”. Tout ce qui pouvait occuper les hommes, quelque part ailleurs dans le monde, du matin au soir et du soir au matin, ce qu'ils pouvaient dire et entendre d'intéressant ou de futile, ce qu'ils pouvaient réaliser d'utile ou d'inutile, tout cela était aussi loin de lui que si on avait essayé de lui décrire des mouvements de poussières à la surface d'une autre planète.
De retour d'un village dans la vallée, Tarō avait ramené avec lui, parmi de lourds paniers de provisions, un peu du parfum et de ces rumeurs de la terre... Il avait aussi porté à l'attention de son frère la présence du dernier sanglier qu'ils avaient chassé.
– “Il est de retour. Comme tu l'avais pensé, il a eu le temps de profiter un peu, et il s'est magnifiquement engraissé !”
– “Tu veux que nous le prenions en chasse, alors ?”
– “J'ai déjà posé tant de pièges... Il n'y a pas une nuit à perdre.”
Kazuō ne pouvait pas dormir... Malgré le soin avec lequel Jirō avait repassé les couvertures sur son futon, disposé les coussins, parfumé la chambre et laissé des coupes de fruits et de friandises, un peu partout... Il avait perdu l'habitude d'être seul pendant la nuit.
L'éclat de la pleine lune était voilé par trop de nuages. Tarō avait bien annoncé que l'hiver s'annonçait froid, rude et sec.
Sans Jirō à ses côtés, bien en chair, chaleureux et doux, Kazuō sentait l'air nocturne se glisser dans la maison jusque dans sa chambre, jusque dans son lit. Malgré l'épaisseur de la couche de graisse qui le recouvrait, dont ses compagnons faisaient si souvent l'éloge, il se sentait frémir. Son front était couvert d'une sueur glacée.
Ce n'était pas le froid, mais la peur qui le faisait trembler.
La forêt bruissait d'innombrables rumeurs menaçantes... Il distinguait encore, au-dessus des sifflements du vent et du frôlement des branches, les grognements d'un sanglier furieux — accompagnés de hurlements qui ressemblaient à ceux des grands loups sauvages.
Était-ce un rêve ou la réalité ? En fermant les yeux, il se prit à imaginer ce que devait être cette course fantastique dans les bois.
Quelle ne fut pas sa stupeur lorsqu'il s'aperçut que, dans cette forêt sombre, il ne voyait nulle part de sanglier... Il voyait défiler à vive allure des branches et des troncs d'arbres. Il entendait seulement les loups qui hurlaient, dont les pas légers semblaient se rapprocher inéluctablement.
Il n'y avait pas de sanglier... Pourtant, c'était bien un sanglier que ces loups chassaient. C'était lui qu'ils chassaient ! Il était ce sanglier, ce gros porc bien gras que Tarō avait décrit pour mettre son frère en appétit.
– “Tarō ? Jirō ?”
Il se leva de son lit, très agité, saisi par l'angoisse.
En songeant au thé noir que Tarō préparait seulement pour son frère et lui, Kazuō se disait que ce devait être un mélange spécial qui les aidait à rester éveillés toute la nuit... Une pensée lui vint alors, sans qu'il puisse la retenir pour l'exprimer de manière cohérente, raisonnable.
Il n'y avait pas songé, à aucun moment. Et pourtant...
■ ■ ■
Sur la terrasse — avant l'aurore
Kazuō n'avait pas cessé de tourner en rond, dans sa chambre.
– “Des loups... Des nuits de pleine lune...”
Il n'osait pas sortir de la maison... Le vent s'était apaisé, malgré tout, et il n'entendait plus ni hurlements ni grognements. Les loups avaient dû bondir sur leur proie — et dans la matinée, Tarō et Jirō seraient tout fiers de lui montrer le dernier sanglier qu'ils avaient pris pour lui servir encore d'énormes plats de viandes avec beaucoup de sauces, de riz et de bière !
– “Des loups... La proie des loups ?”
Un magnifique repas l'attendait près du feu, pour son petit-déjeuner... Il y avait là tous ses plats préférés, dont il s'était régalé si copieusement depuis le jour où Tarō l'avait introduit dans cette étrange maison.
Kazuō s'aperçut alors, avec horreur, qu'il avait faim en voyant tous ces plats, si appétissants, si nourrissants, servis en abondance.
– “Jirō me l'avait bien dit... Je suis sa proie ! Je suis leur proie...”
Égaré malgré lui dans la maison, il ouvrit la porte de la cuisine. Il n'y était jamais entré... Ce qu'il y découvrit porta son sentiment d'horreur à son comble : il y avait de si grandes marmites, de si grands fours, de si grands plateaux et une telle quantité de nourriture déjà prête à être cuisinée pour le gaver qu'il recula aussitôt, tout en ayant déjà l'eau à la bouche... Si Jirō s'était trouvé là, devant lui, près du garde-manger, il n'aurait rencontré aucune résistance pour le gaver comme un gros porc insatiable, jusqu'à lui faire éclater la panse !
– “Dieux tout puissants !” s'écria soudain Kazuō. “Je suis tombé dans un piège. Ce sont des yōkai [妖怪, des créatures fantastiques]. Ils voulaient seulement me gaver pour m'engraisser... pour me dévorer !”
Tout tremblant, incapable de prendre une décision, Kazuō s'assit près du feu et se mit aussitôt à manger... La nourriture qu'il engloutissait à toute allure lui apportait le seul réconfort sur lequel il pouvait compter, maintenant. Replié sur lui-même, grassement arrondi et obèse, il devait ressembler à une énorme boule de pâte.
Le soleil tardait à se lever... Dans la grisaille d'une brume légère errant sur le lac, il devina les silhouettes de Tarō et de Jirō qui rentraient enfin avec la dépouille du troisième sanglier.
Ses soupçons se trouvaient confirmés. Dans l'ombre ténébreuse des arbres, les deux jeunes hommes s'étaient changés en loups pour la nuit. Ils reprenaient figure humaine aux premières lueurs de l'aube.
– “Kazuō... Tu es déjà levé ?”
– “Nous avons fini par avoir raison de ce sanglier !”
– “Et il était encore plus gros et gras que nous l'espérions ! Lorsque Jirō l'aura préparé comme il sait si bien le faire, il sera délicieux. Maintenant, tu vas pouvoir te régaler pleinement !”
– “Eh bien, Kazuō ? Tu en fais, une tête...”
– “On jurerait que tu viens de voir un fantôme !”
(À suivre...)
Notes : En japonais, un nom de famille comme Ōkamiyama (狼山) se traduit par “la montagne des loups”. Tarō et Jirō sont bien des loups ou des loups-garous dans la montagne...
En tant que nom de famille, Fukakusa (深草) se traduit par “herbes profondes”. L'histoire de Saburō, contée par Jirō, est adaptée d'un vieux récit de fantômes recueilli par Lafcadio Hearn dans son livre Glimpses of Unfamiliar Japan (traduit en français sous le titre Pèlerinages japonais et disponible depuis 1993 dans l'anthologie intitulée Le Japon, au Mercure de France, autour de Kwaidan, histoires et études de choses étranges).
Le haïku que cite Tarō est encore un poème de Bashō. Il en existe de nombreuses traductions, plus ou moins évocatrices. Je propose celle-ci, qui respecte le compte global de dix-sept syllabes (7+7+3) à défaut de respecter la coupe “classique” (5+7+5) du haïku.
Un peu d'histoire du Japon : Traditionnellement, un koku (石) de riz correspondait à la quantité qu'un homme adulte consommait sur une année... Le koku servait aussi de salaire versé en nature, et permettait alors d'évaluer la richesse d'un chef de clan ou le nombre de soldats et de serviteurs à sa disposition.
En 1600, Ieyasu Tokugawa (徳川 家康), le plus riche seigneur du Japon, disposait d’un revenu d’environ deux millions et demi de koku, plus du double que tout autre daimyo [大名, seigneur féodal].
Un dernier mot : Les japonais sont xénophobes. On ne prétendra pas le contraire, mais l'expression “inutile au monde” relève du droit coutumier français, depuis le Moyen-Age. On n'a même pas besoin de s'éloigner de chez soi pour être confronté à la xénophobie...